Initiales BB, comme Bruno Brazil…
… Ou comme Brazil et Bollée ? En relançant, avec la complicité du dessinateur Philippe Aymond, l’un des personnages les plus singuliers de l’histoire du journal de Tintin, créé par Greg (sous le pseudonyme de Louis Albert) et William Vance, Laurent-Frédéric Bollée retrouve un personnage qui a marqué son adolescence. Histoires d’un retour, entre making-of, passion et confidences.
Pour ce nouveau départ avec le premier tome de Black Program, Laurent-Frédéric Bollée et Philippe Aymond reprennent le fil de Bruno Brazil là où Greg et Vance l’avaient laissée au mitan des années 1970 dans Quitte ou double pour Alak 6, neuvième album de la série.
Qu’est-ce qui vous a séduit dans le personnage de Bruno Brazil, lorsque vous lisiez ses aventures dans le journal de Tintin ?
Laurent-Frédéric Bollée : Dans les années 1970, je suis effectivement abonné au journal de Tintin, j’avais entre 10 et 15 ans, et si on veut faire de la bande dessinée, c’est à cette époque que l’on absorbe tout ce qu’on lit. Il est vrai que ce personnage m’a tout de suite marqué. J’ai aimé pour plusieurs raisons. J’adorais le look que William Vance avait donné à la série : un héros au visage assez carré, un personnage proche de la quarantaine, bien posé, en costume… Je le trouvais très classe et charismatique. Il y avait bien sûr le dessin. La couverture de l’album Quitte ou double pour Alak 6, sorti en 1977, m’avait beaucoup marqué. Pour moi, c’est une vraie affiche de cinéma ! Ce n’était pas un personnage aussi célèbre que Ric Hochet dans l’histoire du journal de Tintin à cette époque, mais je voyais une dimension supérieure dans Bruno Brazil : une certaine forme de maturité, qui le rapprocherait d’un public plus adulte, avec aussi la notion de perte de la famille, qui est au cœur de Quitte ou double pour Alak 6. En somme, ce sont des sensations de lecture de jeunesse, de perception, qui font qu’on accroche à cette série-là et pas à une autre.
Justement, dans ce côté un plus « adulte », comment réagissiez-vous en tant que lecteur adolescent quand Greg faisait mourir des personnages récurrents au fil des histoires de la série ?
Ca m’avait étonné, mais pas plus que cela, finalement, en tout cas pas au point de réagir en écrivant au journal de Tintin comme ont pu le faire certains lecteurs à l’époque. Je me souviens tout de même d’avoir vécu la fin de Quitte ou double pour Alak 6 comme une scène choc, effectivement. Mais plus encore que de voir les membres du Commando Caïman de Bruno Brazil se faire mitrailler, c’est la dernière planche qui m’avait marqué, où l’on voit Bruno Brazil prostré dans un fauteuil, littéralement dépressif. Greg est en contradiction totale avec l’image du héros, même si je pense qu’il s’est en quelque sorte « débarrassé » de certains personnages moins importants pour lui en les faisant mourir. Mais pour moi, ceux qui restent sont les plus intéressants : Whip Rafale et aussi le Nomade, dont la création datait de l’album Orage aux Aléoutiennes (qui précède Quitte ou double pour Alak 6 dans la série, ndlr) et qui est vraiment intéressant, notamment par un côté un peu plus déjanté.
Quel regard portiez-vous à l’époque sur les autres séries créées (Luc Orient, Bernard Prince et Comanche) à la même époque par Greg alors qu’il était rédacteur en chef du journal de Tintin ?
Luc Orient, Bernard Prince, Comanche et Bruno Brazil, c’est le quatuor magique, j’adorais tout. Par exemple, l’album Le ciel est rouge sur Laramie de Comanche est un chef-d’œuvre, Le Port des fous de Bernard Prince est magnifique et pour Luc Orient, j’adore la science-fiction. Je dirais même que de nos jours, Greg est peut-être un peu injustement sous-estimé et mésestimé. Les références des scénaristes de l’époque sont René Goscinny et Jean-Michel Charlier, ce qui est bien entendu incontestable, mais j’aurais bien envie d’ajouter Greg pour en faire un trio magique.
Chez Greg, il y a notamment un art assez percutant du dialogue et du titre des albums. Comment l’avez-vous « intégré » lors de l’écriture de Black Program ?
C’est de fait un compromis entre ambition, respect et nouveauté. Quand on reprend un personnage, il s’agit à la fois de respecter le passé tout en proposant une création originale… sans pour autant se paralyser soi-même en se demandant si on est digne de Greg. Cela dit, Greg est effectivement un as du dialogue et du titre. Mais pour ce qui me concerne, avec Black Program, je pose mes propres jalons.
A la lecture de Black Program, on perçoit quand même que cette dimension du Greg dialoguiste se retrouve dans les rapports entre Bruno Brazil et les survivants de son Commando Caïman…
Absolument, on retrouve une certaine forme d’ironie entre eux, des petites saillies parfois acerbes qui fusent… Et j’ose croire que Greg ne l’aurait pas renié.
Qu’en a-t-il été du choix de Philippe Aymond ?
J’avais déjà travaillé sur la série Apocalypse Mania avec Philippe Aymond, qui est également le parrain de mon fils. Philippe est donc quelqu’un de très important, car c’est avec lui que j’ai fait ma première série majeure. Nous avons donc des relations non seulement professionnelles, mais aussi quasi familiales, d’autant plus que nos épouses s’entendent également très bien. Nous essayons d’organiser deux fois par an un repas familial avec nos enfants. Et lors de l’un de ces fameux repas, chez lui, pendant l’été 2015, je lui confie que j’essaie de monter un projet de reprise de Bruno Brazil. Philippe marque un temps d’arrêt et me répond que c’est un de ses héros préférés… ce que j’ignorais ! Il partage en outre une certaine vénération pour William Vance. A ce moment, j’avais déjà évoqué l’idée auprès du Lombard, qui à cette époque relançait également Ric Hochet et Bob Morane. Lors d’un déjeuner, j’en parle à Gauthier van Meerbeeck, Directeur Editorial du Lombard, qui est un peu surpris. Je lui fais alors part de mon intention de remettre au goût du jour un héros qui ne soit pas une super vedette, en reprenant les choses là où Greg les avait interrompues avec Quitte ou double pour Alak 6. A ce moment, j’étais en liaison avec deux dessinateurs espagnols. L’un des deux avait déjà effectué des planches d’essai mais avait accepté un autre travail plus alimentaire et mettait ses activités en BD entre parenthèses. J’explique la situation à Philippe, en lui précisant que j’ai déjà un synopsis, et il me dit alors « on y va ».
Le fait d’être à la fois un fan de William Vance et de Bruno Brazil aurait-il soulagé Philippe Aymond d’une certaine pression ?
Il y a bien sûr le plus grand respect pour l’inspiration des maîtres William Vance et Greg, mais en même temps la certitude d’être un professionnel de la bande dessinée, la motivation pour reprendre le flambeau, la confiance nécessaire pour se dire qu’on sera à la hauteur. Après ce repas, Philippe a fait lui-même des planches d’essai, le scénario a été validé et Philippe a travaillé sur son emploi du temps par rapport à son travail sur la série Lady S… Nous nous sommes assez rapidement retrouvés au début de l’année 2017 et à ce moment, tout a été réuni pour qu’on se lance. La famille Vance est elle-même intervenue pour faire savoir que William était très flatté de ce projet de reprise officielle avec deux professionnels du métier, et qu’il serait très honoré de savoir que Bruno Brazil reprenait du service (Ce tome 1 de Black Program est dédié à William Vance, disparu le 14 mai 2018, ndlr). Donc, c’était parti.
Vous avez aussi apporté votre « touche personnelle » aux survivants du Commando Caïman, notamment avec l’impressionnant tatouage facial maori du Nomade…
Aux côtés du duo de base Brazil/Morales, il est sûr que je tenais à conserver les personnages du Nomade et de Whip Rafale. Cette dernière conserve d’ailleurs un charme fou, et j’aurais trouvé dommage qu’on ne la voie plus, tout en sachant qu’elle se retrouverait dans un fauteuil roulant. J’avais adoré le personnage du Nomade, avec un côté un peu plus rocker avec ses cheveux longs, et une personnalité que Greg avait tout de suite posée comme forte. J’étais tombé sur un article sur les gangs de motards en Nouvelle-Zélande dans les années 1980, et sur les photos on pouvait voir que certains d’entre eux étaient tatoués, ce qui était finalement encore assez effrayant à cette époque. Le Nomade a d’ailleurs posé un sacré défi à Philippe et à notre coloriste Didier Ray (sourire), qui devait rajouter le tatouage facial en mode trame sur le dessin ! Ce personnage est donc devenu violent, désabusé, et est lui aussi estropié avec une jambe de bois, mais il revient quand même. A partir du moment où Whip Rafale et le Nomade étaient blessés, meurtris et toujours en vie, il y a une vraie dimension humaine. Au fil de cet album, les notions de deuil et de douleur par rapport aux événements survenus dans l’album Quitte ou double pour Alak 6 sont très fortes. Bruno Brazil essayant de remonter la pente – et faisant même une psychanalyse – c’est d’ailleurs un « cadeau » scénaristique offert par Greg qui densifie le personnage. Quant à Gaucho Morales, il est dans son rôle de second drôle et musclé.
La chute finale de ce premier tome de Black Program laisse poindre une nouvelle dimension vers la science-fiction. Serait-ce votre « marque scénaristique évolutive » sur Bruno Brazil, sachant que Greg tendait plutôt vers le thriller, voire le récit d’espionnage décalé ?
Effectivement. J’avais monté un dossier qui remonte la chronologie de la vie de Bruno Brazil. En étudiant tous les albums à fond, on s’aperçoit qu’il y a plusieurs thématiques dans la série. Les récits d’espionnage au début, un côté aventure, un côté thriller urbain, et un aspect récurrent : le fantastique, distillé par Greg à petites touches. Il m’a donc semblé que le côté science-fiction était absent, mais correspondait parfaitement aux années 1970, avec le programme Apollo, les prémices de l’informatique… En somme, quelques portes entrouvertes par Greg, et j’ai donc pensé à la conquête spatiale, qui ne serait donc pas celle qu’on croit. Cela m’a paru une thématique inexplorée dans le Bruno Brazil des années 1970.
©Jean-Philippe Doret
Les nouvelles aventures de Bruno Brazil T1 « Black Program Tome 1 »
Scénario : Laurent-Frédéric Bollée
Dessins : Philippe Aymond
56 pages
Le Lombard
L’album fait également l’objet d’une édition spéciale de 68 pages en noir et blanc chez Khani Editions, avec 6 pages supplémentaires de croquis et 6 autres issues de La Chaîne rouge, l’aventure de Bruno Brazil inachevée de Vance et Greg.