Joseph Rouffanche (c) Famille Rouffanche
En 1951, Joseph Rouffanche – âgé de 31 ans – a publié Les Rives blanches, sept poèmes en prose, dans les cahiers de la Revue neuve, chez René Debresse. Pour l’instant, seul le poème « Fantôme à la rivière » est visible sur le site de Gallica ; il commence ainsi : « Sur les feuillages calcinés,/ Il a posé ses doigts lassés;/Abandonné à la rivière,/Contre l’eau des troncs, sa pensée./Mainte corolle somptuaire/Et de blancs rubis constellée,/Ne lutte plus dans la lumière/contre les flammes de l’été./Parmi les branches éployées/Dont l’ombre triste s’est noyée/Sur les cailloux de la rivière,/ le même fantôme est venu […] ».
En 1954 paraît Le Marteau lourd, n° 387 des Cahiers bi-mensuels « P.S. » – c’est-à-dire Pierre Seghers – publiés par Poésie 54. Les éditions Pierre Seghers étaient installées 228, boulevard Raspail, dans le XIVe arrondissement de Paris. L’Imprimerie Spéciale de l’Edition, à Villiers-le-Bel, a achevé son impression le 4 mai. C’est un livret broché et cousu de format in-12 de 41 pages, avec un frontispice par Ernest Haumesser. La couverture illustrée à rabats est dans les tons rose et crème. Le tirage est limité à 140 exemplaires. Sept ont été imprimés sur Hollande, marqués A à G et cent quarante sur Alfamarais numérotés 1 à 140 – c’est l’édition originale.
Dans 12 poètes, 12 voix(es)[1], Joseph Rouffanche qualifie son illustrateur, lui-même auteur et poète[2], Ernest Haumesser, d’ « ami » (ils se tutoient) et publie des extraits d’une correspondance qui dure avec lui au moins jusqu’à la parution de L’Avant-Dernier Devenir, avec une lettre de 1988. D’ailleurs, l’artiste accompagne, en avril 1955, le recueil la violette le serpent édité par Paragraphes à Paris par douze dessins intitulés « l’intermède des figurines ».
Chaque numéro en édition courante est vendu 100 francs ; en édition de luxe numérotée 350 francs. Aujourd’hui, on trouve quelques exemplaires en vente sur internet, entre 20 et 80 euros. Plus de cinq cents plaquettes furent publiées dans la collection P.S.. Seghers écrivit que « la collection P.S. rassemble ceux qui sont déjà des poètes notoires et ceux qui peuvent le devenir. Elle n’est pas une collection commerciale, mais une chance donnée aux jeunes poètes. »
Dans la même collection, en 1954, paraissent les Chansons à dire de l’écrivain suisse Georges Piroué (1920-2005) ; Que le monde est beau bien-aimée de Daniel-R. Bourgouin, également romancier chez Gallimard, avec notamment Les marches de Saint-Germain, en 1962, à propos de la guerre d’Algérie ; Le droit d’asile d’André de Richaud (1907-1968), écrivain, poète et dramaturge, qui s’était lié avec Seghers au collège de Carpentras ; Tête la Première de Ghislaine Costa de Beauregard (1908-2002), préfacé par Jean Cocteau ; et enfin Corps mémorable de Paul Eluard, réédition du recueil publié en 1948 sous le pseudonyme de Brun, après la mort de son épouse Nusch[3] et illustré par Valentine Hugo. Pierre Seghers avait écrit à Rouffanche, le 29 septembre 1954, à propos de son recueil : « J’aime le ton de votre poésie, elle émerge du langage avec quelque chose de nu et de luxueux à la fois. Il y a au-delà des mots, une vision, un mouvement, une gravité qui ne trompent pas.[4] » Dans une lettre du 29 septembre 1954, Robert Sabatier écrit : « J’aime votre poésie et l’état d’esprit reflété par elle. Tendre, ô combien, dépouillée, intérieure, elle a toutes les qualités que j’aime. C’est chose assez rare et je veux vous le dire, très simplement. Du meilleur cœur.[5]»
Le rabat de la 1ère de couverture propose une photographie en noir et blanc de Joseph Rouffanche, en veste et cravate, les cheveux peignés en arrière, fixant l’objectif. La biographie, que l’on imagine donnée par lui, est celle-ci : « Limousin d’origine et de cœur Joseph Rouffanche est né le 24 septembre 1922 à Bujaleuf (Haute-Vienne). Marié, père de trois enfants, il est professeur de lettres au collège de Chasseneuil (Charente). En poésie, il serait bien embarrassé d’avouer une préférence, toutefois, son admiration pour le Rimbaud des Chansons et des Illuminations surtout, est sans mélange. Il croit devoir beaucoup à Rilke et aux Surréalistes parmi lesquels le meilleur Eluard l’enchante. Il adore Mozart et Beethoven. La vie prend un sens à ses yeux grâce à la poésie éparse dans l’œuvre d’art et dans le monde. Ila conscience d’écrire dans un état de plus grande douceur comme avec cette espèce de gravité et de tendresse qui accompagne l’amour […] ».
Bien entendu, en lisant le titre Le Marteau lourd, on pense tout naturellement au Marteau sans maître de René Char, paru vingt ans auparavant, dans lequel celui-ci écrit :
« Tu es pressé d’écrire,
Comme si tu étais en retard sur la vie.
S’il en est ainsi fais cortège à tes sources.
Hâte-toi.
Hâte-toi de transmettre
Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance. »
Mais le titre vient du second poème dans lequel Rouffanche écrit notamment :
« J’ai […]
Cherché
Le fermoir d’or le marteau lourd […] ».
Et on le trouve encore dans « Il eut fallu », où on lit :
« La porte au marteau lourd m’interdisait l’entrée
Du parloir de l’enfance où j’eus trouvé la clé
Où j’eus trouvé le cœur de cela qui enchante […] ».
Comme Régine Foloppe, je vois dans ce poème un « hymne à l’enfance »[6]. Il n’est pas anodin que Rouffanche y choisisse son titre.
Treize poèmes du Marteau lourd ont été édités dans Où va la mort des jours, choix de poèmes 1954-1965, suivi de Seul pays, chez ORACL-édition à Poitiers en 1983, qui permit à l’auteur d’obtenir le Prix Mallarmé l’année suivante. On imagine que Joseph Rouffanche a choisi ceux des poèmes du recueil qui lui plaisaient le plus vingt-neuf ans plus tard. Le premier d’où est tiré le titre ne fait plus partie de la sélection ; en revanche, « Il eut fallu » persiste.
Les poèmes sont de longueurs et de formes inégales. L’auteur préfère généralement l’assonance à la rime parfaite. Ainsi de pavane et platane, cours, toujours, détour, amour… Certains poèmes ont des titres spécifiques (20), d’autres sont simplement titrés par les premiers mots du premier vers (10). Le dernier n’a pas de titre.
Les thèmes du recueil sont ceux que l’on trouve dans toute l’œuvre de Joseph et qui ont déjà été bien étudiés précédemment. Je vais citer les principaux à mon sens et les éclairer à la lumière de certains travaux déjà édités, dirigés essentiellement par Gérard Peylet.
La nature limousine, les animaux et les éléments sont partout présents, mais, dans ce recueil, l’hiver et la neige ont une importance particulière. Dans Voici… : « Ici l’hiver fut grottes d’ombre,/Palais de givre aux jours enfuis ». Un poème porte le titre Les neiges de Noël, dont j’extrais les vers suivants : « Enfant perdu des soirs de neige ;/Voici les neiges de Noël,/Les douces neiges éblouies ! » et plus loin : « Paissez mes neiges de Noël,/Mes chastes neiges éblouies ! ». Dans La Ronde, « En le recueillement, la ronde la plus pure/Neige et s’effeuille et neige encore quelques pas. » Plus loin, il est question de « l’azur d’hivers suppliciés. » Dans Il se cueille…, « linge du gel, enfants noués,/Aux jardins, l’hiver taciturne/Fane le givre au pas nocturne. » Dans Rencontres, Rouffanche évoque « Au plus profond de la forêt/Loin des allées/L’annonciation de la neige. » Le mot avalanche est écrit. Dans La Herse d’or, les derniers vers : « Lilas blanc, vainqueur de ma nuit,/Ma neige loue ton existence. » Un poème est titré Il neige [Lecture]. Dans Des Etoiles, « De longs hivers désespérés/Neigeront sur ton oreiller ». Dans Loin de qui, il y a « la neige bruissante » et dans Sous le couvert, « Les rues s’ordonnent pour l’hiver ». Dans Il eut fallu, le poète se souvient du gui de Noël et de l’odeur du sapin de l’enfance. Dans Ame de ronce, les deux premiers vers : « Rossignol long à t’éveiller/Par tant d’hivers désespéré ». Joëlle Ducos a remarqué que la neige en tant que phénomène naturel apparaît comme le thème récurrent du recueil Où va la mort des jours, elle parle d’ailleurs d’une présence obsédante[7]. On vient de constater que c’est le bien le cas dans Le Marteau lourd. On peut suivre Joëlle Ducos dans ses interprétations. La neige est un « symbole du passé », « élément légendaire » ancré dans le monde Limousin dont le poète dit que c’est un « petit pays qui va de l’hiver à l’hiver ». Joëlle Ducos ajoute : « Cette terre ainsi qualifiée est dominée par la saison hivernale qui fait naître tous les rêves d’enfance et de tendresse (…) Inversement, les autres saisons n’ont pas ce pouvoir évocateur qui relève parfois de la féérie. » On passe du paysage limousin à l’univers d’enfance, notamment associé à Noël et au foyer chaleureux. La neige est une « image de pureté et d’intimité, minérale et fondante, immobile et vivante, étoile et terrestre, figure de solitude et d’amour (…) toujours repoussée dans un passé rêvé et révolu, et semble la figure d’un idéal désormais impossible à atteindre » ; il y a « un regret permanent [du] bonheur passé. Neige d’antan, elle représente la pureté de la matière et la source d’inspiration poétique absolue, même si sa rêverie ne peut qu’amener une nostalgie. »
La nostalgie est sans doute celle des temps heureux de l’enfance – « Ô mon enfance protégée ! » écrit le poète, qui évoque l’ « Enfant perdu des soirs de neige » et « l’enfant roux » qu’il était. Dans la « Petite suite d’été », « Un enfant court sur la route » avec « sa chevelure d’été » « Et son regard de bête blonde ». On songe immédiatement à Rimbaud, à son « J’ai embrassé l’aube d’été. » Rouffanche écrit : « L’escalier rencontre le visage tendre de l’aube./Il la retrouve ; ils sont amis. » Rimbaud : « L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. » Rouffanche mentionne aussi « Les belles dames d’autrefois. » Peut-être femmes de ses parages enfantins, peut-être réminiscence de la Ballade des dames du temps jadis de François Villon. Dans « Sous le couvert… », Rouffanche écrit : « Les enfants viennent écouter/Le ruissellement des merveilles » et « Aux devantures immergées/Les enfants font choix de jouets. » Au-delà du mystère, il s’agit bien de l’émerveillement de l’enfance. Comme l’a souligné Régine Foloppe : « une enfance unanimement émerveillée, extasiée « corps et âme »[8]. Dans l’une de ses études, Gérard Peylet a travaillé à propos du passé et de l’enfance dans les proses de Jean Follain et les poèmes de Joseph Rouffanche[9]. Il a notamment montré que « le poète transforme une impression d’être au monde en instant poétique. L’instant devient conscience suraigüe d’un temps à l’état pur, miraculeusement sauvegardé et immobilisé par l’image. » Il ajoute : « nous savons bien que les poèmes de Joseph Rouffanche naissent en partie de la mémoire et qu’ils nous offrent des instants mi-vécus et mi-inventés ». Et, bien entendu, que la nostalgie nourrit la poésie de Rouffanche, puisque l’enfance est un temps achevé, vécu et peut-être rêvé, que le poète essaie de retrouver. Mais le temps passe inexorablement, il est « porteur de chaînes » dans le poème « Demi-Saison » et les « passe tendrement » à l’auteur, en s’éloignant avec un sourire. Dans « Voix fertiles », Joseph Rouffanche annonce : « Il va falloir quitter les rives/De l’enfance et de la mémoire ». Gérard Peylet parle de la tentative de combler un vide existentiel. On se souvient alors de Charles Baudelaire, dans Moesta et errabunda :
« Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n’est qu’amour et joie (…)
– Mais le vert paradis des amours enfantines,
L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l’animer encor d’une voix argentine,
L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ? »
Dans Le Marteau lourd, c’est Il eût fallu qui livre une possible clef :
« La porte au marteau lourd m’interdisait l’entrée
Du parloir de l’enfance où j’eus trouvé la clé
Où j’eus trouvé le coeur de cela qui enchante »,
avec la convocation d’impressions parfois fugitives – de connotations, pour reprendre l’expression de Georges Mounin, « tout ce que peut évoquer, suggérer, exciter, impliquer de façon nette ou vague… la valeur d’un terme… chez chacun des usagers individuels de ce terme » – pour tenter de partir à la recherche du temps perdu. C’est sans doute l’un des principaux travaux d’écriture de Joseph Rouffanche – qui convoque aussi l’absence, les absents (comme les doux chercheurs de champignons effacés) et les morts qui se plaignent de l’oubli ; sa poésie deviendrait en quelque sorte un memento mori. On se souvient de ce que se demande le narrateur du Temps retrouvé de Marcel Proust : « si tous les gens que nous regrettons de ne pas avoir connus parce que Balzac les peignait dans ses livres […] ne m’eussent pas paru d’insignifiantes personnes, soit par une infirmité de ma nature, soit qu’elles ne dussent leur prestige qu’à une magie illusoire de la littérature ». Il en va de même des personnes, des détails, des objets, convoqués par la poésie de Rouffanche : « Vieillards tombés en songerie/Au banc tiédi de l’habitude », « promeneuse de jadis », « mufles des bêtes », « ythme étrange de la ronde », « Aux jardins, l’hiver taciturne », « l’écluse encombrée », « tous les hommes dans un seul village » ou « les belles dames d’autrefois ». Ses souvenirs nous en rappellent d’autres.
Le Marteau lourd est aussi un recueil de la tendresse, plusieurs fois mentionnée. j’ai cité le temps qui passe tendrement des chaînes – c’est donc ici une tendresse quasi mortifère. Mais dans « Mon silence », « La tendresse est l’allée de mon plus beau château », écrit le poète. Ailleurs, il est dit : « Tu deviendras mon tilleul tendre » ou « la tendresse se lève », ou bien encore « D’aussi loin que je me souvienne/voltigent les libellules d’une tendresse sans bornes ». Et puis, il y a l’ « Hymne à la tendresse ». Il s’agit là d’une quête, où la nostalgie une fois encore est de mise et même citée. Elle est prétexte à de nombreuses images qui font poésie et semble anihiler le temps : « Pour toi le temps n’a d’existence ! » Et c’est bien de tendresse dont il s’agit, qui demeurera, écrit Rouffanche, « Quand j’oublierai la maison de l’amour/Quand je perdrai les traces de l’amour ! ». On songe ici à Pierre Reverdy, dont un poème s’intitule « Tendresse », où il écrit : « Il y a le temps roulé sous les plis de la voûte/Et tous les souvenirs passés inaperçus » et plus loin : « Je n’ai plus assez de lumière/Assez de peau assez de sang/La mort gratte mon front ». La tendresse, dernière consolatrice, peut-être.
Comme, surtout, la poésie – si présente, si belle – dans ce premier recueil, qui place déjà Joseph Rouffanche parmi ceux qui comptent, comme en témoigneront au fil du temps ses pairs, les critiques et les universitaires qui l’auront lu. Une poésie, pour reprendre l’expression de Claire Meyrat-Vol, « qui ouvre sur l’infini et touche à la splendeur du monde »[10] car, pour reprendre un vers du poète, « il ne saurait être « aveugle à la beauté des choses ». Je retiens quelques images dans Le Marteau lourd : « l’espace où la forêt/A la rivière fait offrande,/Où la solitude et la paix/Viennent s’unir dans l’or des brandes. » Ce dernier mot rappellant le titre du recueil de Maurice Rollinat. Et puis encore : « La lune aux seins mauves s’effeuille », « La route où la beauté/Retrouve le mystère », « Mon silence est d’azur, de places et de plages », « Et fanèrent et s’épanouirent dans l’eau claire et les jardins en terrasses,/Les corolles de magnolia », « Aux lacs, les carpes d’ombre/Humaient l’azur, avec lenteur », on serait tenter de dire, toujours en citant le poète, tout un « ruissellement des merveilles ».
Ce sont toutes ces merveilles qui sont présentes dans Le Marteau lourd comme elles le seront dans les autres œuvres de Joseph et c’est leur présence qui font que j’aime sa poésie.
[1] Joseph Rouffanche, 12 poètes, 12 voix(es), Cahiers de Poésie Verte, 1997, p. 428 et suivantes.
[2] Par exemple publié par La Tour de Feu de Pierre Boujut.
[3] Annie Coppermann, Corps mémorable, de Paul Eluard, Les Echos, 31 déc. 1996 (en ligne).
[4] Joseph Rouffanche, 12 poètes, 12 voix(es), op. cit., p.432.
[5] Joseph Rouffanche, 12 poètes, 12 voix(es), op. cit., p 432.
[6] L’émerveillement dans l’œuvre poétique de Joseph Rouffanche, in « Joseph Rouffanche », Analogie, 1991, p.31.
[7] « Mais où sont les neiges d’antan… », « Joseph Rouffanche et la poésie post-surréaliste : un poète entre Terre et Ciel », Eidôlon, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3, Septembre 2000-56, p. 136.
[8] L’émerveillement dans l’œuvre poétique de Joseph Rouffanche, op.cit., p. 15.
[9] L’horizon poétique de Joseph Rouffanche, études réunies et présentées par Elodie Bouygues, PULIM, 2011., p.p. 35-48.
[10] « La splendeur du monde », Ibid., p. 113.