Voyant passer sur Facebook, comme un vol de cigognes, un post de David Lelièvre vigneron à Toul, le fieffé Lorrain que je suis n’a pas résisté en période de guerre à l’appeler et lui proposer l’interview improbable « les Lorrains parlent aux Lorrains ». On a beau être journaliste, on est aussi chauvin et chauvin lorrain c’est divin. Quand un vigneron lorrain jette une bouteille à la mer, on ne peut que la saisir pour déguster ses paroles et vous faire partager cette renaissance du vignoble lorrain.
Jean-Pierre Stahl : « Bonjour David, ma première question, celle que pose traditionnellement un Lorrain à un Lorrain: « comment que c’est gros ? »
David Lelièvre : « Déjà j’ai perdu 15 kilos…Mais ça va bien, on vient d’avoir les premières pluies après un mois et demi de soleil, cela commençait à être sec, on a eu un super débourrage, on est plutôt content, ça commence bien ».
« Au niveau moral, on apprend à gérer le temps différemment, c’est difficile quand on a toujours été à fond de relativiser le temps, on se recentre sur les choses importantes, on repense les priorités dans la vie. »
JPS: « Les vins lorrains ont besoin de votre soutien », est-ce que c’est un appel du 18 juin ? »
David Lelièvre : « C’est une réponse commune de 3 appellations différentes sur un même secteur, avec l’IGP Meuse, l’AOC Moselle et l’AOC Côtes de Toul. Les vins lorrains, c’est une petite zone viticole, 250 hectares de vigne et une trentaine de domaines, en majorité en agriculture bio ou en conversion. Nous sommes 3 entités différentes mais qui collaborent beaucoup et travaillent ensemble ».
C’est un appel des vignerons aux Lorrains et aux clients de la France entière, jusqu’à Bordeaux et au-delà: « n’oubliez pas vos producteurs »,David Lelièvre vigneron à Toul.
« Les gens jouent bien le jeu avec les producteurs de légumes, de fruits, de fromages locaux, qu’ils n’oublient pas non les producteurs de vin aussi. Nos systèmes de distribution traditionnels sont plutôt bloqués, les restaurants sont fermés, les cavistes certains étaient fermés, ça commence à réouvrir (ils ont le droit, le vin étant considéré comme alimentaire par décret du gouvernement), l’export est aussi à l’arrêt. On voit les gens vont faire leurs courses une fois par semaine ou tous les 15 jours, ça serait bien qu’ils fassent leurs apéros avec des vins de vignerons et des vins lorrains… »
« Les vignerons sont toujours vivants, ils travaillent dans les vignes, en plein boom, mais on a des employés qu’on paie normalement, on a des sorties mais pas beaucoup de rentrées. C’est surtout un appel commun de Toul, de la Meuse et de la Moselle. De mémoire, cela faisait longtemps qu’on n’avait pas communiqué ensemble. »
Oui, on sait faire du vin en Lorraine, David Lelièvre le prouve tous les jours © Stéphany Mansuy
JPS : « Aujourd’hui, est-ce qu’on peut dire qu’en Lorraine on sait faire du vin, là c’est la question vache ? »
David Lelièvre : « Non ce n’est pas une question vache, c’est vrai que les Lorrains ont mis du temps et ont réappris à faire du vin.
Il y a 150 ans, il y avait jusqu’à 50 000 hectares de vigne(la moitié de la superficie du vignoble de Bordeaux aujourd’hui), mais le phylloxéra et les guerres et annexions sont passés par là.
« Il est toujours resté un peu de vigne, à la fin de la 2e guerre mondiale on comptait 500 hectares, on avait divisé par 100 la superficie en un siècle. Entre 1950 et 2000, on s’est concentré autour des 3 appellations, et on a réappris à faire du vin.Depuis les années 80, les vignerons se sont formés à Beaune, en Alsace, en Champagne, à Bordeaux (David Lelièvre a suivi une formation à Bordeaux Sup Agro à Talence et à Kedge) ou encore en Suisse pour apprendre à faire du vin ».
« On en est à la 2e génération de vignerons formés avec des BTS, des DNO. Et depuis 2000, après avoir récupéré un savoir-faire, on a récupéré le faire savoir ! »
Les Lorrains ont cette culture d’excellence. Quand on dit c’est bien, bien n’est pas suffisant, c’est difficile de contenter un Lorrain, on ne se contente pas de peu.
Joli gamay en formation au lieu dit Les Vignes L’Evêque © David Lelièvre
« Avec la canicule de 2003, les vins sont devenus plus ronds, il y a eu aussi le réchauffement climatique qui a profité aux zones septentrionales pour faire des vins qualitatifs, on a vu des plantations en Belgique et en Angleterre, les Allemands aussi font de grands vins ».
« On a eu aussi un engouement sur les rosés de qualité et de terroir, le Gris de Toul a été le grand bénéficiaire de cela, dans notre appellation nous avons cette spécialité en rosé, frais et croquant avec les cépages gamay et pinot noir… »
« Les planètes sont alignées pour nous et le 3e facteur c’est le retour à des circuits courts qui bénéficient à des domaines qui nous ressemblent, des domaines de vignerons. Nous produits ont tendance à partir aussi de plus en plus loin, ils n’arrivent pas encore à Bordeaux, car il y a plein de soiffards sur la route ! Par exemple, pour nous, la Maison Lelièvre que je tiens avec Vincent mon frère, on exporte 1/3 de nos vins. »
Il y a un vrai engouement sur les vins lorrains. Les vins du sud souffrent et nous on profite du réchauffement, on a des vins entre 12,5 et 13° naturellement avec un équilibre, acidité, fruits et alcool intéressant.
« Les vins valent autour de 10€. L’AOC Côtes de Toul a fêté ses 20 ans en 2018, il y a depuis un engouement, les gens sont fiers de ces vins produits en Lorraine. Et depuis 3-4 ans, il y a un vrai changement, quand on parle avec les gens des Côtes de Toul, ils nous disent ah oui j’en ai entendu parler, c’est du travail sur le long terme. »
JPS : « Parlons maintenant d’accords mets et vins lorrains…Qu’est ce qu’on va mettre sur une quiche lorraine, un pâté lorrain, une flammenkuche, des pommes de terres rôties et sur la traditionnelle tarte aux mirabelles ? »
David Lelièvre fier de sa production © Stéphanie Mansuy
David Lelièvre : « Alors sur la quiche lorraine, le pâté lorrain et la charcuterie, on a tendance à mettre du Gris de Toul, sa fraîcheur va bien se combiner avec le côté gras de la viande, il n’y a pas meilleur qu’une bonne quiche et un Gris de Toul, mais il se marie aussi avec pas mal de choses comme avec des fruits de mer et sur des barbecues… »
« Sur la flam, la crème fait que l’on va conseiller un blanc auxerrois, le cépage typique développé à la grande époque viticole lorraine, on le marie aussi avec des poissons en sauce ou des volailles à la crème… »
« Sur les rapés de pommes de terre et les « patates rôties » accompagnées en général de viande, là aussi on va mettre du pinot noir ou de l’auxerrois, ce sont les 2 cépages communs avec les 3 appellations de Lorraine ».
« Enfin, sur la tarte aux mirabelles ou le clafoutis aux mirabelles, on va mettre une « bulle lorraine », il y a une grosse production de vin pétillant, cela représente 25% de la production, on a une grande histoire avec la Champagne, une culture commune avec la bulle, fine, bien dosée, ronde on a de la fraîcheur et un sol argile-calcaire qui s’y prête bien ».
JPS: « Dernière question bien lorraine, avec tous ces vins quand est-ce qu’on va refaire la chouille ? »
David Lelièvre: « Là, on fait la e-chouille, on fait du WhatsApéro, de l’Apéro Confiné, en ligne avec ses potes… On a hâte de pouvoir ressortir pour faire la chouille, ça c’est sûr. On va inventer des choses, pour faire la chouille dans les vignes, pour les citadins qui viennent de passer deux mois dans des immeubles, pour profiter de l’air pur et de la verdure. »
(L’abus d’alcol est dangereux pour la santé, à consommer avec modération)