10 Avr

La folle semaine des primeurs, un jeu où tout le monde joue un rôle

Que vaut le millésime ? La question est chaque année posée à l’occasion des primeurs. Mais que valent les primeurs et comment ça fonctionne vraiment ? Côté châteaux vous offre une certain éclairage sur cette campagne et ce milieu assez fermé qui y participe.

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Olivier Bernard, Président de l’Union des Grands Crus de Bordeaux, au Domaine de Chevalier © JPS

On peut dire sans trop se tromper que les primeurs sont un moment privilégié où seuls les initiés ont le droit de déguster. Un club fermé ? Par vraiment mais réservé aux professionnels, ça c’est sûr, comme Vinexpo d’ailleurs (hormis la dégustation ouverte au grand public des Graves).

Durant une semaine intense (du vendredi 28 mars au vendredi 4 avril cette année), importateurs, négociants, courtiers, propriétaires, journalistes spécialisés, bloggeurs atterrissent à Bordeaux pour déguster et porter un jugement sur un vin qui n’est pas abouti. Certains sont experts dans le jugement définitif, d’autres plus mesurés dans leurs critiques, et une majorité d’entre eux trouvent généralement le millésime « classique » quand c’est une année moyenne pour Bordeaux, voire mauvaise, et manquent de superlatifs quand c’est une grande année comme pour le 2009 (« millésime du siècle », « à rapprocher de 1947 », voir le magazine réalisé lors des primeurs de 2009).

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Les primeurs au château d’Arsac pour la dégustation des Crus Bourgeois © JPS

Pour se faire une idée bien précise de ce que vaut un millésime, il faut avoir différents sons de cloches et, comme pour la presse, il vaut mieux lire différents articles et appréciations (Jacques Dupont du Point, Stéphane Derenoncourt consultant, Michel Rolland oenologue consultant, Stéphane Toutounji oenologue, Hubert de Boüard oenologue consultant), en prenant un peu de recul car les intérêts en jeu sont tellement importants que certains ne vont jamais descendre un mauvais millésime. Principe de base du journalisme quand on vous dit blanc, c’est peut-être noir, en tout cas plutôt gris, car la pureté et la perfection sont difficiles à atteindre.

Sur ces considérations, et le décor étant planté…Ils sont 5 000 à 6 000 chaque année à se presser pour ces primeurs…Un évènement planétaire, où le monde du vin retient son souffle, car on considère que les commandes après les primeurs représentent grosso modo 1 milliard d’euros. 4 % des volumes sont vendus en primeurs, car ça touche surtout les 1er grands crus classés, crus classés ou encore crus bourgeois. En valeur 20 à 25 % du chiffre d’affaire global se fait à ce moment-là.

L’exercice est difficile, pourquoi ? Déjà parce que les professionnels dégustent le vin de la vendange de l’automne précédent. C’est-à-dire qu’il a au maximum 6 mois d’élevage (la plupart de ceux présentés en barriques de chêne). Il a été assemblé en janvier, février et pour certains encore plus tôt en décembre. C’est le cas de Denis Dubourdieu, célèbre oenologue de la place de Bordeaux, directeur de l’ISVV (institut supéreiur de la vigne et du vin) et propriétaire du château Doisy-Daene: « l’assemblage est physiquement fait en décembre, il n’y aura pas une barrique de plus, peut-être une de moins, on s’est décidé tôt; c’est pas facile, il faut beaucoup d’expérience, c’est comme la vente de yerling à Deauville, et je pense que c’est meilleur pour le vin, que les lots qui sont destinés à faire un alliage, soient assemblés  le plus tôt possible ».

Mais il se murmure en coulisse que parfois certains châteaux proposent leurs meilleurs lots à la dégustation, toutefois à la livraison, ils ont intérêt à ne pas décevoir ! En tout étant de cause, les critiques et journalistes demandent parfois à déguster directement à la barrique, ou reviennent deux ans plus tard comparer leurs notes sur l’instant et leur nouvelle dégustation.

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Timothée Bouffard, courtier en vins, et Ludovic David, directeur château Marquis de Terme @ JPS

Dans cette jungle des primeurs, chacun a intérêt a prendre le pouls du marché. Car sur un millésime qui ne tient pas la route, il va falloir que propriétaires, courtiers et négociants s’accordent pour que la campagne se fasse. Le but étant de le vendre et non qu’il vous reste sur les bras. A ceci près que la planète consomme presque plus qu’elle ne produit, et surtout sur une faible année en France et en particulier en Bourgogne et à Bordeaux.

Pour Timothée Bouffard, courtier en vins et gérant du bureau Ripert: « on essaie d’apporter la bonne parole au niveau des propriétaires par rapport à ce que nous ressentons du marché, par rapport à ce qui s’y passe, pour essayer de leur dire de faire le bon prix et pour que la campagne (des primeurs) se fasse. »

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Gilles Goulet, à droite, directeur des achats de la SAQ © JPS

Directeur des achats pour la Société des Alcools du Québec, qui fonctionne encore avec un système de monopole, Gillet Goulet passe traditionnellement commande de 480 000 caisses de 9 litres (12 bouteilles). C’est dire la puissance d’achat pour une entité qui va inonder le marché québecois et canadien. Celui-ci nous confie:  » c’est une semaine assez chargée, on peut déguster 100 à 125 vins par jour, donc oui c’est une concentration assez constante ». Les enjeux sont énormes, dans un grand millésime comme 2009 ou 2010, cela représentait 10 millions d’euros pour la SAQ, cette année la commande sera sans doute moindre.

Cette année, plus qu’en 2009 ou 2010 où finalement tout était bon, le rôle des critiques est peut-être plus important car c’est « inégal » selon Olivier Bernard, Président de l’Union des Grands Crus de Bordeaux.

c’est l’occasion vraiment pour les professionnels de donner des conseils aux consommateurs, à leurs lecteurs. Donc ce millésime 2013, je dis que c’est un millésime d’opportunité ! Sur les 250 marques de Bordeaux qui se vendent d’habitude sur un grand millésime, là cette année il y en a 100 à 150 qui vont bien se vendre… » selon Olivier Bernard Président de l’Union des Grands Crus de Bordeaux

Aussi pour épater la galerie ou montrer que Bordeaux sait recevoir, il existe en marge de cette campagne de nombreux repas et dîners. Certains convenus et très « smart » comme le dîner du « Ban du Millésime au CAPC, d’autres plus branchés avec des codes couleurs plus « fashion » comme au château Marquis de Terme où les professionnels peuvent déguster tous les Margaux de l’appellation. « On accueille ici 2 500 personnes sur 3 jours de dégustation et on sert 1 200 couverts répartis sur les 3 jours » commente Ludovic David, directeur général du château Marquis de Terme. Ca fait partie du jeu. Car cette semaine des primeurs est selon nos Bordelais enviée du monde entier…

Bref une danse du ventre pour mieux vendre, ainsi va la vie en cette folle semaine des primeurs.

Et puis, il y a l’après, parfois un grand vide jusqu’à ce que tombent les premières notes des critiques… Cette année le demi-dieu Robert Parker n’est pas venu, on dit qu’il sera là en mai ou juin. Toutefois, Jean-Luc Thunevin a reçu Antonio Galloni, l’un des plus proches collaborateurs de Robert Parker et du Wine Advocate.  Il y a eu également James Suckling, autre grand nom redouté, du Wine Spectator et du côté français, Jacques Dupont, journaliste spécialisé du Point dont son Guide va tomber le 22 mai…

Déjà certains comme Pontet-Canet n’ont pas attendu le début de la semaine des primeurs pour sortir leur prix de vente (par peur ? ou opération de promotion ?), cette année les prix ne sortiront certainement pas tardivement comme en mai ou juin lors de certains Vinexpos, car ce n’est pas un grand millésime…les Chinois et les Américains semblent se faire tirer l’oreille pour l’acheter.

Regardez le dossier thémathique sur les primeurs réalisé par Jean-Pierre Stahl, Olivier Prax et Didier Bonnet suivi de la chronique de Frédéric Lot.