31 Oct

Consommation de vin : comment Bordeaux se réinvente ?

A l’heure des vendanges, nous sommes allés à la rencontre de 3 vignerons aux profils différents dans l’Entre-Deux-Mers, en Médoc et à Saint-Emilion pour voir comment ils abordaient ce moment important de récolte. Le tout dans un contexte que tout le monde connaît de baisse de consommation: depuis les années 60, la consommation a été divisée par 3 passant de 120 litres par an et par habitant à 40 aujourd’hui. Pour comprendre la nouvelle approche, nous avons aussi rencontré les jeunes consommateurs et moins jeunes, en afterwork, dans les bars, brasseries, chez les cavistes et en grande distribution avec aussi les acteurs sur internet. A voir sur France 3 Aquitaine et notamment le 22 novembre dans Enquête de Région à 23h présenté par Vincent Dubroca.

Comme une lueur d’espoir, septembre sonne l’heure des vendanges en rouge…Plus précoces, cette année encore, pour ces merlots avec le réchauffement climatique…

Pour Stéphane Defraine, vigneron depuis 41 ans dans l’Entre-Deux-Mers, ce moment est toujours aussi intense : « c’est un moment de récolte, donc c’est un moment où il y a pas mal d’euphorie, on ramasse le résultat de son travail donc c’est assez excitant en fait. »

Ce Belge autodidacte a acheté son domaine en 1989, de 15 hectares de vigne il est passé à 56 ha aujourd’hui : « je crois que dans l’Entre-Deux-Mers on a des terroirs qui sont vraiment top, à partir du moment où l’on plante à la bonne densité (plus de 5000 pieds/ha), avec le bon matériel végétal, on obtient des résultats qui sont fabuleux… »

Mais en 15 ans la crise est passé par là, comme d’autres, il s’est réorganisé, il vend désormais 80% de sa production à l’export … « Fontenille, aujourd’hui on commercialise à peu près 300 000 bouteilles, on augmente un tout petit peu les ventes tous les ans, mais ça va à un rythme assez faible car on a une conjoncture économique très compliquée à Bordeaux ». Stéphane Defraine a du adapter l’offre à la demande, faire des cuvées originales, à côté de ses Bordeaux de tradition, il développe 14 cuvées différentes…. « Des fois on fait des vins sans soufre, des vins parfois aussi qui sortent des appellations d’origine contrôlées ». Face à la surproduction, il s’efforce de produire des vins meilleurs, il a décidé d’arracher 6 hectares de vignes moins qualitatives (peut-être pour aussi replanter plus tard plus densément) « Exploiter un hectare de vigne, ça coûte à peu près 10 000 euros, et si on vend pas le vin derrière on perd 10 000 euros, donc le calcul pour moi a été vite fait… »

Symbole de cette déconsommation qui touche le vin et Bordeaux en particulier, la manifestation du 6 décembre dernier organisée par le collectif viti 33 où 1200 vignerons de toutes appellations s’étaient retrouvés place des Quinconces pour rejoindre la préfecture de la Gironde. En 1960, on buvait 120 litres par an et par habitant et aujourd’hui 40 litres…

Au printemps, un plan d’arrachage de près de 9500 hectares de vigne est acté par le Ministre Marc Fesneau (lors du salon de l’agriculture), il vient d’ailleurs détailler l’enveloppe d’aides à l’arrachage primé à hauteur de 57 millions d’euros début juin à Salleboeuf chez Régis Falxa (arrachage prévu cet hiver et dont les premiers versements d’aides interviendraient en 2024):

L’Etat met 30 millions, qu’il pourra pousser jusqu’à 38, la Région 10 millions et l’interprofession met 19 millions d’euros »,  Marc Fesneau ministre de l’Agriculture

« Certains vont aller vers ce dispositif, d’autres le trouvent trop contraignant ils n’iront pas, mais nous savons qu’il faut faire fonctionner ce dispositif maintenant. », précise à Salleboeuf en juin Bernard Farges, vice-président du CIVB.

    Il faut reconnaître que l’image carte postale ou sur l’étiquette de ces beaux châteaux du Médoc ou d’ailleurs, ne suffit plus pour vendre. A la tête du château Lamothe-Cissac, Vincent Fabre en a pris conscience, lui qui exploite 90 hectares en Haut-Médoc et à Margaux.

Produire, c’est déjà pas simple et commercialiser aujourd’hui c’est encore plus compliqué, notamment pour les vins rouges de Bordeaux où il ya une certaine désaffection de la consommation traditionnelle et historique de Bordeaux… » Vincent Fabre vigneron.

La production de Vincent Fabre est très importante 600 000 bouteilles, aussi depuis 5 ans il s’est diversifié avec des vins mono-cépages et des étiquettes rajeunies…

 « Là, sur ces bouteilles, on est bien dans le monde de l’AOC, on a toujours revendiqué le monde de l’AOC, mais avec un packaging très novateur et qui s’adresse à ces jeunes  qui attendent : pas de bois, ils veulent du fruit, des vins gouleyants, qui éventuellement sortent du frigo (notamment l’été), même pour des vins rouges on peut le faire… Là sur ce merlot, c’est un grand bol de fruits rouges, pour le malbec, c’est du pruneau, des noix, pour le cabernet sauvignon, c’est de l’épice poivre blanc, et au final on a un vrai moment de partage et de plaisir, fruité… »

Chez les cavistes, on mesure la réalité de la demande… Dans cette enseigne qui propose 600 références de vin et 1000 bières du monde entier, le consommateur a l’embarras du choix… « Moi je viens de Lille, donc du coup la bière c’est une tradition chez nous…Après j’ai pas mal été élevé au vin, car j’ai un oncle sommelier… » précise un acheteur en cave de V&B Mérignac.

Le concept afterwork marche à fond, avec des dizaines et dizaines de jeunes salariés qui viennent après le boulot… Ici le principal concurrent du vin, c’est la bière… « Ils proposent du vin, mais on vient principalement boire de la bière », « on va commander une bouteille de vin blanc en moelleux »… »Ce soir c’est de la bière », « Moi c’est du vin rouge de Bordeaux »… « Le verre de vin on le boit trop vite, la bière il y en a plus…

« En fait dès la sortie de travail vers 17h30, 18h, on a énormément de personnes qui viennent entre potes ou collègues boire un coup. On  pas mal de bières, c’est ce qui sort le plus, mais c’est un tout il y a beaucoup de vin aussi, il y en a pour tous les goûts… » caviste de chez V&B;

 

Pour contrer ce phénomène et relancer les ventes de vin, une campagne d’affichage est lancée en septembre par l’interprofession…L’idée : montrer qu’à Bordeaux il existe des rouges de toutes les couleurs, et justement dans ce bar à vin central du CIVB, les touristes sont conquis par les vins locaux… « Tous les vins de Bordeaux sont magnifiques, et surtout plus complexes que les vins australiens… », commente ce touriste australien.

Je vois plus un engouement pour les vins de Bordeaux plutôt qu’une déconsommation, là on est quand même à +12% sur la période janvier-août », Guillaume Gresta, gérant du bar à vin du CIVB.

Si les ventes de Bordeaux s’établissent désormais à 4 millions d’hectolitres, les Bordeaux rouges ont baissé de 44% en 10 ans en grande distribution…« Nos grands-parents buvaient du vin tous les jours, ils avaient un repas qui était entrée, plat, fromage, dessert, 2 fois par jour et 7 jours par semaine, aujourd’hui ce n’est plus le cas des jeunes générations, ils picorent, ils grignotent, ils font des apéros, il faut que les vignerons adaptent leurs produits, aux modes de consommation d’aujourd’hui… », selon Christophe Chateau directeur de la communication des vins de Bordeaux.

Aux restaurants, comme dans cette brasserie bien connue de Mériadeck, on a vu évoluer les habitudes des clients, et notamment lors des commandes du déjeuner; pour certains hommes d’affaires : « je ne bois jamais à midi et a fortiori quand je travaille », pour d’autres amateurs de vin : « le vin rouge autour d’un met, d’une table, raisonnablement est un appui excellent, cela fait parti de notre patrimoine en fait ». « Depuis une dizaine d’années, il y a la clientèle du midi et la clientèle du soir, le midi on fait attention, il y a un petit peu la peur du gendarme, ensuite on est passé sur un seul vin, avant on faisait des mélanges, on prenait un vin blanc pour l’entrée et un vin rouge par la suite… » commente Hervé Valverde du Bistro du Sommelier. « Il y a aussi l’état de santé qui joue, des gens font peut-être plus attention par rapport à ce qu’ils faisaient attention autrefois… Mais j’ai quand même une gamme de vin entre 50 et 100€ que je vends encore très très bien ! »

Un contexte qui rend difficile l’installation des jeunes vignerons. Noémie Tanneau  l’a fait en 2020  en reprenant un domaine de 6 hectares en Lussac Saint-Emilion; elle gère au mieux son château St Ferdinand avec les aléas climatiques et les maladies de la vigne : « on a eu un climat tropical au mois de juin, et en viticulture biologique, cela a été compliqué à endiguer on a eu beaucoup de mildiou cette année et cela provoque forcément une grosse perte de rendement… »

70% de perte pour sa récolte 2023, alors que depuis 4 ans elle ne se verse pas de salaire…Une année qui pour elle se solde par un couronnement, car lauréate du trophée vignerons engagées, son vin a été choisi pour être dégusté par le Roi Charles 3 d’Angleterre, depuis ses ventes se sont envolées,  les 3000 bouteilles de sa cuvée Source en bio se sont arrachées  en quelques jours… « C’est très simple, mais à la fois on revient vraiment à l’essentiel, et à ce qu’attendent les consommateurs aujourd’hui, du fruit et quelque chose de pas trop boisé, et ne pas se prendre la tête en ouvrant une bouteille… »

En grande distribution, les foires aux vins d’automne sont l’occasion de bonnes affaires,  avec des rabais à 10, 15% et des remises après avec des cartes de fidélité aussi parfois, de quoi mettre en avant les vins dd Bordeaux comme ici dans cette enseigne à Talence. « On aime entretenir le chauvinisme, et puis ce n’est pas si mauvais que cela les vins de Bordeaux… » confie un client… Ce supermarché réalise tout de même 1% de son chiffre d’affaire durant cette période de foire aux vins…

« On a des vins ici à moins de 4€ et qui sont remarquables et qui vont tenir quelques années de vieillissement », comme d’autres plus élaborés bien sûr et de grands noms… « Je pense que Bordeaux aujourd’hui est le meilleur rapport qualité-prix au monde, puisque souvent on nous parle de grands vins italiens, mais quand on fait une comparaison avec des Bordeaux aux mêmes prix, je pense que Bordeaux est largement meilleur…

Chez les négociants, Fabrice Bernard connaît bien le marché des particulier avec Millésima, qui vend énormément de vin en direct sur internet. La consommation des vins dans le monde entier a continué de progresser depuis le covid « ça ce sont des commandes qui vont partir sur l’Allemagne et sur la Suisse », mais elle s’est ralentie dernièrement :

« depuis le 1er janvier, on constate quelque part une diminution du panier moyen, le client continue d’acheter du vin de Bordeaux et du monde entier, le prix moyen à la bouteille est plutôt stable, ce qui a changé c’est le nombre de bouteilles dans son panier.  Si quelque part les cavistes, les restaurants et la vente par internet on fait la promotion des vins de Bordeaux, Bordeaux s’en sortira, sera encore plus fort et redonnera au consommateur l’envie d’acheter sa bouteille. »

Ce nouveau virage des vins de Bordeaux, la famille Defraine l’a déjà amorcé dans l’Entre-Deux-Mers; Stéphane et sa fille Macha misent énormément sur les vins blancs secs: « pour recruter les nouveaux consommateurs, les vins blancs, c’est l’idéal…Car les jeunes aujourd’hui viennent vers le vin avec ce type de produit, très aromatiques, légers en alcool et bio en plus… »

A 66 ans, Stéphane Defraine compte bien passer le relais à sa fille Macha : « C’est un sacré défi, la conjoncture fait que c’est compliqué, je pense qu’il faut se battre, pas de victoire sans combat » selon Macha Defraine.

Si pour nos 3 vignerons et bien d’autres la passion demeure, leur nombre a largement baissé passant de plus de 10000 exploitants en 2000 à 5300 aujourd’hui.