27 Août

Les Voyages d’Ibn Battûta (Adaptation : Lofty Akalay, Dessins : Joël Alessandra)

Ibn Battûta, le périple d’un siècle

Déjà riche de nombreux voyages en images, la collection de prestige Aire Libre salue avec ce volume l’immense mémoire d’un grand arpenteur méconnu du monde, au fil d’un voyage foisonnant entre découverte et révélation.

« Quand la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende », entend-on dans le film L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford… Tant il est vrai que, dans l’histoire du monde, certains récits authentiques ont pris valeur de mythes à force d’être répétés, réinterprétés, voire déformés. Et que, dans certains autres cas, un destin d’exception a parfois pu être enjolivé par celui-là même qui l’a vécu. Ces Voyages d’Ibn Battûta sont au cœur de toutes ces questions.

Cet imposant volume est une adaptation des carnets de voyage d’Abou Abdallah Muhammad Ibn Abdallah Ibn Muhammad Ibnou Ibrahim, dit Ibn Battûta. Un impressionnant périple de près de trois décennies au fil du XIVe siècle et de 43 pays, du Maroc à la Chine, qui fait de son voyageur un véritable père spirituel de nombre de grands explorateurs de l’histoire du monde, et même de grands reporters par un sens aigu de l’illustration.

Pour l’adaptation de cette « rihla » (« voyage ») racontée à son retour par Ibn Battûta au poète Ibn Juzayy qui le transforme en livre, l’écrivain marocain Lofti Akalay (1943-2019), éminent spécialiste de celui qu’il appelait « le premier touriste du monde », abolit le temps et fait le choix d’une approche contemplative, illustrée de trois points de vue différents par Joël Alessandria. Ce dernier alterne l’aquarelle pour le récit de voyage proprement dit, la mise en scène des anecdotes recueillies au fil des rencontres, et les illustrations inspirées des propres carnets d’Ibn Battûta, lui-même initié au dessin et à la calligraphie.

Au gré des étapes, des rencontres et des circonstances, Lofti Akalay n’oublie pas la tradition religieuse, sorte de « guide spirituel » d’Ibn Battûta tout au long de son périple au cœur du monde musulman. Sa foi omniprésente donne ainsi un rythme parallèle au récit, sans jamais être ostentatoire.

Nous suivons ainsi les pas d’Ibn Battûta, au fil de ses rencontres, des ses interrogations, de ses plaisirs, de ses convictions, de ses mésaventures… Ainsi, d’une page à l’autre, d’un pays à l’autre, se dévoile l’Orient du XIVe siècle, entre carnet de voyages, histoire vécues et racontées – ces dernières avérées ou légendaires – qui semble se dévoiler au rythme auquel l’a vécu son protagoniste principal. On devient ainsi tour à tour lecteur, rêveur, voyageur… Tel est le charme de ces 256 pages où l’important n’est pas tant de distinguer la réalité de la légende, mais plutôt de se laisser porter par le charme de leur (con)fusion.

©Jean-Philippe Doret

Les Voyages d’Ibn Battûta

Adaptation : Lofty Akalay

Dessins : Joël Alessandra

256 pages

Aire Libre / Dupuis

07 Août

« La Bombe » (Scénario : Didier Alcante & Laurent-Frédéric Bollée Dessins : Denis Rodier)

L’effet d’une bombe…

Il y a 75 ans, les 6 et 9 août 1945, explosaient des deux premières bombes atomiques, respectivement sur Hiroshima et Nagasaki. La genèse de la première arme nucléaire est au coeur de La Bombe, sorti en mars dernier, et incontestablement l’un des grands événements de l’année 2020 de la bande dessinée.

Depuis qu’il s’est lancé en tant que scénariste BD voici quatre décennies alors qu’il venait de passer la cinquantaine, Alejandro Jodorowsky a aimé dire qu’à l’inverse du cinéma, la bande dessinée n’était pas soumise à la moindre limite de budget. Une réflexion qui ne manque pas de revenir à l’esprit à la lecture de La Bombe

Revisitant douze années d’histoire, de 1933 à la date fatidique du 6 août 1945, ces 472 pages sont portées par un souffle comparable à celui des grandes fresques cinématographiques consacrées à la Deuxième Guerre mondiale pendant les années 1960 : Le Jour Le Plus Long, La Grande Evasion, Patton… Ce que partagent entre autres ces films et La Bombe, c’est une fantastique galerie de portraits, dont aucun n’est banal. Figures réelles et fictives s’entrelacent ainsi dans le monde entier, et même l’uranium est traité comme un personnage à part entière ! Démontrant ainsi, s’il en était encore besoin, que le contexte guerrier constitue une source inépuisable pour sonder le meilleur comme le pire de l’âme humaine.

La Bombe, c’est aussi un défi nourri du vécu de ses auteurs. L’histoire japonaise personnelle de Didier Alcante croise l’art du roman graphique en grand large de Laurent-Frédéric Bollée, dont le magnifique Terra Australis, déjà pour la collection 1000 Feuilles, avait fait date en 2013. Le duo signe une fresque d’une profonde humanité : alternant l’héroïque et l’intime, harmonisant les différents points de vue (allemand, américain, japonais), rendant quasi palpables les doutes nés d’une éventuelle utilisation d’une telle arme, et rêvant même l’histoire de la fameuse ombre de cette victime demeurée inconnue, imprimée à jamais dans la pierre près de l’hypocentre de l’explosion d’Hiroshima.

Le dessin du Québécois Denis Rodier est à la frontière de l’Europe et de l’Amérique, de la bande dessinée franco-belge et des comics, qu’il a d’ailleurs assidument fréquentés, entre autres sur Superman. Une impression renforcée par le format même des albums de la collection 1000 Feuilles des éditions Glénat, très proche de celui des grands graphic novels de Marvel ou DC Comics. L’art du découpage est au diapason, et les cadrages accentuent l’aspect cinématographique et universel de cette épopée, tout en étant pour l’œil une source ininterrompue d’un émerveillement renforcé par choix du noir et blanc.

Après le climax de l’explosion d’Hiroshima, La Bombe s’achève sur le destin de certains protagonistes après la Guerre… Une manière de générique de fin pour un album hors norme, qui sait subtilement s’adresser aussi bien au profane qu’au passionné de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Ce dernier saura peut-être y trouver le film de référence jamais réalisé sur la genèse de l’arme qui a fait basculer l’histoire d’une guerre, mais aussi du monde et du XXe siècle…

© Jean-Philippe Doret

La Bombe

Scénario : Didier Alcante & Laurent-Frédéric Bollée

Dessins : Denis Rodier

472 pages noir & blanc

Glénat BD, collection 1000 Feuilles