Pierre Demarty, Franck Bouysse (wikipédia)
Après Grossir le ciel et Plateau – ouvrage auquel va ma préférence –, beaux romans salués comme il se doit par la critique, les lecteurs, le monde du cinéma, et abondamment primés, l’écrivain limousin Franck Bouysse nous offre un nouvel opus qui, s’il ne clôt pas une « trilogie », s’inscrit dans une continuité, du moins d’inspiration et d’univers. La date de parution n’est pas anodine : 2017, c’est cent ans après « l’année terrible » de la Grande Guerre, qui marque par ailleurs un tournant dans le conflit, à la fois pour des raisons stratégiques et militaires, mais aussi parce que c’est celle de « la fatigue des peuples », pour reprendre l’expression si juste de Pierre Renouvin. On le sait, c’est aussi celle des mutineries. Mais la peur, la fatigue, l’incompréhension, les bouleversements provoqués par la guerre avaient commencé dès 1914. Cet horrible affrontement, au déclenchement absurde et fou, qui participe du « suicide » collectif européen raconté par le grand écrivain russe en exil Mark Aldanov, a déjà été le sujet de nombreux romans et recueils de poésie (sans parler des autres œuvres d’art). Certains ont fait le choix de l’aborder autrement qu’en racontant directement les combats, ce qui a été fait dès le début – à commencer par Le feu, d’Henri Barbusse, prix Goncourt 1916, ou les romans de Maurice Genevoix. Ainsi, en 2003, Philippe Claudel reçut-il le Prix Renaudot pour Les âmes grises (Stock). On se souvient que l’histoire se passe en décembre 1917 dans l’est de la France, dans un village à quelques kilomètres du front, sûrement près de Verdun, alors confronté au meurtre d’une fillette, Belle de Jour. Les personnages y sont des « âmes grises », partagées entre le bien et le mal.
Franck Bouysse place Glaise bien plus loin du front, en tout cas géographiquement, dans un endroit sauvage et beau du Cantal, dans la vallée de la Maronne : Saint-Paul (devenu aujourd’hui -de-Salers) – dominé par la Vierge sur un rocher –, le Puy Violent et leurs environs. Tout commence lors des dix-sept jours de la mobilisation qui se déroula en France du 2 au 18 août 1914. Beaucoup d’hommes dans la force de l’âge qui, jusqu’alors, vivaient et travaillaient la terre et élevaient les bêtes sur des bases établies depuis le néolithique, presque inchangées depuis lors (même si troublées, parfois, par d’autres guerres), à peine touchés par la révolution industrielle (ne voyant par exemple presque jamais d’automobile) sont violemment arrachés à leurs fermes et à leurs familles pour un acheminement par voie ferrée à destination de la frontière franco-allemande de l’époque. Chez les Lary, c’est Victor qui part, laissant son fils Joseph, sa femme Mathilde (épousée parce que c’était comme ça) et sa mère Marie, veuve déclinant, gardienne des titres de propriété enfermés dans un coffret qui ne la quitte pas depuis que son mari fut foudroyé. Dans la ferme d’à côté, Valette, mauvais homme à la main mutilée, rongé par l’alcool et l’ignominie, ne peut partir et le regrette, demeurant avec sa femme Irène, dure à la peine. C’est leur fils Eugène qui est mobilisé. Comme partout à travers l’Europe, cette société rurale totalement désorganisée doit survivre. Ce qui était difficile avec les hommes l’est encore plus sans eux. Les femmes prennent les rennes – c’est le début de leur véritable émancipation, comme le comprend Mathilde, qui enlève son alliance –, aidées par les plus jeunes, les vieux, les infirmes. Le vieux Léonard – mari d’une rebouteuse –, porteur lui-même d’un drame intime, soutient les Lary et participe à l’éducation à la vie du jeune Joseph, être lumineux qui fait de son mieux et tente d’échapper au fatum en sculptant des figurines dans la glaise – celle qui ailleurs sert de sépulture aux morts des tranchées. L’équilibre fragile qui recompose ce microcosme est dérangé par l’arrivée chez les Valette de la femme de son frère parti au combat, Hélène, bourgeoise citadine inapte à la vie à la ferme, et de sa fille – beauté solaire – Anna. Dès lors, tout est en place pour que Franck Bouysse noue le drame jusqu’au bout, maître d’œuvre de l’implacable (et haletante) tragédie, tel un Sophocle des temps modernes, utilisant jusqu’au foudre de Zeus, sa mortelle arme de poing, capable de lancer un serpent de feu, que lui avait confiée les fabuleux cyclopes. Les lieux dont il est ici question sont telluriques, l’orage menace en permanence (Stormy weather, chantera quelques années plus tard la chanteuse de blues Ethel Waters), la lave du volcan a migré dans le sang de certains personnages, souvent au bord de l’éruption. Ce que nous raconte l’écrivain semble de toute éternité, c’est ce qui nourrit l’humanité depuis toujours, la corrompt et la magnifie : le désir de possession, de domination, l’amour (tous les amours), la jalousie, les désillusions et les remords, le bien, le mal, la guerre. C’est aussi ce qui inspire ceux qui écrivent depuis les premiers temps, depuis la Bible. Le prêtre et Satan sont d’ailleurs bien présents dans le roman, même si c’est dans une scène cocasse.
Franck Bouysse dit avec un grand talent d’écriture la force des émotions et des sentiments, qui ne cesse de grandir tout au long du livre, surtout lorsqu’il est question de l’amour pur qui unit Anna et Joseph (même si un autre amour se développe en parallèle, plus énigmatique et poétique qui trouvera son cruel aboutissement à la fin). Il dit aussi la folie qui caractérise l’homme, au quotidien, jusqu’à la guerre. En cela, l’auteur de Glaise me fait penser à l’œuvre du cinéaste et philosophe Bruno Dumont – particulièrement lorsqu’il réalise P’tit Quinquin ou Ma Loute. Il n’est pas étonnant que les romans de Franck Bouysse intéressent les cinéastes – on espère que ceux qui l’adapteront sauront respecter à la fois sa subtilité et la poésie de ses écrits.
Car Bouysse, avec son écriture au cordeau, au lyrisme ici toujours affleurant mais contenu, est finalement un romancier-poète, au style très travaillé. S’il sait exprimer la vie et les sentiments des gens simples, il est encore un magnifique écrivain de la nature, entre David Vann, Pierre Bergounioux, l’autre briviste (pour les lignes sur la pêche, notamment), peut-être Giono (Deux cavaliers de l’orage, Gallimard, 1965), peut-être aussi Mark Twain, et le Cantal de Bouysse n’est sans doute pas si éloigné de la région de Yoknapatawpha inventée par Faulkner… Mais à trop chercher à comparer, on oublierait que Franck Bouysse est incomparable et que c’est cela qui fait de lui un véritable et très attachant écrivain. Sa vision de la nature n’est en rien idéalisée et les animaux de ce roman sont d’ailleurs souvent bêtes de somme et souffrantes, maltraitées, réquisitionnées et même empoisonnées, comme ce geai en cage dont on ne peut plus supporter qu’il crie le nom de l’absent. Seuls un chien et une mule bénéficient d’affection.
Une chose est certaine, lorsqu’on referme le livre, c’est que les 36 « enfants de Saint-Paul-de-Salers morts pour la France » à qui est dédié ce puissant roman et qui ont parfois inspiré le prénom ou le nom de l’un des personnages, bénéficient là d’un vrai monument, qui sait dire leurs souffrances et celles des leurs, dont les noms mériteraient aussi d’être mentionnés, comme cela est rarement le cas sur certains monuments aux morts de 14-18. Franck Bouysse leur rend d’une certaine manière – à sa manière d’écrivain – justice. Il a su les comprendre, au sens étymologique du mot, « saisir par l’intelligence, embrasser par la pensée ». Et livrer ainsi aux lecteurs un nouvel ouvrage qu’on n’oubliera pas de sitôt, qui dit comment, il y a un siècle, on assassina les jeunes hommes et détruisit un monde.
Laurent Bourdelas, 17/09/2017