Première page du livre V du Liber Sancti Jacobi (Archives de Saint-Jacques-de-Compostelle), sans titre mais commençant par « Il y a quatre routes qui, menant à Saint-Jacques… » et mentionnant l’itinéraire Sainte-Marie-Madeleine-de-Vézelay, Saint-Léonard en Limousin et la ville de Périgueux.
Comme on le sait, Le Guide du Pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle – tel que l’appela en 1938 la médiéviste Jeanne Vieilliard qui le traduisit pour la première fois – n’a pas porté ce titre, mais il constituait le Vème livre du Liber Sancti Jacobi, ouvrage dédié à la gloire de l’apôtre saint Jacques le Majeur. Il avait été retrouvé dans les archives de la cathédrale de Compostelle au XIXème siècle par un jésuite. C’est un ouvrage qui se présente comme étant à l’usage des pèlerins, destiné à leur donner des conseils pratiques pour leur voyage, une sorte de guide touristique. D’ailleurs, A. Grenier avait déjà noté que « certains monastères étaient devenus comme des agences de voyage »[1]. Toutefois, il ne faut pas imaginer qu’il s’agit d’une sorte de Guide du Routard médiéval, que tout voyageur pourrait emporter avec lui. D’abord il est en latin, ensuite on en connaît qu’une douzaine d’exemplaires : onze produits dans la péninsule ibérique, un en Angleterre – aucun en France ou dans l’Empire germanique[2]. La réception du livre a donc été plutôt limitée, mais j’y reviendrai plus tard.
Le guide accrédite l’idée qu’il existerait quatre routes menant à Saint-Jacques en Galice – ce qui est improbable car il en existait beaucoup d’autres, y compris maritimes – et il indique notamment des sanctuaires à visiter et des reliques à vénérer ; il est utile pour la description des voies pèlerines en Espagne, de la ville de Saint-Jacques et de sa cathédrale. Il appartient à une compilation de textes remontant à des époques variées, également baptisée Codex Calixtinus – puisqu’il s’ouvre par une lettre apocryphe du pape Calixte II ( 1124). L’auteur en est un Français, sans doute Aymery Picaud, de Parthenay-le-Vieux, moine poitevin ou saintongeais, qui aurait fait le voyage à cheval. Selon Bernard Gicquel, « sur arrière-plan de schisme pontifical, le patriarche de Jérusalem, Guillaume de Messines, envoie le chanoine régulier de saint Augustin Aimeric Picaud à Compostelle par Cluny, pour rallier Diego Gelmirez à la cause du pape Innocent II. Aimeric est porteur de pièces liturgiques et de miracles composés par Guillaume de Messines en l’honneur de saint Jacques. Il accroîtra en cours de route sa collection de miracles italiens, de miracles de saint Gilles et de miracles rhodaniens en remontant vers Cluny, puis d’emprunts aux miracles de saint Léonard en redescendant vers Compostelle, où il recueillera enfin quelques miracles espagnols. Sa collection ne va pas au-delà de 1135. »[3] Dix ans après, à la fin du Codex Calixtinus, figure un poème d’Aimeric Picaud, qui n’est qu’une table des matières versifiée du recueil de miracles. Enfin, vers 1160, des textes satellites isolés tendent à se regrouper en un volume qui occupe la quatrième place et deviendra le Guide du Pèlerin.
Des historiens émettent également l’hypothèse de plusieurs chanoines compilateurs d’informations, dont l’un aurait été chanoine à Saint-Léonard-de-Noblat, puis aurait occupé un poste dans l’hôpital même de Saint-Jacques.
C’est un ouvrage qui n’est pas exempt de préjugés, comme l’a par exemple montré Emmanuel Filhol, écrivant ainsi : « le discours tenu au XIIe siècle par l’auteur du Guide sur le monde rural révèle les images stéréotypées que l’Église et les hommes de religion se font des paysans. Dans sa description des populations rurales du sud-ouest de la France et du nord de l’Espagne, Aimery Picaud accumule une série de poncifs et de préjugés aussi grotesques qu’humiliants. Le paysan y est dépeint sous des traits péjoratifs qui l’affublent de vices et de défauts : laid, méchant, inculte, barbare, luxurieux. »[4]
Dans les premières lignes, le Guide évoque le Bordelais, « où le vin est excellent, le poisson abondant, mais le langage rude. Les Saintongeais ont déjà un parler rude, mais celui des Bordelais l’est d’avantage. » Evidemment, pour un moine, la langue légitime est le latin, instrument de savoir réservé à l’élite, qui n’est pas la langue « vulgaire » utilisée par les populations croisées. Le langage paysan est qualifié de lingua rustica. Cette rusticité s’étend bien entendu aux locuteurs.
Sur l’itinéraire venu de Vézelay, le Guide indique qu’ « il faut aussi rendre visite au corps du bienheureux Léonard, confesseur, qui, issu d’une très noble famille franque et élevé à la cour royale, renonça par amour du Dieu suprême, au monde criminel et mena longtemps à Noblat, en Limousin, la vie érémitique, jeûnant fréquemment, veillant souvent dans le froid, la nudité et des souffrances inouïes. Enfin, sur le terrain qui lui appartenait, il reposa après une sainte mort ; ses restes sacrés ne quittèrent pas ces lieux. »[5] Il précise encore que « la clémence divine a donc déjà répandu au loin à travers le monde entier la gloire du bienheureux confesseur Léonard du Limousin et sa puissante intercession a fait sortir de prison d’innombrables milliers de captifs ; leurs chaînes de fer, plus barbares qu’on ne peut le dire, réunies par milliers, ont été suspendues tout autour de sa basilique, à droite et à gauche, au-dedans et au dehors, en témoignage de si grands miracles. On est surpris plus qu’on ne peut l’exprimer en voyant les mâts qui s’y trouvent chargés de tant et de si grandes ferrures barbares. Là en effet sont suspendus des menottes de fer, des carcans, des chaînes, des entraves, des engins variés, des pièges, des cadenas, des jougs, des casques, des faux et des instruments divers dont le très puissant confesseur du Christ a, par sa puissance, délivré les captifs. Ce qui est remarquable en lui, c’est que, sous une forme humaine visible, il a coutume d’apparaître à ceux qui sont enchaînés dans les ergastules, même au-delà des mers, comme en témoignent ceux que par la puissance divine il a délivrés. »[6] Le Guide poursuit encore quelques lignes ainsi et son auteur fustige les moines de Corbigny, dans la Nièvre, qui prétendent avoir les reliques du saint – « les fidèles qui vont là-bas croient trouver le corps de saint Léonard du Limousin qu’ils aiment, et, sans le savoir, c’est un autre qu’ils trouvent à sa place. »[7]
En fait, c’est partir du XIe siècle que le pèlerinage à Saint-Léonard en Limousin se développe. En 1105, pour veiller sur les reliques du bienheureux saint Léonard et accueillir les pèlerins, les clercs s’organisent pour former un collège. Au XIIème siècle, un chœur permettant la circulation et la dévotion des pèlerins, par le moyen d’un déambulatoire ouvrant sur des chapelles rayonnantes, fut réalisé[8].
Ce qui est inexplicable dans le Guide – entre autres oublis importants –, c’est qu’il ne parle pas de Limoges, distante de Saint-Léonard de cinq lieues seulement. C’est d’autant plus étonnant que le parcours de Noblat jusqu’à Limoges est facile et conforme à la géographie, au fil de la Vienne[9]. Limoges – en particulier la Ville du château – était pourtant bien dotée de tout ce qui peut attirer le pèlerin : selon Grégoire de Tours, en effet, Saint Martial aurait été l’un des sept évêques envoyés de Rome au IIIe siècle pour évangéliser la Gaule. Il fut inhumé, avec deux compagnons, Austriclinien et Alpinien, dans une crypte surmontée d’une petite basilique. Le sanctuaire — future église Saint-Pierre-du-Sépulcre — était desservi par des clercs, qui s’organisèrent en communauté canoniale puis adoptèrent en 848 la règle de saint Benoît. La renommée de l’abbaye ne cessa par la suite de s’accroître, notamment lors de l’épisode du « mal des ardents » de 994, qui vit la plupart des évêques d’Aquitaine se rassembler à Limoges ; la guérison des malades fut obtenue, dit-on alors, par l’intercession de saint Martial, dont les reliques firent l’objet d’une ostension. En 1031, pour accroître la renommée de saint Martial qui connaît alors la concurrence de l’invention des reliques de saint Jean-Baptiste (et peut être celles de saint Jacques à Compostelle), les moines défendent son apostolicité. Ils sont aidés par le chroniqueur Adémar de Chabannes. Un concile tenu à Limoges en cette même année proclama saint Martial apôtre du Christ. L’abbaye était un haut lieu de pèlerinage, abritant plusieurs confréries et constituant également un très important foyer culturel et artistique. Son scriptorium était particulièrement réputé, tout comme son école musicale. Son influence se fit également sentir dans la production d’orfèvrerie et d’émaillerie limousines[10]. On peut penser que la ferveur des pèlerins était toujours forte lorsqu’Aimery Picaud ou d’autres auteurs écrivirent le Guide.
En tout cas, après avoir évoqué Saint Léonard, il conseille : « il faut rendre visite dans la ville de Périgueux au corps du bienheureux Front, évêque et confesseur qui, sacré évêque à Rome par l’apôtre saint Pierre fut envoyé avec un prêtre du nom de Georges pour prêcher dans cette ville. » C’en est donc fini du Limousin.
Alors pourquoi ce silence à propos de Limoges ? Je rappelle d’abord qu’il oublie, volontairement ou non, d’autres sanctuaires, et pas les moindres, Saint-Benoît-sur-Loire ou Saint-Denis, par exemple. Mais l’oubli de Limoges est, pour reprendre les propos de Raymond Oursel, une « énormité »[11]. Sans doute ne pourra-t-on pas trouver de réponse certaine, mais on peut se poser la question. Avec Raymond Oursel, que je vais citer, on peut écarter une explication « anachronique », l’argument « qui consisterait à créditer le clerc Aymery Picaud d’un discernement critique inouï, s’il avait passé sous silence ce siège d’un pèlerinage roman très fameux, et celui-là seulement, sous le prétexte que, rejoignant avec huit cents ans d’avance les incertitudes de l’érudition moderne, il aurait pu émettre quelque doute intellectuel, sinon sur la réalité même d’un premier évêque de Limoges nommé Martial, du moins sur l’authenticité de la carrière que la pieuse hagiographie lui avait prêtée et, spécialement, de sa relation avec le collège des Apôtres. »
En fait, il y a un personnage très important à la fois pour Compostelle et le Liber Sancti Jacobi : Diego Gelmirez, évêque, puis archevêque de Saint-Jacques-de-Compostelle, né vers 1060 dans une famille noble de Galice, mort en 1140. Je ne vais pas faire ici sa biographie, mais il a déployé une intense activité pour le sanctuaire : travaux, recherche de nouvelles reliques, contacts divers en France, voyage passant d’ailleurs par l’abbaye de Saint-Martial dont il s’est par la suite inspiré de la liturgie, plusieurs entretiens à Cluny avec le vénérable Hugues de Semur, jusqu’à être élevé par le pape Calixte II à la dignité archiépiscopale. Il se préoccupe de la sécurité des pèlerins, embellit toujours la ville et la cathédrale, fait édifier un nouveau palais épiscopal, fait édifier un nouvel ensemble hospitalier pour les pèlerins. Mais par ailleurs, il consolide la promotion du sanctuaire par l’écrit et l’enluminure[12]. C’est lui qui initie la réalisation du Liber Sancti Jacobi vers 1130 ; il sera achevé vers 1150-1160. Comme se l’est demandé l’historienne américaine Alison Stones, on peut légitimement se demander qui a eu vraiment connaissance du Guide ? Il n’a sans doute été lu que par les abbés et les moines qui eurent accès à l’original ou à ses quelques copies, soit qu’ils résident dans les abbayes dont les bibliothèques en disposaient, soit qu’ils soient de passage. Peut-être a-t-il été commenté, peut-être a-t-il fait l’objet de conversations, peut-être son contenu a-t-il été plus ou moins diffusé à l’extérieur de manière orale, mais tout cela de manière modeste. En 2005, une étudiante, Florence Viant, a consacré son master 2 Option Réseaux d’information et Document électronique à ce Livre de Saint Jacques a rappellé que c’est une « obra de propaganda », dont le but est de célébrer saint Jacques et son pèlerinage en interne, au sein de l’Eglise. On peut toutefois supposer que l’auteur ou les auteurs n’eurent pas spécialement à cœur d’évoquer le sanctuaire de Limoges construit sur le tombeau d’un saint également proclamé apôtre par les Limougeauds, c’est-à-dire, en fait, un concurrent.
Il faut enfin aussi ajouter, par rapport au tracé des chemins mentionnés dans le Liber Sancti Jacobi, que l’historienne Denise Péricard-Méa a remarqué qu’il coïncidait en partie avec ceux des sanctuaires favoris des seigneurs aquitains conviés, en 1135, au couronnement d’Alphonse VII comme empereur.
En tout cas, lorsque parut le Guide des chemins de France et des fleuves du royaume au milieu du XVIème siècle, chez l’imprimeur parisien Charles Etienne, Limoges figurait bien sur l’itinéraire mythique allant de Vézelay à Compostelle, via Saint-Léonard-de-Noblat. Et les diverses cartes des chemins indiquent par la suite toujours Limoges comme point obligé de passage.
[1] J. Vieilliard, Le guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, édition de 1997, note 1, p. XI.
[2] P. Huchet, Les pèlerins de Compostelle, Mille ans d’histoire, Ouest-France, 2010, p. 48.
[3] La légende de Compostelle, Tallandier, 2003, résumé sur le site SaintJacquesInfo.
[4] « L’image de l’autre au Moyen Age. La représentation du monde rural dans le Guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle », Cahiers d’histoire [En ligne], 45-3 | 2000, mis en ligne le 13 mai 2009, consulté le 23 juillet 2017. URL : http://ch.revues.org/285
[5] J. Vieilliard, op. cit ., p. 53.
[6] Ibid., p. 57.
[7] Ibid, p. 55.
[8] http://www.limousin-medieval.com/saint-leonard-de-noblat
[9] R. Oursel, Routes romanes 1 La route aux saints, Zodiaque, 1982, p. 261.
[10] L. Bourdelas, Histoire de Limoges, Geste Editions, 2014.
[11] R. Oursel, Routes romanes 1. La route aux saints, Zodiaque, 1982, p. 261.
[12] P. Huchet, Les pèlerins de Compostelle, Mille ans d’histoire, Ouest-France, 2010, p. 44.