Après avoir été un pôle majeur de la musique médiévale, Limoges est devenue, à partir de la fin des années 1940, l’une des villes européennes qui comptent pour le jazz. En dehors de Jean Marcland, on peut écouter, dans les années 1930, l’orchestre Marcel’s jazz de Marcel Lalue, ou celui de Christian Beaubrun qui propose diverses animations jazz : bals (notamment à la préfecture), mariages ou arbres de Noël. Progressivement, les jeunes s’intéressent à ce genre de musique, également diffusée à la radio. Ray Ventura se produit plusieurs fois à Limoges, devant 2000 personnes en 1938 ; Josephine Baker vient en 1934 et en 1938.
Jean-Marie Masse, jeune homme né en 1921, qui baigne dans une atmosphère artistique et musicale, qui expose ses toiles pour la première fois à 18 ans, découvre le jazz. Il achète des disques chez Lagueny boulevard Carnot et, dès avant la guerre, entre en relation avec Hugues Panassié, grand gourou du Hot Club de France. Le conflit mondial marque d’abord un coup d’arrêt mais, dès 1941, c’est la reprise des concerts dans les brasseries, les cafés, les restaurants, sous réserve d’autorisation préfectorale. Les musiciens doivent être en tenue sombre, le jazz est « sous surveillance ». En 1943, il est officiellement interdit, mais on continue à en jouer en francisant les titres. Les zazous qui osent se promener en ville sont critiqués par L’Appel du Centre, journal collaborationniste. Pourtant, dès 1941, Jean-Marie Masse donne des conférences-auditions au Théâtre Berlioz place de la République, devant un public nombreux, grâce à Jean Fouquet, président de l’Office de lectures théâtrales, qui y organisait des conférences sur de multiples sujets. A l’occasion de la troisième prestation de Masse, de jeunes extrémistes firent une échauffourée en lançant des insultes contre les Juifs, les Noirs et le jazz, « musique de pourris ». En 1943, Jean-Marie Masse expose à la galerie Magadoux, avant de rejoindre le S.T.O. puis de s’en évader. Il revient à Limoges avec un déguisement pour une jam-session ! Puis il rejoint Panassié à Montauban.
Pendant l’Occupation, des Manouches installés dans des caravanes et des roulottes au Champ Dorat ou dans l’actuelle avenue Jean Gagnant jouent du jazz. Parmi eux : les Ortica, les Villerstein et quelques Reinhardt. Certains jeunes limougeauds viennent les écouter, les rencontrer, apprendre. Parmi eux : Robert (Bob) Aubert, qui partit à Paris ou Raymond Beau, artiste be bop dans la capitale dans les années 1950. A la Libération, l’orchestre de Bob Dixon anime le bal de Limoges avec ses treize musiciens. En mai 45, Hugues Panassié donne à son tour une conférence au Théâtre Berlioz. Le jazz retrouve droit de cité, au Café Riche, au Central, au Faisan, avec l’orchestre Jazz sans nom, lors de bals nocturnes. Parmi les musiciens de ce style de musique à l’époque : Georges Suchot (futur commerçant d’instruments) à la guitare, Lucien Dufour, Elie Labesse au saxo, Daniel Faure à la clarinette, Jean-Pierre Bruneau et Raymond Thomas au piano. D’autres orchestres existent, celui d’Alex Cosaï et son quintette, de Camille Lorotte, qui joue au Lion d’Or, l’orchestre Carenzi, avec lequel joue Joseph Reinhardt en 1946, celui encore de Pierre Guyot. La famille Christophe ouvre un magasin de disques et de partitions en 1948. Victor Ronzeau ouvre quant à lui un atelier d’instruments de jazz rue du Balcon. Limoges devient donc un haut-lieu du jazz en France.
A partir de la Libération, Jean-Marie Masse – qui s’est mis à la batterie et devient professionnel – anime chez lui des réunions consacrées à ce style musical avec des jeunes, des lycéens de Gay-Lussac, des étudiants. Trente années plus tard, collégien puis lycéen, j’ai moi-même assisté à ces réunions où l’on écoutait religieusement les disques passés par Masse, barbe et crinière blanches, pas très grand mais imposant par sa belle voix, vêtu de costumes en velours : les plus avertis y allaient de leurs commentaires très érudits ; comme beaucoup fumaient, notamment la pipe, il fallait régulièrement aérer en ouvrant les fenêtres sur la rue François Chénieux plongée dans la nuit, sous peine de suffoquer. Des piles de disques vinyles tapissaient les murs. En janvier 1948, on accueille à la gare des Bénédictins (cela va devenir une tradition) Rex Stewart, soliste de Duke Ellington, salle Berlioz, place de la République, à guichets fermés. Le 26 du même mois, c’est la création du Hot Club de Limoges et des concerts sont régulièrement organisés dans des lieux variés : Don Byas, Bill Coleman, Buck Clayton ou bien encore Willie Smith « le Lion ». Masse loge les musiciens à domicile. Dès lors, le Hot Club ne cessa pas d’organiser de fabuleux concerts : 1200 entrées en 1971-72, 4250 en 1976-77, plus de 5000 en 1981-82 – tout en demeurant indépendant, fonctionnant sans autres subventions que la mise à disposition des salles municipales, et défendant « une certaine idée du jazz » (disons historique).
Les centres culturels municipaux ont toujours accueilli des concerts de jazz et de blues. Depuis 2006 a lieu le très ouvert festival Eclats d’Email, animé par toute une équipe et dirigé par Jean-Michel Leygonie, qui permet de découvrir dans diverses salles d’excellents musiciens limousins, français et internationaux. Durant toute la manifestation, des « Jazz clubs » permettent aux musiciens de se rencontrer pour faire des bœufs, des rencontres et des expositions complétant le dispositif.
Jean-Marie Masse a rejoint le paradis des jazzmen – il y a du beau monde! – un jour d’octobre 2015. Nul doute que la municipalité donnera son nom à une rue ou un lieu de Limoges, dont il a fait l’une des capitales européennes du jazz…