Suite de la « Saga Lurton », avec Lucien le Médocain…Moins communicant que son frère aîné André, il a toutefois réussi à reconstruire les vignobles et à se constituer un petit empire du vin. Il est passionné par les terroirs de Bordeaux et de Margaux.
Lucien Lurton, c’est le deuxième fils de François et Denise Lurton, c’est aussi le petit-fils du fameux Léonce Récapet, l’aïeul qui fit fortune dans la distillerie et les apéritifs à Branne. Lucien est né en 1925, un an après André Lurton, qui vient de fêter ses 90 ans.
Lucien Lurton, est un personnage relativement simple mais difficile à approcher pour les photographes et journalistes. Ses enfants me confient qu’il y a non seulement très peu de photos de lui, mais aussi que sur les rares clichés où il s’est laissé prendre, « il fait un peu méchant ou il grimace ».
C’est son caractère à Lucien: c’est un taiseux et un terrien…S’il parlait peu, il n’en était pas moins attachant pour ses enfants comme pour ses employés. Alors qu’il a refusé de participer à notre « Saga Lurton », il ne nous a pas empêché de venir au château Brane-Cantenac en cette belle matinée du 25 septembre où nous l’avons croisé dans la cour du château toujours prêt à retrousser ses manches comme pour aller au travail…Il nous a poliment salué. Nous le saluons en retour en lui consacrant un magazine de 6 minutes…avec les témoignages d’Henri, Denis, Marie-Laure 3 de ses 10 enfants et de sa belle-fille Claire Villars-Lurton.
C’est son fils Henri Lurton, gérant de Brane-Cantenac, 2e Cru Classé de Margaux qui nous fait le tour du propriétaire. Il en est aussi le propriétaire car Lucien un beau jour de 1992 a décidé de tout arrêter et de transmettre d’un coup ses châteaux à chacun de ses enfants.
Henri, Lurton, c’est un peu le gardien du temple, il est à la tête de ce 2e Cru Classé de Margaux, que son père avait choisi de reprendre en 1954 quand s’est fait le premier partage du patrimoine acquis par Léonce Récapet, le grand-père. Un château, un vignoble, qui a l’époque était mal en point. Non seulement, il manquait des pieds mais en prime il y eu cette gelée de 1956 qui a fini de tout achever ou presque. C’était pour Lucien une difficile entrée en matière. Henri raconte: « C’était très difficile, il était le second. Il faut se rappeler que les marchés avaient été perdus. Dans les années 50, le vignoble de Bordeaux n’avait pas redémarré. »
Lucien Lurton a fait partie de cette génération de pionniers. Il y a eu cette gelée de 1956. Il est féru d’histoire, il a retrouvé la technique du pied couché: d’un pied, il en faisait plusieurs. Il faut savoir prendre des risques et c’est ce qu’il a su faire » Henri Lurton à propos de son père.
Denis Lurton, frère d’Henri et fils de Lucien Lurton, est aujourd’hui à la tête de Desmirail, 3e Cru Classé de Margaux. Il aurait pu avoir un autre destin…Il avait fait des études de droit et comme les Lurton du côté grand-père paternel (François Lurton), il était devenu juriste: il a été avocat durant 3 ans. Puis il y a cet appel des planches, il a joué comme comédien de théâtre à Paris. Sauf qu’un beau jour ses racines se sont rappelées à lui: « Mon père a sifflé la fin de la récréation ».
En 1992, Lucien Lurton a en effet annoncé qu’il voulait leur transmettre ses châteaux. Une volonté ferme comme toujours chez les Lurton. Et ce bien que certains enfants n’avaient qu’une vigntaine d’années: ainsi Bérénice s’est retrouvée à la tête d’un 1er Cru Classé de Sauternes, château Climens à Barsac, à l’âge de 22 ans ! Denis explique que même s’il a été surpris, il était prêt: « c’est comme pour le raisin, j’étais mûr. Moi, j’ai découvert ce pays, le Médoc, en revenant de Paris et je suis devenu amoureux du Médoc.
» Quant au partage, comment s’est-il fait avec ces 10 enfants ? » « Mon père avait organisé un tirage au sort. Au préalable, il nous avait demandé d’émettre trois voeux, mais en fait on s’est rendu compte qu’on pouvait avoir un pré-choix et c’est lui qui a fait le choix final », raconte Denis, qui ajoute:
Mon père est quelqu’un de discret, solitaire, cette transmission, c’est un très bel acte d’amour » Denis Lurton qui a hérité du château Desmirail
Depuis Denis Lurton fait fructifier son vignoble: « j’ai essayé de faire un vin tout en rondeur et amabilité. Nous nous sommes ouverts aussi à l’oenotourisme depuis 3 ans et sommes ouverts tous les jours. C’est un très beau challenge. Quant à la famille, « il y a une cohésion familiale autour de nos parents. On a gardé cette cohésion avec cet esprit de famille nombreuse avec ses défauts et ses qualités. C’est toute une vie. »
Lucien Lurton, c’est aussi et surtout cette passion des terroirs. Il est à lui tout seul une somme de connaissances et de savoir-faire. D’abord c’est un ingénieur agronome (comme le fils de Léonce Récapet disparu en 1916 à Verdun, il a prouvé à travers cette technique du pied couché, que la nature savait reprendre ses droits et que d’un genou à terre, on pouvait se relever… C’est ce qu’il a fait « avec des hauts et avec des bas » comme me le confiait Henri, mais avec cette volonté de tracer le sillon et son propre chemin. Cette volonté des Lurton de forcer le destin.
Il a oeuvré pour Margaux quasiment toute sa carrière, il a ainsi été président de l’appellation durant près de 20 ans. Rappelons que Léonce Récapet avec François Lurton son gendre avaient acquis 40% des parts de château Margaux, avant de les céder contre le clos Fourtet à Saint-Emilion où François Lurton (père d’André et de Lucien) a terminé sa vie. Lucien avait cette attirance pour Margaux et le Médoc, autant qu’André qui avait jeté son dévolu sur château Bonnet.
Lucien Lurton s’est battu contre les marchands de graviers, il a contribué à remembrer les parcelles et vignobles de Margaux » avec les viticulteurs du cru, nous raconte Claire Villars-Lurton, l’épouse de Gonzague, l’un de ses fils (actuellement aux Etats-Unis et ce pour 2 ans pour relancer un vignoble). Un dévouement pour la communauté mais aussi un sens des affaires. Il a ainsi collectionné les crus classés de Margaux: Brane-Cantenac (2e CC), Durfort-Vivens (2e CC) et Desmirail (3e CC), mais aussi des crus bourgeois (la Tour de Bessan), ce qui fait de lui le plus gros propriétaire de Margaux avec 200 ha. Il n’a cessé d’avoir ce nez creux en achetant également Bouscaut cru classé des Graves et Climens, 1er CC de Sauternes à Barsac.
Sur les 10 enfants de Lucien Lurton, 8 ont repris le flambeau et sont plongés dans le monde du vin. Marie-Laure est aussi la digne fille de son père, car elle aussi a suivi des études très poussées en oenologie (ils sont 4 oenologues parmi l’association des Lurton du Vin). Elle n’a pas de cru classé mais possède 3 domaines: la Tour de Bessan à Soussans en AOC Margaux ou encore Villegeorge en Haut-Médoc (ancien Cru Bourgeois Supérieur) et Duplessis en AOC Moulis, rien que des crus bourgeois.
Quand on goûte nos vins, il faut qu’on retrouve ce sol de Graves de Margaux » Marie-Laure Lurton
Il lui a inculqué son amour des terroirs, le respect et la libre expression du fruit: elle n’a que très peu recours aux barriques neuves pour éviter des vins trop boisés. « Pour moi la barrique, l’intérêt, c’est l’oxygénation managée des tanins, le but c’est d’assouplir les tanins au cours de l’élevage et pas de donner un goût de bois. Donc je ne mets jamais plus de 20 % de bois neufs dans mes vins. Parce qu’autrement on tue le fruit; le bois neuf est l’ennemi du fruit. »
Les Lurton du Médoc, ce sont enfin des négociants en vin: en 1993, il ont créé « Lucien Lurton et fils », devenu en 1999 « la passion des terroirs« . C’est l’une des 10 plus importantes maisons de négoce de la place de Bordeaux avec 5 millions de bouteilles commercialisées et 45 millions d’euros de chiffre d’affaire.
Aujourd’hui, Lucien Lurton et ses enfants sont classés 180e fortune en France selon le magazine Challenges, devant André Lurton et les siens classés 290e. Une réussite commune, plutôt en parrallèle, mais une passion partagée pour les terroirs.
Une saga palpitante racontée par Jean-Pierre Stahl; images Didier Bonnet, sons Eric Delwarde, Vincent Issenhuth, montage Xavier Granger, mixages Emmanuel Crémèse et Véronique Lamartinière.