14 Déc

1927: André Thérive évoque les bouchers de Limoges.

Paul-Laurent Courtot, 33 rue de la Boucherie (1919) (c) Paul Colmar

 

André Thérive, de son vrai nom Roger Puthoste, né le 19 juin 1891 à Limoges, mort le 4 juin 1967 à Paris, est un écrivain, romancier, journaliste et critique littéraire français. Il est connu sous plusieurs autres pseudonymes : Candidus d’Isaurie, Candidus Isaurie, Zadoc Monteil, Romain Motier, A.T..

Après la grande guerre Thérive enseigne au collège Stanislas, publie L’expatrié commencé pendant la guerre et obtient le Prix Balzac en 1924 et une bourse Blumenthal en 1926. À partir de cette date il devient critique littéraire, à la Revue critique des idées et des livres et à l’Opinion et collabore au Nouveau Siècle. Entre 1929 et 1942 il succède à Paul Souday comme critique littéraire au journal Le Temps. De 1937 à 1942 il succède à Jean Vignaud comme président de l’Association de la critique littéraire. Proche des Croix de feu (il collabore à l’organe du mouvement), il fonde avec Léon Lemonnier l’école dite « populiste » qu’il définit comme un retour du roman « à la peinture de classe, à l’étude des problèmes sociaux ».

 

 

Extrait de Le Limousin par André Thérive dans la collection « Portrait de la France » aux Editions Emile-Paul Frères, Paris, 1927

 

… la rue de la Boucherie, célèbre dans l’univers, érige sur cette démocratie le donjon d’une féodalité sourcilleuse. Là, le sang coulant à flots, ou séché, règne par son odeur âcre et tonique sur des victimes tremblantes, qui errent devant Moloch. Moloch, ce sont les bouchers, à qui toute la rue appartient, ouvrant des échoppes de bois si pleines de chevalets à supplices, avec des étaux, des billots, des crocs, des tenailles, des scies et des poignards, que la dépouille des veaux et des moutons semble humaine, et plus qu’à demi. Des familles entières se perpétuent dans cette gorge meurtrière, où les vertus patriarcales florissent comme nulle part ailleurs. Familles, castes plutôt ; aristocratie sans cesse croisée et métissée d’elle-même, ressortissant à trois ou quatre noms, variés de surnoms délicieux (Malinvaud dit Tant-petit, Malinvaud dit Mouton, Malinvaud dit l’Ange) et assise en sa puissance comme le Seigneur-des-armées sur la fumée des holocaustes. Les bouchers, formés en corporation, ont eu le privilège de chevaucher et de porter l’épée, de recevoir les princes du sang et de l’église, de défier les autorités républicaines, de voter blanc (eux qui virent rouge) et de conserver une chapellenie particulière, le sanctuaire de leur patron saint Aurélien : on dirait d’une fabrique Moyen Âge dans un studio de cinéma, si la vétusté, le mouvement, l’âme enfin ne portaient les caractères sacrés de la vie. Généreux comme au temps jadis, puisque grands seigneurs, nobles dans leur métier héréditaire, libéral puisque semblable à celui des soudards, les bouchers ne recevaient pas, voici quinze ans, la clientèle sans exiger la conversation, sans donner une cervelle ou un rognon pour la marmaille, sans déplorer les malheurs du siècle et les défaites de la vertu. Dans chaque boutique, une vieille fille de la famille servait d’ange gardien, et de comptable, pucelle sans tache parmi ces fauves combattants. Elle avait droit, entre la grille massive et la caisse, à un coin qu’on appelait son boudoir et où elle faisait causette. C’est à ces saintes personnes que l’on devait la transmission du feu sacré et la tradition des idées d’autrefois. Elles avaient un douaire : elles monopolisaient à leur profit, pour les bonnes œuvres, le plus souvent, la vente des abats, des andouilles, des tripes et de ce boudin fétide aux oignons, qu’on appelle la gogue, dont les prolétaires de jadis se nourrissaient à foison. Vous n’irez pas en paradis, assure pourtant une chanson locale : Empoisounarias lou Boun Di !

            On raconte mille anecdotes sur la grandeur des bouchers de Limoges ; avec quelle magnificence ils traitèrent le duc de Nemours, sous la dernière royauté, au point de faire rouler le syndic sous la table devant le prince, – comment ils suivaient à cheval les Ostensions en habit à la française, le fer au poing, leurs gros chiens derrière le coursier, la langue tirée, la gueule respectueuse, – comment un évêque de la ville, venu du Nord, mais comprenant les usages, dînait chez eux tous les ans, sous les poutres enfumées, dans l’odeur du sang, et bénissait leurs outils, leur marmaille : c’était autour de lui une rivalité de politesses criardes : Jeantou, Cati… Hé ! coupe une cote à Monsegnour, de porc, qui la regarde… Ou bien Sauf votre honneur, Monsegnour, j’ai besoin de sortir… Mais je retournerai ! »

            Heureuse simplicité des âges naissants, comme a dit le Cygne de Cambrai ! Temps révolus de la France patriarcale, dont il ne restera bientôt que des riches négociants à camionnettes, des abattoirs aseptiques, des moutons en série et des bœufs en conserve, – mais le dimanche parfois, dans la ruelle rouge et noire qui monte à Saint-Aurélien, assise dans l’ombre de la boutique sanguinaire, parmi les mouches gorgées, une vieille bouchère attifée comme une châsse, assise sur un billot, et qui tripote une tapisserie centenaire où elle n’ose faire un point pour garder le jour du Seigneur…