12 Mar

Quand l’écrivain Pierre Bergounioux se souvient de son passage en hypokhâgne au lycée Gay-Lussac

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Editions Gallimard

« Rien n’a plus compté dans mon existence que le passage par Gay-Lussac. Jusqu’au printemps de l’année du bac, j’envisageais de devenir instituteur dans la campagne voisine. C’est à quoi tout me poussait, l’isolement, l’arriération, l’indigence de la Corrèze natale. A quelques semaines de l’examen, mon professeur de lettres a rendu visite à mes parents pour les presser de m’inscrire en hypokhâgne, à Limoges. Je n’avais pas dix-sept ans. Je ne croyais pas avoir mon mot à dire et me suis rangé, la mort dans l’âme, au décret des adultes.

    Gay-Lussac fut, l’espace d’une quinzaine, la négation de la vie champêtre, rétrograde, rêveuse que j’aurais menée sous le béret noir et la blouse grise légendaires des maîtres d’école. Je porte la blouse grise, mais c’est celle des internes en classe préparatoire. Et puis je m’avise très vite, au contact de mes petits condisciples, de l’ignorance morne à laquelle le désert vert dont je sors, réduit ses occupants. J’ai franchi, à mon insu, les seuils géographique, démographique, donc social, scolaire qui sépare une métropole de cent mille habitants des chétives sous-préfectures de l’arrière-pays rural, Tulle, Guéret. Après les cours, dont la teneur a changé, plus élaborée, plus exigeante, je parle librement avec de délurés compatriotes, au fond de la grande cour fermée, dans les réduits, sous les combles. Ils vont se charger de m’édifier. C’est là, grâce à eux, que j’ai accédé à l’univers second, merveilleux, de la culture lettrée. Mieux, que j’ai reçu les premiers éléments d’une conscience politique dont rien n’a plus modifié les contours ni l’orientation.

    Le régime auquel nous étions soumis, en 1967, restait celui, spartiate, carcéral, des lycées du Premier Empire. Mais – me croira-t-on?-, dès l’instant où m’est révélée la rayonnante perspective de la connaissance approchée, savante, les grandes salles austères, le triste réfectoire, l’immense dortoir, les sonores et froids corridors changent de signe. Ils deviennent le cadre nécessaire, heureux, bienfaisant où travailler sans relâche ni cesse à dépouiller l’âme ombreuse, anachronique que m’avait faite la vieille Corrèze pour devenir, s’il se peut, le contemporain de mon âge, être au monde, en conscience, vivre au présent.

    Parce que les gens du Ministère de l’Education, rue de Grenelle, à Paris, nous tiennent toujours pour une ethnie grossière, disgraciée, inégale aux vertus et capacités nationales – des « escholiers limozins »-, il n’y a pas de khâgne, à Limoges. C’est un maître d’internat dont le nom me reste, M. Berthelemot, qui nous en parle, un soir de juin, dans la salle d’eau. Le lendemain, à la première heure, je frappe à la porte du bureau du proviseur. On me donne un dossier d’inscription. La rentrée suivante me trouvera à Bordeaux.

    Mais tout ce qui a pu m’arriver, par la suite, se déduit des dix mois passés à Gay-Lussac. Je n’ai plus rien fait que transférer, si loin que mes pas m’aient conduit, les habitudes contractées, une bonne fois pour toutes, entre ses quatre murs. Si quelque chose m’amuse et m’effraie, les deux, c’est de voir le vieux monsieur que je suis devenu obéir aveuglément à l’injonction qu’un adolescent lui adresse, de Limoges, du fond du temps. »

 

(c) L. Bourdelas, Histoire de Limoges, Geste Editions, 2014.