12 Avr

Georges-Emmanuel Clancier, Le temps d’apprendre à vivre Mémoires 1935-1947, Albin Michel, 2016

9782226324009m

Avec ce nouveau volume de ses Mémoires, l’écrivain limousin Georges-Emmanuel Clancier, né en 1914 (« L’Eternité plus un jour », pour reprendre le titre d’un roman paru en 1969), offre un ouvrage fort bien écrit et capital pour ceux qui s’intéressent à la vie et à l’œuvre du poète et romancier – qui nous propose ici des clefs pour comprendre l’élaboration de ses poèmes et romans –, mais aussi au Limousin et à Limoges à cette époque – et il apporte des informations passionnantes –, à la « Résistance littéraire », à l’histoire des revues – ici avec Les Cahiers du Sud, Fontaine puis Centres, fondée avec Robert Margerit et René Rougerie.

Après avoir traversé le XXème siècle avec ses espoirs et surtout ses tragédies, l’auteur du Pain noir a éprouvé le besoin de rédiger ces feuillets autobiographiques qui forment un livre de 550 pages dont le titre reprend un vers d’Aragon, qu’il croisa à diverses reprises : Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard. La première chose que dut apprendre le jeune homme, c’est à vaincre ses lésions pulmonaires, qui l’empêchent d’achever ses études au lycée de Limoges, où des professeurs lui ont donné le goût de la poésie, qu’il commence à écrire lui-même au début des années 1930. A propos de cette époque, il écrit : « Durant ces quatre ou cinq années depuis 1930-1931, je pourrais dire que pour moi vivre s’était quasiment identifié à livre. » Ce ne sont alors que dévorations de livres (romans, poèmes, essais), qui « contaminent » jusqu’à son entourage familial. Clancier appartient à cette étrange cohorte d’écrivains et poètes passés par la montagne magique – comme Eluard et Gala, pour ne citer qu’eux. Peut-être leur faut-il encore plus de souffle pour échapper à la maladie – de souffle poétique et littéraire ? Comme le note Clancier, il faut vaincre les forces de mort en soi au moment où elles obscurcissent l’Histoire (depuis 1932, les nazis ont gagné les élections législatives en Allemagne, depuis 1936, de l’autre côté des Pyrénées, Franco fait la guerre aux Républicains et, en Italie, Mussolini est au pouvoir). Car ce récit est avant tout celui de la vision de la guerre mondiale imposée par le nazisme au Monde, avec ses légions d’atrocités, de la destruction systématique des Juifs d’Europe à celle des civils japonais d’Hiroshima et Nagasaki ou même ceux de Royan. Mais, malgré ces évènements apocalyptiques (parfois « annoncés » par des poèmes prémonitoires), Le temps d’apprendre à vivre est aussi celui d’espérer en poésie, d’aimer Anne Marie Yvonne (étudiante en médecine rencontrée en 1935 épousée en 1939) et de devenir père – de Juliette, d’abord, de Sylvestre ensuite.

Dès le début du livre, un épisode met en lumière l’une des ambiguïtés du temps : Clancier croise une républicaine espagnole dans le train, qui lui lance : « Oui, vous, votre jeunesse se préoccupe de littérature pendant que nous nous battons… Vous ne voyez pas que nous combattons pour vous aussi, là-bas ? pour que, demain, vous puissiez continuer à lire, à vivre, libres ?… Et pourtant, si jamais nous étions vaincus, ce serait votre tour… », avant de proclamer : « No pasaran ! » Bien entendu, la militante a raison ; comme les jeunes qui s’intéressaient à la littérature aussi. Clancier est l’incarnation de la résistance par les lettres, lorsqu’il s’agit – au risque d’être arrêté et, peut-être, déporté – de faire passer des textes de poètes et écrivains de France métropolitaine vers Tanger, où s’est repliée la rédaction de la revue résistante Fontaine, animée par Max-Pol Fouchet. La résistance littéraire, la force des mots d’Aragon ou du Liberté de Paul Eluard, parachutés avec les armes, participe de la résistance en général, celle de De Gaulle et de Jean Moulin, celle de Georges Guingouin, « le préfet du maquis » limousin dont Clancier évoque la mémoire, celle aussi des faux-papiers et des actes administratifs protecteurs qu’accomplit également Georges-Emmanuel Clancier en truquant des listes professionnelles pour protéger des boulangers qui n’en sont peut-être pas ou en accueillant dans son service le frère de Jean Blanzat pour le faire échapper au S.T.O.

S’il éclaire de façon complémentaire à ce que l’on savait par ailleurs de la vie à Limoges et en Limousin sous l’Occupation – jusqu’au terrible massacre d’Oradour-sur-Glane (dont Clancier aurait pu être victime) et aux scènes sauvages de l’Epuration (mêlant étrangement beauté et obscénité lorsqu’il s’agit de fusiller une jeune fille nue sous sa robe légère) –, s’il est ponctué de « moments suspendus » presque en dehors du conflit lors d’échappées familiales ou littéraires, comme dans une ferme du côté de La Croisille-sur-Briance où il convient de se mettre à l’abri, s’il évoque aussi la famille Clancier – des grands-parents de l’auteur jusqu’à sa sœur et ses enfants –, Le temps d’apprendre à vivre propose aussi une magnifique galerie de poètes et écrivains que fréquente l’auteur devenu « poète reconnu ». C’est qu’il est vite accueilli par la revue Les Cahiers du Sud de Jean Ballard, grande revue intellectuelle et littéraire. Le récit commence d’ailleurs par les rencontres culturelles qu’organisent Clancier et ses jeunes amis à Limoges avant-guerre, constitués en « amis de la culture ». On voit fourmiller dans la capitale de la porcelaine tout un petit monde intellectuel et culturel, avec par exemple Georges Blampied, conservateur de la bibliothèque de l’Union des coopérateurs, ou Marc Labatut, jeune professeur d’espagnol, jusqu’au salon d’une Haviland férue de théâtre. Certains écrivent, comme François Dornic, jeune enseignant breton, d’autres vivent en poésie, comme le postier rimbaldien Alexandre Dumas. On croise encore l’un des critiques et auteurs limougeauds d’alors, Raymond d’Etiveaud, ou le peintre Eugène Alluaud, disciple de Guillaumin – l’une des scènes amusantes du livre. Et puis l’on rencontre tour à tour Joë Bousquet (vers la sombre ruelle duquel Clancier part en pèlerinage à Carcassonne), Jean Blanzat – résistant et écrivain d’origine limousine parfois oublié, malheureusement –, Aragon, René Daumal, Queneau (réfugié en Haute-Vienne où il parcourt la campagne en se faisant passer pour un voyant auprès des paysannes afin de récupérer un peu de nourriture…), Michel Leiris, également réfugié en Limousin, comme Kanhweiler (le célèbre marchand d’art), Claude Roy, Pierre Seghers, Pierre Emmanuel, Max-Pol Fouchet, Marc Bernard, prix Goncourt 1942, et son épouse Else Reichmann, juive autrichienne, Jacques Prévert, Sartre et Beauvoir,le photographe Izis Bidermanas, et beaucoup d’autres, parmi lesquels des Limousins de grand talent, comme l’écrivain, peintre et journaliste Robert Margerit – qui semble vouloir vivre hors du temps –, le peintre Elie Lascaux ou l’écrivain Robert Giraud – auteur du Vin des rues. Clancier, qui évolue entre Limousin et Paris, brosse donc le tableau d’une vie littéraire et artistique en des temps plus que dangereux.

Clancier évoque également les premiers balbutiements de Radio-Limoges dont il est l’un des artisans après-guerre, et son entrée comme « grand reporter » au populaire du Centre, livrant même dans ce livre le texte de ses entretiens avec les écrivains Pham Van Ky –  Annamite –, Léopold Sédar Sengor – Sénégalais – et Jean Amrouche – Berbère. C’est une réflexion sur la création francophone – avant même que ce mot soit à la mode.

Ce que l’on voit aussi à travers ces Mémoires, c’est la naissance et l’affirmation d’un vrai poète et écrivain, qui nous raconte même le processus de sa création, par exemple l’écriture d’un poème inspiré par la rencontre avec une jeune vachère dans la campagne limousine ou l’origine du titre Le Pain noir pour sa célèbre saga. Il raconte comment se construit une œuvre importante, nourrie par les sensations quotidiennes et l’Histoire. Il témoigne également d’un humanisme constant, qui justifie l’engagement, éclairé par les trois valeurs essentielles à ne pas oublier en cette époque sombre : « Liberté Egalité Fraternité », qui sont celles de la République, qu’il partage aussi bien avec les écrivains résistants, les maquisards du plateau limousin ou un jeune instituteur croisé dans un bourg rural. Sans jamais être dupe de ceux qui voudraient les anéantir, de Pétain aux staliniens de la « guerre froide » ou aux défenseurs du colonialisme. Debout, toujours, camusien, finalement.