10 Déc

Des liens entre les confréries et la franc-maçonnerie en Limousin?

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D’abord, je voudrais rappeler que certains francs-maçons considèrent que « la Franc-Maçonnerie actuelle (…) descend directement des confréries de tailleurs de pierre et d’architectes dont les ramifications s’étendaient, au Moyen Âge, sur toute l’Europe occidentale. Leur art de bâtir était empreint d’un caractère sacré. En taillant des pierres et en les assemblant pour édifier des cathédrales, ils estimaient faire œuvre de religion. D’où vient l’idée du « Grand Œuvre » visant à la construction d’un Temple idéal réalisant de plus en plus la perfection… »[1] Tandis que nombre d’historiens pensent que cette ancienneté médiévale n’est pas satisfaisante « car trop d’éléments de la Maçonnerie sont typiquement du XVIIIème siècle. »[2]

La question des liens entre les confréries et la Franc-Maçonnerie est un sujet d’étude pour les historiens français depuis la fin des années 60, lorsque Maurice Agulhon consacra une thèse puis un livre chez Fayard aux Pénitents et Francs-Maçons dans l’ancienne Provence. Il y montrait l’une des réalités les plus vivantes de la Provence d’Ancien Régime : la multiplicité d’associations, des confréries religieuses aux loges maçonniques et autres groupements profanes, alors très nombreux. Il évoquait un « tempérament méridional » propice à l’essor de la sociabilité volontaire. Il observa des formes d’évolution communes aux confréries : municipalisation, laïcisation et déviation profane. Il révéla surtout, pour la seconde moitié du XVIIIème siècle, une désertion des confréries par les notables, nobles d’abord, bourgeois ensuite, à destination des loges maçonniques. Les confréries étant alors plus fréquentées par les marchands, boutiquiers et artisans. Ceux qui rejoignaient les loges les trouvaient plus adaptées à leurs aspirations idéologiques et sociales. Ce glissement s’est opéré sans heurts, la double affiliation étant fréquente. En fait, cela correspond à une « sensibilité baroque » qui perdure jusque vers 1750 avec les confréries puis qui décline et amorce une déchristianisation.

Plus près de nous, en 2000, Jean-Pierre Surrault, a publié Au temps des « Sociétés. Confréries, bachelleries, fêtes, loges maçonniques en Bas-Berry au XVIIIe siècle, livre issu de sa thèse de doctorat. Cherchant, sur les pas de Maurice Agulhon, un « tempérament méridional », il estime que le Bas-Berry dans son ensemble, marque une frontière de sociabilité ; cela veut donc dire que le Limousin serait en revanche partie prenante de la sociabilité méridionale – après tout, il appartenait bien à la zone de langue d’Oc.

Plusieurs travaux et publications ont été consacrés, depuis la fin du XXème siècle, aux confréries limousines, aux Ostentions, mais aussi à la franc-maçonnerie. Ce fut notamment l’un des champs d’investigation du père Louis Pérouas, historien directeur de recherches au CNRS, travaillant à Limoges.

L’historien Michel Cassan a écrit : « dans le courant des XVIIe et XVIIIe siècles, de ce dernier surtout, il n’y avait pas un seul chef de famille de Limoges qui ne fut membre de quelque confrérie à laquelle avant lui son père, son grand-père, ses ancêtres avaient appartenu. C’est par centaines qu’elles comptaient leurs membres. » Contrairement à ce que l’on pourrait penser par ailleurs, les confréries se montraient souvent très indépendantes vis-à-vis du clergé, en particulier à Limoges. Selon Francis Masgnaud, « leur indépendance vis-à-vis du pouvoir religieux a dû plaire aux francs-maçons et, comme dans la ville tout le monde en était, nombre de francs-maçons furent également pénitents. » Toujours selon lui[3], le fonctionnement des confréries n’est pas sans rappeler celui des loges : les membres devaient observer scrupuleusement les statuts et obéir aux officiers dont l’élection annuelle se faisait à scrutin secret et à la pluralité des suffrages. Les affiliés qui manquaient aux réunions sans excuse légitime payaient une amende de cinq sols. A la troisième absence injustifiée, ils étaient exclus. Nul ne pouvait quitter l’assemblée avant la fin de l’exercice s’il n’en avait obtenu la permission. Les ressources de l’association se composaient de droits d’entrée, d’une cotisation, des amendes pour absences ou autres manquements et des aumônes volontaires déposées dans le tronc. Les pénitents devaient tenir un fort secret sur ce qui se passait durant les réunions. Tout confrère devait se réconcilier avec ses ennemis, les conflits entre membres étaient réglés à l’intérieur de la confrérie, quand un confrère tombait malade, les associés devaient le visiter et, quand il mourait, les confrères en habit assistaient aux funérailles. Pour être admis dans la confrérie, il fallait recueillir l’unanimité des suffrages. Le candidat qui ne l’obtenait pas pouvait être renvoyé à un scrutin ultérieur. S’il n’obtenait pas les deux tiers des voix, il était définitivement écarté. Une fois admis, le postulant était amené au pied de l’autel, d’où le recteur l’interpellait : Mon frère, que demandez-vous ? la miséricorde de Dieu, la paix et la charité de cette congrégation et, pendant que le maître de cérémonies lu passait la ceinture, il ajoutait : que le Seigneur vous fasse revêtir un homme nouveau ! Tout cela évoque, parfois d’assez près, le fonctionnement des loges. Autres points communs : dans les deux sociétés, le « recrutement » s’effectuait par cooptation et les femmes n’étaient pas admises. Lors de la dernière élection des pénitents noirs à Limoges, en 1869, le prieur, le sous-prieur, le syndic perpétuel de la compagnie étaient francs-maçons et nous trouvons de nombreuses signatures de Maçons sur les registres des confréries. Autour de Limoges également : le vénérable de la loge de Tulle était prieur des pénitents bleus et Louis Pérouas relève la présence importante de francs-maçons (plus de la moitié de ceux connus avant la Révolution) dans les confréries de pénitents noirs et des pénitents blancs d’Aubusson.

Notons aussi qu’il existait des maçons ecclésiastiques, comme par exemple Cramouzaud, chanoine théologal de saint Martial, membre de « L’Heureuse Réunion » à la fin du XVIIIème siècle.

Si l’on prend la liste de francs-maçons de la Haute-Vienne du passé qu’a établie Francis Masgnaud d’après diverses sources fiables dans son ouvrage Loges et francs-maçons de la Haute-Vienne publié en 2000 chez Lucien Souny, ou lorsqu’on lit l’histoire de la Loge « Les Artistes réunis » parue en 2005 chez le même éditeur, on note des noms de familles sans doute proches également des confréries mais, bien entendu, pour être plus précis, il conviendrait de faire une étude comparative. Je pense que l’on pourrait dire qu’il y a eu une sorte de « porosité » entre les élites bourgeoises. En octobre 1929, Léon Berland, orateur des « Artistes Réunis », sous la présidence du Vénérable Victor Thuillat, fit l’historique de cette Loge ; il déclara notamment : « «toutes les familles qui ont eu quelque notoriété dans notre ville et dans la région, ont eu des Francs-Maçons parmi les ancêtres du XVIIIème siècle et la première moitié du XIXème. »[4] Et nous pourrions ajouter que ces familles ont également eu des confrères parmi ces ancêtres.

 

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            Il y a cependant un moment historique où les confréries et certaines loges ont pu s’opposer. En 2009, dans un ouvrage collectif sur ces confréries[5], Michel Toulet écrit un article intitulé « La confrérie Saint-Aurélien aux risques de la ville de Limoges (XVIème-XXIème siècles) ». Il indique : « A la fin de ce XIXème siècle, la confrérie se replie sur elle-même face à une ville qui lui paraît devenir hostile. Limoges, en effet, se transforme, en adoptant progressivement trois caractéristiques majeures : elle devient antireligieuse, de gauche et franc-maçonne. » Dans le même temps, la corporation des bouchers est marquée à droite et plutôt monarchiste. Dominique Danthieux précise que lors des ostensions à Limoges en 1876, on a vu 230 reliques dans 92 reliquaires et la multiplication des cortèges due à la création de nouvelles paroisses dans les faubourgs, et que les processions affichaient un caractère ostensiblement conservateur, avec la présence de la hiérarchie catholique, de l’armée, des monarchistes. En 1880, le maire René Pénicaud prend la décision d’interdire les processions, utilisant la loi qui contraint toute commune à interdire ces processions catholiques si une autre confession est représentée dans la commune, ce qui est le cas avec la nomination à Limoges, en mai 1880, d’un pasteur protestant[6]. Une interdiction rappelée aux préfets français par Charles Lepère, ministre de l’Intérieur et des Cultes, dont le sous-secrétaire d’Etat et successeur était Ernest Constans, membre de la loge L’Encyclopédique de Toulouse, président en 1884 du Convent annuel du Grand-Orient. Docteur en droit, né à Limoges en 1843, député puis sénateur de la Haute-Vienne, le maire de Limoges était membre de la loge L’Etoile Limousine. On est alors dans une phase d’opposition entre une Eglise catholique qui, en France, est dans une période d’intense reconquête de l’espace public que la Révolution française avait largement vidé de la présence ecclésiale et les municipalités républicaines et anticléricales, enhardies en 1879 par leur conquête du Parlement puis de la présidence de la République, qui multiplient les arrêtés d’interdiction de processions extérieures. La restriction de l’accès de l’Église à l’espace public est donc un moment important de la laïcisation de la société française. « La procession religieuse répond à un triple objectif : raffermir la foi des croyants en les rassemblant autour de leur pasteur, amener à la foi catholique les spectateurs non-croyants ou pratiquants une autre religion ; inscrire le catholicisme dans la commune. Elle a donc une forte dimension évangélique, missionnaire. C’est précisément ce prosélytisme qui est de plus en plus remis en cause par une partie de la population engagée dans le combat contre l’Église ou soucieuse de se débarrasser du carcan catholique. »[7] En juin 1896, l’évêque de Tulle, Henri Dénéchau, opposé à la laïcisation, voulut sortir de la cathédrale à la tête de la procession de la Lunade, mais il en fut empêché par l’armée qui encerclait l’édifice, mandatée par le maire Jean-Baptiste Tavé, vénérable depuis un an de la loge L’Intime Fraternité.

Cette volonté de laïcisation de l’espace public, soutenue d’abord par les Libres-Penseurs puis par des francs-maçons anticléricaux – ce qu’ils n’étaient pas tous – suscita des réactions. Ainsi, en 1967, Guy Salignon signala « un certain nombre de familles notables de Limoges qui ont compté des ancêtres maçons dans la première moitié du XIXème siècle. En sens inverse, on voit entrer après 1880 dans la Grande Confrérie de Saint-Martial la fine fleur du catholicisme limougeaud, des notables comme des Tarneaud, Ardant, Pénicaud, Tharaud… dont, quelques décennies plus tôt, des parents « travaillaient » en loge, parfois aux « hauts grades ». Des échanges de vue avec certains de leurs descendants manifestent qu’ils veulent faire oublier ce retournement en donnant maintenant dans un antimaçonnisme sans mémoire et sans nuances. »[8] Dès lors s’exacerberont d’un côté un certain anticléricalisme, de l’autre un antimaçonnisme parfois mâtiné d’antisémitisme, comme dans La Croix de Limoges, où on lit par exemple : « La franc-maçonnerie est elle-même sous l’action de la juiverie, l’ennemi du Christ par excellence, et cette dernière sous l’action de Satan. »[9]

En décembre 1905 est votée la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, sous le gouvernement de Maurice Rouvier, franc-maçon. Une vingtaine d’années plus tard, à Limoges, en 1929, lorsque le Grand Orient pose le problème de « la défense de l’esprit laïque », la loge des Artistes Réunis répond que « L’esprit laïque ne semble guère en péril en Limousin et les manœuvres, même sournoises, de ses ennemis séculaires, sont difficiles à déceler. »[10] L’interdiction des processions à Limoges va durer jusqu’au milieu du XXème siècle, « malgré les nombreuses pétitions de commerçants adressées à la municipalité entre 1880 et 1894, où motifs économiques et religieux sont mêlés. »[11] Les cérémonies religieuses se limiteront à l’intérieur des églises. Ce n’est qu’en 1954, à la suite d’un long procès entre le maire Léon Betoulle,  réputé proche des francs-maçons sans l’être lui-même, et l’évêque de Limoges, Mgr Rastouil, tranché par le Conseil d’Etat, que les processions ostensionnaires furent à nouveau autorisées. Depuis, même si la fédération de la Libre-Pensée a obtenu devant le tribunal administratif le non financement des ostensions limousines par les collectivités publiques, celles-ci ont été classées au titre du patrimoine immatériel de l’UNESCO. Et l’on peut noter que, depuis la reprise des ostensions au milieu du XXème siècle, des francs-maçons de diverses obédiences ont participé – en raison de leurs fonctions – ou assisté à celles-ci, aux côtés des confréries.

De même peut-on penser qu’avec les contacts entre francs-maçons et catholiques initiées depuis Vatican II par diverses personnes dont plusieurs jésuites, des rapprochements sont possibles, comme le montre l’association ACACIA, en Limousin, qui s’est constituée en 2008 après avoir travaillé de façon informelle à la suite de diverses rencontres entre des prêtres catholiques, notamment Louis Pérouas et Roger Meriglier, ancien Grand Maître Adjoint du Grand Orient de France. L’association a aussi été présidée par la pasteure de l’église réformée de Limoges, Florence Taubmann. Son but est de réunir des chrétiens et des francs-maçons de bonne volonté, pour tester  les possibilités d’un dialogue.

(Texte d’une intervention à un « Café Popu » du Populaire du Centre sur le thème de la Franc-Maçonnerie à Limoges en décembre 2017).

 

[1] R. Mériglier, « Dialogue entre un catholique et un franc-maçon », in L. Pérouas, M. Laguionie, R. Mériglier, Franc-maçonnerie et antimaçonnisme en Limousin Amorces d’un dialogue, PULIM, 2002, p. 63.

[2] L. Pérouas, ibid.

[3] https://www.masgnaud.fr/

[4] Les Artistes Réunis Histoire d’une Loge Limoges, 1827-2005, Lucien Souny, 2005, p. 36.

[5] S. Capot, P. D’Hollander (dir.), Confréries et confrères en Limousin du Moyen Âge à nos jours, PULIM, 2009.

[6] D. Danthieux, Le département rouge: république, socialisme et communisme en Haute-Vienne 1895-1940, PULIM, 2005, p. 152.

[7] J. Ramonéda, Une tentative d’enfermement de l’Église : les arrêtés municipaux d’interdiction des processions extérieures sous la République concordataire (1870-1905), Clio@Thémis, numéro 4, 2011.

[8] « La vérité sur la Franc-Maçonnerie », Limousin-Magazine, novembre 1967, p. 18-23, cité in Franc-maçonnerie et antimaçonnisme en Limousin, op. cit., p. 49.

[9] Ibid., p. 52.

[10] M. Laguionie, Histoire des Francs-Maçons à Limoges, Lucien Souny, 2000, p. 232.

[11] J.M. Allard, S. Capot, Une histoire des ostensions en Limousin, Culture & Patrimoine en Limousin, 2007, p. 81.