Avec la pandémie du coronavirus, le monde économique s’est brusquement ralenti. Pour les négociants bordelais, il a fallu déjà organiser le travail, alléger les équipes présentes, prendre des mesures de précaution, de distanciation, ou faire du télé-travail. Quant aux marchés, ils se sont très fortement ralentis en mars avec des baisses de commandes de 50 à 80%. Comment les chefs d’entreprises de ces maisons de négoce gèrent cette crise, Côté Châteaux les a interrogés ce matin.
C’est une période difficile pour tout le monde et les maisons de négoce qui commercialisent le vin ne sont pas épargnées. « On est un peu comme les capitaines de navire, parés à virer, un coup de barre à droite, un coup à gauche, et on prend des coups de tous les côtés », commente Jean-Pierre Rousseau de Diva à Bordeaux.
Déjà, il a fallu organiser le travail qui continue comme me l’explique Thierry Decré Pdg de LD Vins à Bordeaux : « c’est un peu compliqué, nous on a mis une partie en chômage technique, une autre en en garde d’enfants confinée, et une autre au travail. On était trop serré, on avait des gens inquiets et d’autres qui avaient des enfants, on a donc géré en fonction de chacun. Pour la dizaine de collaborateurs qui viennent, tout le monde se déchausse en entrant (ils ont apporté une paire de pantoufles ou de chaussures qui restent à l’intérieur du bureau), on se désinfecte les mains avec du gel hydro alcoolique avant d’entrer, si on doit parler l’un en face de l’autre, on respecte 2 à 3 mètres de distance et autrement pour tenir une réunion, on met alors des masques. On fait une journée continue qui s’arrête à 16 heures ».
Chez Diva, quai de Bacalan à Bordeaux, Jean-Pierre Rousseau témoigne: « je viens au bureau tous les jours, on est 1/3 du staff, chacun son bureau, on fait les gestes barrières… » Chez Twins à Bruges, Anthony Moses m’explique que « la veille de l’annonce du confinement, on a mis tout le monde en télé-travail. Progressivement on va mettre en place du chômage partiel (pas forcément intégralement certains auront une activité de 20 à. 50%), en arrêt maladie ou en garde d’enfants. A distance, on n’est pas capable d’avoir une productivité optimale car on est en open space… »
Quant à la commercialisation, certains me confient « c’est le bordel », les situations sont particulières pour tous. « C’est un ralentissement partout, en France où c’est le confinement; c’est compliqué, la Grande-Bretagne continue de chercher des bonnes affaires au coin du bois, c’est du rail… » selon Thierry Decré. « Jusqu’en février tout s’est tenu, on mars on enregistre une baisse d’environ 50%, dont une partie sera reportée quand cela va repartir. »
Jean-Pierre Rousseau était ce matin en ligne avec une Compagnie Maritime : « voilà deux secteurs dans les choux, le duty free et le travel retail. Sur les bateaux de croisière et dans les ports. Comment doit-on récupérer de la marchandise déjà partie et pas livrée car le bateau n’a pas accosté par exemple, ce sont des trucs de folie dont on n’a pas idée ! Là, on a sorti les avirons et on rame à contre-courant…C’est dommage, on avait fait un bon début d’année, et là on sait déjà qu’en avril ce sera Waterloo ! »
« A l’export, en Asie, la situation est diversifiée. Hong-Kong est complètement mort. Tous les petits arrangements de vins qui partaient de Hong-Kong vers la Chine, c’est terminé » explique Jean-Pierre Rousseau. « La situation commence à s’améliorer en Chine, à Taïwan et en Corée, avec des résultats remarquables sur Taïwan et la Corée où il y a eu très peu de morts.Singapour, la Malaisie et les philippines, on espère que cela va repartir…Les opérations internet marchent très bien pour Vivino, tout ce qui est restauration et hôtels c’est mort, en grande distribution cela marche à peu près, malheureusement beaucoup de cavistes sont fermés… » « Enfin aux Usa, Bordeaux est impacté même si ça continue de fonctionner, ce n’est pas la joie car les gens passent devant les rayons de Bordeaux rouge et même de champagne sans s’arrêter, préférant d’autres pays producteurs, avec la taxe de 25% qui a marqué les esprits. » Diva enregistre « une chute en mars de 75% des commandes et on s’attend à ce qu’avril soit du même acabit ».
Confirmation également auprès d’Allan Sichel de la Maison Sichel : « au fur et à mesure, il y a de plus en plus de confinement, tous les marchés sont confinés, ce qui marche encore un peu ce sont les supermarchés. Notre activité est donc ralentie même s’il y a une poursuite malgré tout sur la Grande-Bretagne et ses supermarchés. Dans ce contexte, on a mis aussi en place un dispositif de télétravail, au bureau nous avons 35 postes de travail d’habitude et là il n’y en a que 3 qui sont occupés, tout le reste se fait par le télé-travail dans des conditions satisfaisantes. On parle d’une reprise en Chine, mais il y a un traumatisme de la population et cela va être long avant que cela ne redevienne normal.Nous avons quelques commandes qui partent, mais il y a une difficulté pour le transport, fortement perturbé, avec la disponibilité de containers vides. Fixo continue à fonctionner, on a avis des craintes à l’approvisionnement de matières sèches, maison arrive à trouver des solutions… On fait tout pour maintenir l’activité existante. »
Pour Anthony Moses de Twins : « l’activité est très légère, on fait essentiellement de l’export. Les ventes au détail sur internet marchent pas trop mal, les gens sont confinés chez eux et boivent, ils se font livrer du vin. C’est vrai en Grande-Bretagne, c’est vrai aux USA, au Canada. Il y a aussi une chute au niveau du prix de vente moyen, les gens achètent des vins meilleurs marchés car ils n’ont pas de visibilité.On ne sent pas poindre de remise en Asie à notre niveau… Notre baisse actuelle est de 70 à 80%, c’est vraiment une petite activité, mais on est habitué à avoir de grosses différences entre les mois. Les grosses maisons de négoce sont quand même capitalisées, mais on est inquiet pour l’avenir surtout pour la restauration, beaucoup auront du mal à s’en remettre.
Et s’il n’y avait que cela, certains déplorent aussi des commandes passées et payées qui n’ont pas été livrées du côté notamment d’un grand château du Médoc, ce qui fait que ces maisons de négoce ne peuvent pas livrer leurs clients…Et par ailleurs, des grands châteaux ne seraient pas accommodant pour étaler des paiements…
« Il faut dire que les vins les plus chers pourraient moins se vendre »aussi comme le souligne Anthony Moses car « les bourses en forte baisse ont un impact important, on est là dans une vraie crise. »
Thierry Decré regrette cette gestion de crise avec « pas de gel Hydro-alcoolique et de masques dans les pharmacies, pas suffisamment de tests comme en Asie; aujourd’hui les membres du Gouvernement peuvent dire ce qu’il veulent, ils n’ont pas fait ce qu’il fallait…Et quand on voit que les violons ne sont pas accordés avec ce professeur à Marseille qui avance avec la chloroquine, c’est une gestion un peu bizarre qui m’agace.. ».
Quant aux primeurs, Thierry Decré n’y est pas favorable pour le printemps, « il faut attendre septembre, car s’il y avait une mise sur le marché en juin, cela ne laisserait passer que les vins les plus demandés et n’aurait pas l’effet habituel d’aspiration des autres vins… » Jean-Pierre Rousseau est lui davantage « favorable à une campagne en juin si les choses le permettent, si elle a lieu », car « en septembre les gens auront la tête ailleurs. » « A mon avis, la campagne primeurs n’aura pas lieu, pense Anthony Moses, « mais cela n’engage que moi, est-ce que cela a un sens de faire une campagne alors qu’on parlera de morts et de faillites, ce ne sera pas un timing opportun… »
Allan Sichel commente : « ce que j’espère c’est que l’on sorte de cette pandémie, et que l’on fasse une campagne très concentrée sur fin mai-début juin, mais bien sûr il faut qu’il y ait un appétit et une sortie de crise pour les différents marchés. On pourrait imaginer une petite campagne sur quelques produits, mais il faut aussi se préparer sur pas de campagne du tout et là ce sera très négatif pour la filière bordelaise. Cela serait encore une complication de plus. »
Le seul point positif « continue Anthony Moses, « c’est que les gens boivent quand même un peu plus, donc chez nos clients en Grande-Bretagne, aux USA et au Canada, ils ont peur d’une pénurie et donc commandent. Mais pour les petits et moyens châteaux, qui souffraient déjà, cela risque d’être terrible, un vrai naufrage. »