Ce matin, le tribunal administratif de Bordeaux examinait 3 demandes d’annulation de l’arrêté interministériel du 29/10/2012 portant homologation du classement des crus de l’AOC « Saint-Emilion Grand Cru ». Ambiance, ambiance…
Pierre et Lucile Carle du château Croque-Michotte, 40 ans grand cru classé et puis plus rien, devant le tribunal administratif ce matin © Jean-Pierre Stahl
Il y a comme ça des affaires qui se passent dans une petite rue de Bordeaux, au 9 rue Tastet, et qui peuvent se faire entendre sur la planète entière. Car toucher à Saint-Emilion, à son ordre établi, c’est un peu comme faire une mini révolution… Non pas que ce classement soit figé dans le marbre comme celui de 1855, mais c’est un classement révisable tous les 10 ans qui a une visibilité partout dans le monde.
Eh bien, il y avait 3 irréductibles plaignants, de la fibre de ces gaulois qui veulent que l’on respecte leur histoire et leur terroir, qui étaient présents pour enfin faire entendre leur voix. Depuis 3 ans, les gérants des châteaux Croque-Michotte, Corbin-Michotte, et la Tour du Pin Figeac, à savoir Pierre Carle, Jean-Noël Boidron et André Giraud attendaient ce moment.
On a été quand même 40 ans Grand Cru Classé, le terroir n’est pas parti de dessous nos pieds par surprise ! On est entre Cheval Blanc, Petrus, Grand Corbin-Despagne et un certain nombre d’autres », Pierre Carle du château Croque-Michotte.
Les 3 châteaux de Saint-Emilion avant l’audience © JPS
Et d’ajouter les quelques griefs qui ont coûté des points au château dans sa notation: « on nous a reproché d’avoir Croque-Michotte avec 3 parcelles séparées, on se demande quel est l’intérêt géographique, touristique, viticole de ce genre de disposition, d’ailleurs l’INAO dans d’autres endroits en France cherche des histoires à des viticulteurs parce que leur propriété n’est formée que d’un seul tenant. » « Le risque qu’ont pris l’INAO Aquitaine et le Conseil des Vins de Saint-Emilion, c’est de s’enferrer à ne pas vouloir corriger notre dossier, à dire qu’il n’était pas bon et au risque que le classement soit annulé pour tout le monde. » Et d’enfoncer le clou sur les points avancés dans ce dossier : »l’INAO a utilisé une carte géologique en contradiction avec les affirmations de l’auteur de la carte géologique (de 1989), les sondages montrent qu’il n’ y a pas d’eau… » « Là aussi, c’est un peu gros, on était parmi les 1er à être en agriculture biologique en 1999 et l’INAO nous a écrit noir sur blanc que nous n’avions fait aucune démarche de gestion durable ! »
On sent ces gérants et propriétaires de châteaux familiaux quelque peu excédés, comme Jean-Noël Boidron pour le château Corbin-Michotte, à la sortie de l’audience : « en 2012 à la Coupe des Crus Classés de Saint-Emilion dont nous faisions partie jusque-là, nous sommes sortis seconds devant ceux qui sont passés « 1er » (cc), et après on nous dit vous n’êtes plus bon, il y a quelque chose, j’ai tendance à dire qu’on a été matraqué pour une raison personnelle. »
Lors de l’audience les deux avocates avancent les arguments devant le tribunal: dans le nouveau cahier des charges du nouveau classement, il y a eu un manque de transparence et d’égalité de traitement : »
« On a privilégié le gros par rapport au petit, par rapport à la structure familiale… Ainsi, il fallait (comme critères retenus pour avoir des points) une salle de séminère, un lieu de séjour pour personnes invitées, des personnes chargées de l’accueil. On va privilégier des structures qui ont 10 personnes et où l’on parle anglais ou chinois. Il y a un manquement par rapport à l’égalité de traitement, » avance Me Chloé Maisonneuve avocate des plaignants. Et sa consoeur d’ajouter que la grille de notation n’a été déterminée que 3 semaines après le dépôt des dossiers de candidatures : « ils ont découvert après coup des règles du jeu, ils auraient pu modifier la présentation de leur dossier sur certains points. »
L’avovat de l’INAO Didier Pinet rétorque qu’au contraire :
En réalité, il y a eu beaucoup de transparence dans ce dossier, notamment par la communication de la grille de notation », Didier Pinet avocat de l’INAO
Pierre Carle, avec François des Ligneris et Dominique Techer © JPS
Autre point avancé par Chloé Maisonneuve le problème d’impartialité « pas mineur » : « une plainte au pénal est toujours en cours d’instruction pour prise illégale d’intérêt. Il y a dans ce dossier deux personnes qui avaient des fonctions éminentes, réelles, avaient des intérêts économiques évidents et ont une part importante dans les délibérations. » Ce à quoi l’avocat de l’INAO rétorque : « le grief de l’impartialité est mal fondé. Ils n’étaient pas membres de la commission de classement, ces deux personnes étaient absentes lors de la séance, elles n’ont pas participé et pris part au vote. Il y avait une commission de classement (ad hoc) et 2 organisations indépendantes certifiées. Il y a eu un vrai travail pour rénover la procédure de classement, on ne peut difficilement aller au-delà de ce qui a été fait. »
Le rapporteur public a de son côté balayé rapidement les moyens avancés par les parties, notamment sur l’anonymat des bouteilles qui aurait été rompu, « la rupture de l’égalité de traitement ne pouvait pas être établi », il a demandé le rejet des demandes en annulation de l’arrêté interministériel.
Parmi le public, il y avait bien sûr Franck Binard le directeur du Conseil des Vins de Saint-Emilion : « c‘est une décision lourde, très attendue des viticulteurs…(pour info 82 châteaux sont classés, 18 en 1er cc et 64 crus classé de Saint-emilion). On ne veut pas refaire les débats en marge des débats. On souhaite avant toute chose s’en remettre à la décision souveraine du juge. »
Il y avait aussi quelques figures du monde du vin comme Dominique Techer, propriétaire à Pomerol, qui avait fait une apparition dans Vino Business d’Isabelle Saporta, et également François des Ligneris, ancien propriétaire du château Soutard, cru classé de Saint-Emilion : « ce qui m’intéresse dans cette histoire de classement, c’est que Saint-Emilion retrouve la paix et que les choses se passent, pour construire en toute transparence et en toute sérénité. »
Le tribunal administratif de Bordeaux a mis son jugement en délibéré sans donner de date.
Regardez le reportage de Jean-Pierre Stahl, Didier Bonnet et Xavier Granger