Ils ont brutalement arrêté leur activité le 14 mars à minuit, prévenus 4 heures avant par le Premier Ministre. Voilà bientôt 4 semaines qu’ils sont fermés, comment vivent-ils cette période jamais vue, quelles répercussions économiques sur leurs établissements et comment vont-ils préparer l’après. Eléments de réponse avec plusieurs de chefs de la région.
C’est un confit… mais pas de canard. Un confit…nement. 4 semaines de cuisson, à feu doux, sans oublier de mettre le couvercle…Au delà de la métaphore, on ne peut pas dire que les chefs soient comme ils disent d’habitude « dans le jus », mais plutôt qu’ils vivent « une vie de retraité » comme le souligne Ronan Kerverrec, chef 2** à l’Hostellerie de Plaisance à Saint-Emilion (33). C’est pour eux, une première historique, de nombreux chefs ont commencé dès l’âge de 14-15 ans et n’ont jamais sur s’arrêter comme Michel Guérard, 3* des Prés d’Eugénie à Eugénie-les Bains 40), toujours derrière ses fourneaux à 87 ans, incroyable. Incroyable fut aussi ce séisme pour la profession:
Quand on t’annonce à 20h que tu fermes à minuit, on a été vachement secoué…Les clients aussi. Il y avait du coup une ambiance on veut rester à table, on ne veut pas partir…Ils se sont dit intérieurement, c’est notre dernier repas avant je ne sais pas quand, il y avait une chouette ambiance dans la salle, » Ronan Kervarrec.
Frédéric Lafon de l’Oiseau Bleu à Bordeaux, récemment étoilé par le guide Michelin, avoue également « on n’a pas très bien vécu cela, l’annonce a été un peu brutale, si on nous l’avait dit au moins 2-3 jours à l’avance… mais bon, on est solidaire, on confine. S’il faut en passer par là pour sauver des gens, on est solidaire.
Quant aux pertes de matières premières, « on n’en a pas eu car on était samedi soir et on n’ouvre pas le dimanche, on avait donc les frigos à moitié vide »continue Frédéric Lafon, de même pour Ronan Kervarrec « au niveau de la marchandise, on n’a pas eu de perte, car je travaille à flux tendu qu’avec des petits producteurs, un produit ne fait pas plus de 24h, pour garder de la fraîcheur et de la saveur. Mais en une soirée et le lendemain, il a fallu tout nettoyer comme si on partait en vacances et cela faisait bizarre… »
A Puymirol (47), Michel Trama, chef de l’Aubergeade essaie d’être philosophe : « il y a déjà deux mois, quand j’ai perdu la deuxième étoile (avec ou sans raison), il a fallu se réinventer une vie et là plus que jamais, la façon de recevoir les gens chez nous. Mais ce ne sera plus jamais comme avant, la nature se révolte…
L’homme a mis la main sur la nature et on ne doit pas trop se servir de la nature, il faut préserver la nature et se servir raisonnablement », Michel Trama
Il faut privilégier l’agriculture bio, c’est la moins pire, voilà mon état d’esprit. Quand on fait une compote de pommes avec des pommes qui ont eu plusieurs dizaines de traitements, c’est une compote de pesticides. On n’a jamais vu cela, c’est pas loin de la fin du monde. Et le gouvernement ne sait pas un coup c’est blanc, un coup c’est noir, mais moi je pense avant tout aux SDF. J’ai eu une chance dans ma vie, quand on a de la chance on gagne au loto, ou quelqu’un vient vous chercher à l’orphelinat quand vous avez 11 ans, j’ai eu cette chance là. SdF, cela peut être quelqu’un d’entre nous un jour ou l’autre, tu perds ton logement et tu te retrouves dans la rue, cela peut arriver à tout le monde. »
En ce moment, Michel Trama, ce chef au grand coeur, comme il le fait durant novembre et décembre avec les Bouffons de la Cuisine (son réseau d’ amis chefs cuisiniers qu’il sollicite pour les fêtes de fin d’année pour les plus démunis), se mobilise pour être solidaire : « je fais des trucs pour récolter un peu de sous pour les hôpitaux ou pour ceux qui y font le ménage, on est plusieurs Bouffons de la Cuisine à faire cela. Je fais aussi des petits cours de cuisine sur comment faire cuire des pommes de terre, du riz ou comment faire un riz au lait, des choses simples que les gens ne savevnet pas forcément faire. »
Pour garder le contact avec l’équipe, « j’envoie régulièrement des petits textos pour savoir comment ils vont ainsi que leur famille, pour savoir s’ils ne sont pas touchés. Après, on ne sait pas quand cela va redémarrer et c’est hyper angoissant pour tous, » commente Ronan Kervarrec.
« Nous on a deux restos, l’Oiseau Bleu et Côté Zinc, qu’on a racheté l’an dernier juste à côté avec une formule le midi à 18€ et le soir une formule tapas, 2 ambiances différentes, c’est sympa. Les deux sont bien sûr fermés », continue Frédéric Lafon.
« D’un point de vue économique, c’est pas évident pour tous, mais nous cela fait 20 ans qu’on a ouvert l’Oiseau Bleu donc on a un peu de trésorerie, en plus on a mis en place du chômage partiel, on a décalé les prêts… J’ai un peu plus peur de la reprise car on va réouvrir sans doute après tout le monde. A l’Oiseau Bleu, c’est un gastro, on ne peut pas faire de la vente à emporter, l’autre peut-être » explique Frédéric Lafon.
Enfin le plus stressant, le plus dur à accepter, c’est de ne pas savoir quand on va réouvrir » Frédéric Lafon
Des questions, tous s’en posent sur le déconfinement et les règles à observer : « on ne sait pas si tout le monde va être testé, comment on va reprendre, dans une cuisine c’est compliqué car on n’est souvent à moins de 1 mètre de distance. Les règles d’hygiène, on les a toujours eu en se lavant les mains tout le temps, du gel hydro alcoolique on en a toujours eu bien avant, on désinfecte les portes tous les jours… »
« Financièrement, cela va être une catastrophe pour toute une profession », renchérit Ronan Kervarrec. « Tout le monde va souffrir…vignerons, cavistes et nous. Les Français resteront en France et vont sans doute se rabattre sur de la petite restauration qui va reprendre, mais pour la gastronomie ou le luxe, ça risque d’être un peu plus compliqué, surtout pour nous à Saint-Emilion. Les Etats-Unis, cela va mettre du temps à reprendre, les Chinois ne vont pas bouger de sitôt, de même pour les Brésiliens ou la Grande-Bretagne, cela m’étonnerait. J’espère une reprise en Europe, cela va être dur.
« L’ironie du sort, c’est qu’on avait du mal à trouver des chefs de rang ou de partie, et là après on n’embauchera pas, on va mettre au chômage partiel, voire licencier, oui ça va être dur. Ceux qui ont de la trésorerie vont pouvoir tenir, mais pour ceux qui n’en n’ont pas ou pas assez il va y avoir beaucoup de casse dans les commerces de bouche ».
« Dans cette catastrophe, la chose à souligner c’est que les Français se retournent vers les petits producteurs, eux s’en sortent bien et j’espère que cela va rester, car c’est dur d’habitude pour eux. Et on continue, nous, à les aider, comme Luc Alberti notre maraîcher qui continue à livrer ses cagettes à des particuliers; j’ai contacté beaucoup de potes et je regroupe les commandes qu’ils viennent chercher, pareil pour notre producteur d’agneau (pour les fêtes de Pâques) ou d’huîtres d’Yvon de la Cabane au Ferret. On essaie de continuer à les faire travailler, c’est ma façon de les soutenir, de ne pas les laisser tomber du jour au lendemain ».
« Sinon, je fais à manger pour ma famille en ce moment et je trouve de nouvelles idées, j’essaie de nouvelles recettes, il faut que je continue à faire évoluer le niveau, il y a toujours une motivation et un engouement dans la maison ».
Bon courage à tous les chefs de France et de Navarre en cette période délicate, on pense aussi à eux.
Et voici les bons conseils du moment de Michel Trama pour réussir un riz au lait :