27 Oct

« Une désolation nommée Paix, Teixcalaan-2 » d’Arkady Martine : ou la parole de l’Autre

 «Une désolation nommée Paix, Teixcalaan-2» d’Arkady Martine prend la suite du premier tome paru début 2021. À la suite de la lutte pour la succession, la guerre contre les aliens a été déclarée, aux frontières de l’empire, à un saut de puce de la station Lsel. Or cette guerre débute mal, l’ennemi est invisible et il décime escarmouche après escarmouche, les vaisseaux légers, les «Échardes», de l’armée Teixcalaanlitzim.

  Une nouvelle impératrice, Dix-neuf Herminette occupe le trône. Elle a aussi pris sous son aile le rejeton de l’ancien empereur, son «clone à 90 %», Huit Antidote, qui se révèle un garçon fragile et curieux qui arpente les couloirs des ministères et des souterrains du palais en guise de terrain de jeu.
  Non loin de la zone de conflit, Mahit Dzmare, l’ambassadrice auprès de Teixcalaan, a rejoint Lsel – sa station natale – où elle subit les foudres des factions politiques rivales. Amnardbat, la responsable qui avait endommagé son imago – la copie du cerveau de l’ancien ambassadeur – ignore que Mahit a récupéré à Teixcalaan la copie non détériorée, et mise à jour, sur le cadavre de l’ambassadeur. Consciente que l’initiative politique lui a échappé, Amnardbat exige que Mahit se soumette à un contrôle et qu’elle s’étende sur une table d’opération, afin de récupérer l’imago soupçonnée, au risque qu’un «accident» ait raison de cette envoyée trop admirative de Teixcalaan.
  L’idée féconde du récit vient de Neuf Hibiscus, la commandante des légions. Alors que le conflit fait rage et que les aliens prennent l’avantage, elle court-circuite le ministère de la guerre pour faire appel à celui de l’information, plus proche de l’impératrice, où officie Trois Posidonie, l’amie de Mahit Dzmare.
  Talleyrand disait : «Méfiez-vous du premier geste, c’est le bon.» La première décision de Trois Posidonie consiste à s’autodésigner émissaire impériale et à se rendre en personne dans la flotte Teixcalaanlitzim. Passant par la station Lsel, elle réclame l’assistance de l’ambassadrice, dont le talent pour les langues étrangères est reconnu et l’extirpe des griffes de ceux qui voulaient la charcuter.
  Le motif officiel : à elles deux, elles tenteront une médiation avant que le conflit ne dégénère. Le motif officieux, inavouable, est l’histoire d’amour que les deux jeunes femmes ont nouée…

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  Au niveau du sens règne cette belle idée que l’émotion/l’instinct/l’intuition – choisissez le concept qui vous convient –, le sentiment de l’immédiat est un guide plus sûr et moins menteur que la raison que politiques et officiers brandissent avec force cris et insultes pour réduire au silence cette étrangère et cette émissaire, une espionne «qui ne connaît rien à la guerre» («La barbouze et son toutou»).
En toute logique, les officiers développent des démonstrations pleines d’une logique implacable, mais faussées par des argumentaires «byzantins», pour ne pas dire entachés d’une vision politique étroite, sectaire visant juste à assouvir leur idéologie.
Cette thématique plonge «Une désolation nommée paix» au cœur de notre actualité, où des personnages arc-boutés sur leur idéologie pervertissent la raison, multiplient les boucs émissaires et clivent les êtres, plutôt que de se vouer à ce qui rassemble, à cette paix qui, pour advenir, se doit de considérer l’autre comme un égal respectable.
À l’inverse, les sentiments, pour suspects qu’ils soient, car ils sont du domaine de l’irréflexion, vont se révéler un ciment solide : ce qui réunit les êtres est aussi ce qui permet à une communauté de s’unir, et de commencer à réfléchir. Trois Posidonie, l’émissaire impériale et Mahit, la Barbare, perturbent l’ordre figé des militaires et des factions. Leur intelligence commune se révèle inventive et elle ouvre les bases d’une rencontre avec les aliens, alors que le conflit dégénère au détriment de Teixcalaan dont les Échardes sont dissoutes par une matière qui semble dévorer les vaisseaux…

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J’ai pris un plaisir renouvelé avec ce second opus de Teixcalaan. Si la trame de découverte de l’empire est moins riche, l’approche de ces aliens nous amène à appréhender ce concept curieux : l’étrangeté. Cette curiosité du monde, et le développement sentimental sont des guides pleins de verve, d’humour et aussi un facteur de réflexion sur la différence, le gâchis du repli sur soi et l’art de voir — ou de dialoguer – avec l’autre, qu’il soit un alien, ou un dirigeant hanté par le désir de tout réduire en poussière à l’aide d’une bombe…

Bernard Henninger

20 Juin

Science-fiction : découvrez le roman « Libration » de Becky Chambers

«Les boitiers réalistes pour I.A. sont interdits dans l’Union Galactique. Les I.A. ne peuvent être installées que dans les vaisseaux et les stations orbitales. La peine encourue pour un boitier réaliste pour I.A. = 15 ans (standard UG) d’emprisonnement et confiscation des outils et matériaux associés.»

 Second opus du cycle Les Voyageurs de Becky Chambers, Libration se déroule dans la continuité de son premier roman, L’Espace d’un an. Si je me suis pris au jeu des deux romans, les deux histoires, indépendantes, se lisent dans l’ordre qui semblera bon au lecteur. Ils ont obtenu le prix Julia Verlanger en 2017.

 Le Cycle des voyageurs dont ils relèvent se rapporte à l’unité narrative, une galaxie dans laquelle cohabitent des espèces voyageuses, et où les humains, les derniers arrivés et un peu arriérés sur le plan technologique, ont été intégrés dans l’Union Galactique.

 Lovelace, une I.A. de vaisseau spatial transférée dans un boitier à apparence humaine, débarque sur une planète cosmopolite, Port-Coriol, où se côtoient les différentes espèces galactiques. Lovelace est confiée à un couple d’humains, Poivre, une femme chauve qui a été éduquée par une I.A. et son compagnon, Bleu, un artiste.

 Ceux qui l’ont transférée dans ce corps — ce boitier — ne se sont pas souciés des contradictions qu’engendrent ses limites : pour une I.A. d’un vaisseau spatial, omnisciente, munie de multiples points de vue, programmée pour ne jamais mentir, la simple traversée du marché de Port-Coriol se transforme en calvaire.

 Réduite à l’étroit champ de vision de son «boitier», les logiciels de Lovelace s’épuisent à tout analyser, incapables de trier et, en état d’incapacité, sans accès aux multiples points de vue gérés par le vaisseau. Cette vie, restreinte à un boitier étriqué, limité, ne sera-telle qu’une souffrance insoluble? À quoi donc ont pensé les apprentis sorciers qui l’ont façonnée? N’ont-ils pensé qu’à leur plaisir égoïste de démiurge? N’ont-ils pas eu conscience de leur cruauté? En techniciens bornés et passionnés, n’ont-ils pensé qu’à réaliser un beau jouet? Sans penser un instant à l’insupportable calvaire dans lequel ils l’ont projetée? N’a-t-elle comme solution que de se replier et devenir l’I.A. de la maison de ses hôtes? À quoi bon tous ces changements?

 Poivre et Bleu ne l’entendent pas de cette oreille. Tout d’abord, Poivre lui construit une légende. Lovelace devient Sidra et, question après question, Poivre se démène pour l’aider à s’adapter, mais le manque de données, douloureux pour l’I.A. ainsi que son incapacité à mentir sont telles qu’il est à craindre que l’aventure ne finisse en fiasco.

 En parallèle, dans une immense décharge à ciel ouvert, qui semble avoir la taille d’une planète, des I.A. qu’on appelle des Mères — muettes, au comportement glacial—, gèrent un dortoir de petites humaines clonées. La dernière fournée a été baptisée Jane. Enfermées, manipulées, elles sont éduquées pour le recyclage des machines qui s’accumulent en montagnes de ferraille. Une circonstance fait que Jane 23 perd sa jumelle, le seul être qu’elle aimait, et fuit l’univers carcéral du dortoir et des Mères, qui lancent à sa poursuite des chiens. Dans sa fuite, Jane 23 trouve refuge dans un vaisseau spatial, un débris abandonné là. L’I.A. du vaisseau — une certaine Chouette — lui ouvre les portes et la prend sous sa protection…

 Dans les deux aventures, Sidra qui considère son boitier comme une chose externe, et dont le comportement présente des symptômes de schizophrénie et Jane 23 que Chouette entreprend d’éduquer, comme personne avant elle ne s’en était soucié, découvrent l’étendue de leur solitude.

 La Libration, quand on ne précise pas le terme, correspond aux vibrations de la Lune, dont le pôle oscille autour de son axe, manque de stabilité, traduit une image de la solitude de Sidra et de Jane 23, planètes desséchées en orbite autour de mondes qui les ignorent, les manipulent comme des choses et les marginalisent.

 Technologie et biologie génèrent trop de contradictions pour espérer une synthèse de leurs destins… Pour survivre, Jane 23 fait pourtant confiance à Chouette, une I.A. qui se comporte vis-à-vis d’elle comme les parents qu’elle n’aura jamais et Sidra, l’I.A. coincée dans son boitier, rencontre, Tak, un Aéluon, une espèce galactique muette, sans oreille ni bouche, contrainte de s’en remettre à un boitier pour un dialogue auquel sa biologie ne l’a nullement destiné.

 La vie ne serait-elle qu’un trajet douloureux et sans espoir, d’êtres réduits à une intériorité machinique, en mal d’empathie? Lire une telle histoire, alors qu’on est confiné, mis sur la touche côté travail, prend une dimension singulière et les solitudes du roman ont trouvé un écho non déformé dans la libration du lecteur… Une empathie pleine de vibrations dans laquelle se plonger de la tête aux pieds comme un plongeon dans une fraîche rivière…

Bernard Henninger

23 Mai

Lire et relire le livre « La ferme des animaux » de George Orwell

Inventée par les Grecs au VIe siècle AVJC, la fable est un procédé consistant à transposer une situation réelle, conflictuelle le plus souvent, dans un univers imaginaire, en général humoristique où les humains sont représentés par des animaux, dont les traits dominants incarnent les «vertus». Au XXe siècle, Orwell a l’intelligence d’incarner l’idée de la fable dans la Ferme des animaux.

Napoléon, le maître de la Ferme des animaux, est un cochon qui accapare les laitages au détriment des autres. À l’opposé, les classes populaires s’incarnent de diverses manières. Les moutons forment un chœur théâtral sans âme et sans nom, dressés à chanter leur hymne, Bêtes d’Angleterre, de façon à rendre inaudible toute opposition. À eux s’opposent Douce, la belle jument lascive, Malabar le cheval de trait qui répond à tout par un surcroît de travail, Benjamin l’âne marginal qui doute du bien-fondé de la révolution…

Reprenant la tradition des fabulistes d’Ésope à Goupil, la «Ferme des animaux» est un récit tardif de George Orwell qui le mit en chantier au tournant de la guerre en 1943. À peu près au même moment, une autre fable – française celle-là — était publiée aux États-Unis et devait connaître le même éclatant succès : si «Le Petit Prince» dénonce le monde moderne, du côté du capitalisme, la «Ferme des animaux» s’en prend à l’autre versant, les révolutions renversées par des tyrans totalitaires… Il est étrange de voir à quel point les deux récits se complètent et se parlent malgré leurs différences.

En ce qui concerne Orwell, la «Ferme des animaux» précède son chef-d’œuvre, «1984» où, renonçant à la fable, il se sert de la science-fiction naissante pour dénoncer les régimes totalitaires qui se maintiennent par l’illusion et la propagande… (et tant qu’à faire, n’hésitez pas à le lire/relire juste après).

Ici la fable permet une généralisation de ce thème des révolutions. Peu de temps avant de mourir, le cochon Sage l’Ancien délivre un message dénonçant les injustices dont sont victimes les animaux de la ferme et appelant à se révolter contre leur tyran, Jones le fermier. Incapable et violent, Jones se saoule, et un soir où il n’a pas nourri ses animaux, ceux-ci sous la conduite de Boule de neige le cochon, se révoltent, le chassent de la ferme et s’organisent spontanément en assemblée révolutionnaire.

Les premiers actes sont la composition d’un chant : «Bêtes d’Angleterre» digne parodie de l’Internationale, l’adoption d’une charte des droits des animaux dont le premier commandement : «Tout deux-pattes est un ennemi» appelle l’attention, d’un drapeau et d’une organisation révolutionnaire dont les cochons prennent la tête. Le premier acte des cochons consiste à s’attribuer de plein droit, le lait des vaches. Suite à des dissensions, Napoléon le cochon prend le pouvoir, accuse Boule de neige de trahison et celui-ci s’enfuit par un trou dans la haie…

Le lecteur n’ignore pas que George Orwell, après un bref passage par les armées coloniales en Birmanie, est devenu un compagnon de route du communisme dans les années vingt. Son parcours suit le parcours de la révolution russe : la prise de pouvoir par les bolcheviques, la mort de Lénine, l’éviction de Trotsky et les pleins pouvoirs incarnés par Staline. Il a aussi participé à la guerre d’Espagne et vu de près l’intervention de l’U.R.S.S., l’éviction et le massacre des volontaires, trotskystes, venus se joindre aux forces républicaines, et au final, la victoire des franquistes… Le chant «Bêtes d’Angleterre» est une parodie de l’Internationale, braillée à tue-tête en guise d’argument.

Toutefois, et c’est tout l’intérêt de l’art de la fable, Orwell connaît l’histoire : depuis la prise du pouvoir par Cromwell, puis celui de la Révolution française à laquelle Napoléon (le cochon) mit fin. La Charte des animaux est aussi un pied de nez à ces Droits de l’homme de 1789 dont les Français semblent si fiers…

Bien au-delà de la dénonciation des régimes totalitaires, Orwell a un regard rétrospectif sur ses engagements, et le fait que toutes les révolutions qui ont réussi, en Angleterre, en France et en Russie, se sont achevées en dictature : aveu qui a dû lui couter à lui aussi!

À la même époque, Gandhi demandait : «Si l’on met fin à la violence par la violence, quand s’arrêtera la violence?». Toutes ces révolutions ont pris le pouvoir par l’usage de la violence, et contrairement à ce vieux proverbe réactionnaire («Qui veut la fin veut les moyens»), la Ferme des animaux démontre que la fin et les moyens sont liés : si l’on prend le pouvoir par des moyens violents, une violence encore plus grande y mettra fin. La fin c’est les moyens.

Comment et pourquoi? C’est ce qu’il vous reste à découvrir en lisant la Ferme des animaux que le lien ci-joint vous permettra de vous procurer à prix réduit, neuf ou d’occasion, ainsi qu’un bonus, un dessin animé datant de 1954…).

Bernard Henninger

DESSIN ANIME : 

https://youtu.be/puB6VYW9LoU

16 Mai

Connaissez-vous le Yokaï japonais ? Découvrez le livre « Les noces de la renarde » de Floriane Soulas

Yokaï : esprit, fantôme, démon ou apparition. Cette appellation regroupe les créatures surnaturelles du folklore Japonais.

Depuis les « Contes de la lune vague après la pluie » (Mizogushi, 1953) et, plus proche de nous « Mon voisin Totoro », d’Hayao Miyazaki, les français aiment le Japon et ses histoires de fantômes.

Dans les « Noces de la renarde », deux histoires se combattent sans se toucher. Dans l’une, en 1467, dans une région de montagnes, Hikari, est une Kitsune, (1) déesse à forme humaine ou de renarde, avec plusieurs queues qui donnent la mesure de ses pouvoirs. Elle est la chasseuse de son clan, mais ses pérégrinations dans la forêt la conduise dans le voisinage des humains pour lesquels elle ressent une sourde attirance. Tout contact entre dieux et humains est banni, si ce n’est que des Kitsune de son clan se sont emparées d’une femme du village, une religieuse, et lui ont détruit le cerveau pour en faire une esclave. Le père de cette jeune victime pousse les villageois à sa recherche… l’affrontement entre des déesses cruelles et des villageois très soudés est inévitable.

Dans la seconde histoire, de nos jours, Mina est une adolescente terrifiée par un don qui lui permet de voir les Yokaïs, notamment les fantômes. Si la rencontre a lieu, il faut leur expliquer leur statut de mort et de fantôme, les apaiser, mais il y en a tant. L’un d’eux s’en est même pris à sa meilleure amie et elle le signale à Natsume, sa cheffe de classe qui, bien que surprise, la croit… Depuis peu, les nuits de Mina sont hantées par un Yokaï qui s’amuse à la terrifier. Ce Yokaï  est un monstre assez puissant pour se moquer de l’O-fuda (2), censé la protéger. Lors d’une visite au temple Shinto, l’esprit qui la traque se manifeste et elle décide de l’affronter : au terme d’une échange magique, elle s’évanouit. Natsume, dont la famille officie au temple Shinto, appelle son oncle à son secours. Natsume, issue d’une famille de prêtre shinto n’a aucun don et fait appel à Mina pour que ses visions l’aident à traquer un monstre qui sème les cadavres dans la ville.

L’histoire démarre lentement. Il faut absorber la complexité des coutumes japonaises et de leurs dieux multiples et cruels. Mais le suspense est brillamment maintenu, tandis que la traque du monstre conduit Mina, dans les lieux cachés du surnaturel, le Kogage, un bar de Tokyo hanté par des esprits, dirigé par Ryu, un tanuki(3), l’étrange Eri qui la protège, tandis que dans le passé, Hikari ne cesse de se rapprocher d’un villageois, Jun, un bûcheron fasciné par cette kitsune moins cruelle que ses sœurs.

Suspense haletant, et aventures se nouent en une tresse serrée et parfaitement maîtrisée. J’avoue que ce roman, peut-être plus destiné à un public adolescent qu’à des gens de mon âge, se laisse parfaitement lire et que j’ai plongé avec un plaisir croissant dans cette histoire de fantômes déchaînés et d’une jeune fille en quête de son identité, à un âge où le surnaturel et la réalité se mélangent insidieusement. Cette quête a un prix, mais lequel ? Comment peut-on apaiser la colère d’un esprit ? Nous sommes tous hantés par nos propres fantômes et nul doute que cette lecture saura soutenir votre propre quête intérieure, recherche de paix ou colère ancienne à apaiser…

Floriane Soulas est une des nouvelles plumes de la littérature imaginaire, elle a été découverte avec son premier roman, Rouille, Prix actuSF de l’uchronie 2018, et tout de suite après, avec ce roman  singulier. Recommandons donc vivement la découverte de cette histoire de Yokaïs, et pour les esprits plus aventureux, peut-être pourrait-ce être une incitation à lire (ou relire) le père de tous les contes japonais, les « Contes de pluie et de lune » (Ugetsu Monogatari) du grand écrivain japonais du XVIIIème siècle, Ueda Akinari. pour lequel ces « Noces de la renarde » pourraient être une brillante introduction : les français que l’on dit rationalistes, semblent profondément hantés par ces fantômes qui baignent notre quotidien…

Bernard Henninger

Notes :
1. Kitsune : esprit du renard, il peut avoir jusqu’à neuf queues.
2. O-fuda talisman issu d’un temple Shinto qui protège contre les créatures malfaisantes.
3. Tanuki : yokaï de la forêt, souvent représenté sous la forme d’un chien viverrin (raton-laveur)

Photos : © Bernard Henninger (2018 et 2019)

25 Avr

Un souvenir nommé Empire (roman d’Arkady Martine, prix Hugo 2020)

Suite au décès de son ambassadeur, à Teixcalaan, les dirigeants de Lsel, une station spatiale minière, nomment la jeune Mahit Dzmare en remplacement. Munie de l’imago de son prédécesseur, Mahit s’envole vers la cité-empire… ainsi commence le roman d’Arkady Martine

Mahit débarque dans la capitale de Teixcalaan, en pleine ébullition : les prétendants ont commencé la guerre de succession. Des attentats ébranlent la capitale. Mahit échappe à la mort lors d’un rendez-vous. Des manifestations réclament le trône pour un jeune général, Un Éclair, qui ne peut conquérir l’empire que de deux manières : soit grâce une campagne militaire qui annexerait Lsel dans l’empire et qui lui vaudrait du prestige, soit en prenant la capitale avec ses légions… La mission de Mahit consiste donc à sauver l’indépendance de Lsel.

Accompagnée de Trois Posidonie, une haute fonctionnaire à son service, Mahit découvre Teixcalaan. En parallèle, elle apprend à vivre avec son imago, une puce-mémoire qui lui a été greffée avant son départ avec l’image mentale d’Iskandr, son prédécesseur. Or elle découvre que cette technologie singulière, l’imago, soulève une curiosité malsaine de la part des Texcalaanli.

À Teixcalaan, Mahit est une barbare (une étrangère, en fait, avec toute les différences propres à sa culture). Elle nourrit une admiration franche devant la culture Teixcalaanlitzim : tous les Teixcalaanli sont poètes, et s’expriment en vers pour faire connaître leurs opinions et sentiments tandis que d’autres complotent en silence. Elle échappe à un attentat grâce à Trois Posidonie. Son Imago qui soulève tant de convoitises semble être la cause des tentatives de meurtre. Cette Imago, l’esprit d’Iskandr, tombe soudain en panne (a-t-elle été sabotée ? Ou est-ce la vue de son propre cadavre qui l’a déréglée ?),  laissant Mahit seule et sans conseil dans ce monde dont elle ignore les règles…

Parfois, la Science-Fiction se présente comme un jeu, un labyrinthe fictionnel, où le but est d’apprendre le fonctionnement d’une civilisation, ses us, ses coutumes et cette étonnante culture Teixcalannlitzim où on s’exprime en vers, par exemple, pour déclarer ses pensées, à travers le roman et son déroulement désordonné. Ainsi lorsqu’elle fait connaissance de la ministre Dix-Neuf Herminette, surgit dans son esprit cette pensée venue probablement venue d’Iskandr :

Elle capte toute la lumière de la pièce et la courbe autour d’elle.

Ce genre de lecture, profondément ludique, poétique, est aussi un intéressant rappel historique d’un autre empire : Rome, où les empereurs adoptaient celui de leurs proches qu’ils estimaient le plus compétent pour leur succéder. Une dynastie s’éteignait quand un général renversait le successeur désigné. Ce système politique violent, singulier, peu imité depuis (sinon, peut-être par les partis communistes Soviétique et Chinois), est un des éléments qui ont fait la longévité de l’Empire romain.

Quand un auteur américain désire parler de l’Amérique d’aujourd’hui, il est courant qu’il compare les U.S.A. à l’Empire romain, et l’on peut supposer que ce récit ne déroge pas à cette règle, d’autant plus que, rupture avec la Rome antique, Teixcalaan considère les hommes et les femmes sur un pied d’égalité. Mahit et Trois Posidonie entretiennent une relation mélangeant attirance sexuelle et confluence d’intérêts communs : pour Mahit qui a rêvé de devenir citoyenne d’empire, la maîtrise de la versification de Trois Posidonie ajoute à sa fascination. Si on ajoute une troisième femme, la ministre Dix-Neuf Herminette, grande feudataire au service de l’empire, tout indique que cette société applique des codes des genres plus proches des nôtres que de ceux de la Rome antique.

Dans ce roman captivant, la Science-Fiction entrelace l’évocation historique, le présent, l’évolution des mœurs, et l’avenir des réseaux, car chaque Teixcalaanli possède un lien nuage, qui se fixe devant un œil, et celui-ci se vit dans une double virtualité : le réel, Ici et maintenant, se conjugue au virtuel, là où circulent les nouvelles, les incises, les épigrammes et les poèmes dont je me permets de citer celui-ci :

   Entre les douces mains d’une enfant
Même une carte des étoiles ne peut résister
À des forces qui tirent et fendent. La gravité persiste.
La continuité persiste : des doigts lisses parcourent des voies orbitales
Mais je me noie
D
ans un océan de fleurs : dans l’écume violette, dans le brouillard de la guerre.

Le roman vous donnera le contexte et la signification de cet appel au secours, sous réserve d’une immersion sans réserve, ce que je ne saurais que conseiller. Pour ludique qu’en soit la lecture, la fiction, par rapport aux ouvrages documentaires, qu’il peut m’arriver d’évoquer par ces chroniques, possède la puissance de nous faire sourire et d’envisager des situations que nos catégories nous empêcheraient de concevoir et penser librement. Le sourire et la séduction d’une héroïne — parfois – nous en apprennent plus sur nous-même et le monde qui nous entoure…

Pour ceux qui se sentent l’envie de rencontrer l’autrice, signalons qu’Arkady Martine est invitée par les Imaginales 2021 à Épinal, en octobre.

Bernard Henninger

 Notes :

  1. Un souvenir nommé Empire a remporté le prix Hugo 2020, à la convention mondiale (i.e. organisée par les U.S.A.) 
  2. Traduction : Gilles Goullet.

11 Avr

« La familia Grande » de Camille Kouchner, un témoignage sur l’inceste

Dans la Familia Grande, Camille Kouchner se penche avec une loupe d’entomologiste sur sa tribu familiale pour décrire l’inceste dont son frère fut victime.

Le récit commence avec l’enterrement de sa mère, Évelyne… les enfants se retrouvent dans cette maison de vacances dans laquelle ils n’ont plus mis les pieds depuis longtemps. Soudés, mais isolés du groupe des « proches », ils prennent la tête du cortège. L’hostilité de ces amis, un jour d’enterrement, donne la mesure de la violence qui déchire leur groupe…

 Évelyne, la mère, a élevé ses enfants avec amour, mais en se refusant à toute mission d’éducatrice. Cette femme intelligente fut l’une des premières à obtenir l’agrégation en science politique et en droit public en France. Selon la légende familiale, étant jeune, elle était une beauté et lors d’un séjour à Cuba, elle fut l’amante d’un soir de Castro, avant d’épouser, plus tard, un militant français, rencontré à Cuba lui aussi, et appelé à un destin politique de premier plan, Bernard Kouchner.

La fêlure, sans conséquence, est là dès le début : cette mère dévouée, qui tient à être la meilleure amie de ses enfants s’abrite derrière de grands principes idéologiques, issus de vagues théories de révolution de la famille. Sous prétexte de modernité, elle refuse d’éduquer ses enfants, d’être une adulte, et Camille Kouchner de citer cette pensée d’Alain : « Penser, c’est dire non ».

En regard de cette mère adolescente, un père absent. Célèbre, « personnalité préférée des français » – l’expression est citée plusieurs fois – le père les aime, mais il préfère courir les grandes causes humanitaires, mais pas chez lui. Pire, il est un piètre éducateur. Quand le couple se sépare, les enfants restent seuls : l’aîné, Colin, suffisamment âgé, s’émancipe, et il laisse les cadets jumeaux, Camille et Victor, très désemparés alors que monte le péril.

La seule figure d’autorité, est incarnée par Paula, la grand-mère, féministe avant que le mot ne soit à la mode, divorcée à la fin des années cinquante. Cette mère a eu deux filles, la mère de l’autrice et sa tante devenue célèbre : Marie-France Pisier. Sans prévenir, elle quitte ses enfants en choisissant de se suicider, un acte qui précipite la catastrophe familiale.

Dans cette famille, le beau-père est devenu la figure solaire : éducateur, libéral, c’est lui qui anime la tribu qui se retrouve tous les étés dans une grande villa sur la Riviera, où tout le monde s’appelle par son prénom. Ces personnes « libérées » entendent redéfinir la famille, en niant les traditions, et en mettant en place ce qui leur semble être une utopie concrète qu’ils nomment eux-mêmes la Familia Grande. Sous le vocable utopique, cette micro-société se révèle un théâtre de passions, que le maître de cérémonie, compagnon d’Évelyne, depuis le départ du père, véritable éducateur que Camille avait adoré jusqu’à présent, détourne à son profit. Un jour, il s’introduit en secret dans la chambre du frère. En sortant, il la croise et, d’un doigt sur les lèvres, lui intime le silence… 

Cet inceste, nié, passé sous silence, pourrit la vie des enfants et le livre décrit avec précision cette mécanique de la cruauté. Au-delà de la faillite d’une certaine modernité, il s’attache à décrire la descente aux enfers, puis la révolte des enfants contre ces adultes qui leur ont fait violence, et contre les autres qui ont fermé les yeux.

Avant cet ouvrage puissant, je ne connaissais « L’Aigle noir » : la chanson de Barbara, très allusive, et qui a nécessité un travail d’explicitation. L’inceste qu’elle a subi de la part de son père n’a été révélé que bien des années après la chanson.

Ici, l’autrice a eu le courage de décrire avec précision  l’impunité d’un être qui avait prétendu au rôle de père, et de tous ceux – la Familia Grande, ses obligés – qui l’ont défendu jusque dans la révélation de ses forfaits. Livre hallucinant : sa publication s’est révélée être la figure de proue d’un mouvement de dénonciation de crimes incestueux aussi fréquents qu’impunis…

Bernard Henninger

04 Avr

Le Labyrinthe des gardiens (Marie Brennan), mémoires de Lady Trent (tome 4)

Le Labyrinthe des gardiens, tome quatre des « Mémoires de Lady Trent » de Marie Brennan nous conduit dans le désert, étudier les dragons, leurs mœurs et la manière dont ils survivent à l’aridité… 

Cette saga étudie scientifiquement les dragons, espèce sauvage chargée de mystères… Elle a été publiée en France de 2016 à 2018 et forme un pilier incontournable de librairie. (Le premier tome a remporté le prix du roman étranger aux Utopiales 2016)

Située dans un univers qui ressemble comme deux gouttes d’eau à l’Angleterre Victorienne – chaque récit nous entraîne dans cet imaginaire, constitué de vastes îles continentales. Chaque expédition vise une contrée où vit une espèce de dragons et où chaque peuplade semble entretenir un rapport caché avec cette espèce qui occupe un sommet de la pyramide écologique… avec les humains.

Ce motif rend cette quête passionnante, mais l’essentiel semble aussi résider dans un motif réaliste : l’étude des sociétés du dix-neuvième siècle du point de vue de la femme. Isabelle Camherst, future lady Trent, surmonte les obstacles que les sociétés lui opposent en l’emprisonnant dans un sérail qui la caractérise. En matière de marginalisation, la société victorienne du Scirland n’a rien à envier aux contrées que la saga nous fait visiter.

Isabelle Camherst est associée à Tom, jeune homme dont la modestie suffirait à lui interdire la reconnaissance de l’université. Ces deux marginaux s’épaulent l’un l’autre dans leur défi commun : mener des expéditions au long cours pour étudier les différentes populations de dragons.

Dans le premier tome, Isabelle épouse lord Camherst, passionné lui aussi de dragons, et participe à sa première expédition en tant qu’épouse… et dessinatrice. Après le décès de son mari, la jeune veuve prend son propre envol et s’engage dans une carrière scientifique. Bien que la société, l’université et tout le Scirland soient hostiles à son projet, Isabelle, intrépide, curieuse, désireuse de vivre sa vie sans avoir à rendre de compte, suit une vie aventureuse, tandis que l’étude des dragons l’amène à se pencher sur un antique peuple, les Draconiens et les rapports mystérieux que ceux-ci entretenaient avec les mythiques dragons.

Dans ce quatrième tome, Isabelle et Tom sont envoyés en Akhie  développer un élevage pour le compte des militaires… Dans cette contrée désertique, dirigée par un puissant sheik, les Akhiens ne reconnaissent aucun pouvoir à cette étrangère… Mieux, les hommes refusent de parler aux femmes, et lady Camherst est contrainte de demander à Tom de traduire ses paroles et de la représenter. Pourtant le frère du Sheik se révèle être l’homme dont elle est précédemment tombée amoureuse : Suhail, archéologue, dont les recherches historiques se lient avec les dragons du désert…

J’avoue lire à mon gré cette saga, et ne lire qu’en 2021, ce quatrième tome et comme je n’ai pas lu l’ultime épisode de cette saga, je ne pourrais pas « spoiler » le secret des dragons… mais je ne peux que témoigner du plaisir très vif que j’éprouve à plonger dans cette évocation pleine de mordant, de piquant et d’ironie…

Note biographique sur Marie Brennan : née en 1980, diplômée d’Harvard, Marie Brennan a co-présidé la Harvard-Radcliffe SF Association, étudié l’archéologie, l’anthropologie et le folklore à l’Université de l’Indiana avant de devenir écrivain.

Bernard Henninger

Portrait de Marie Brennan : © Bernard Henninger, les Imaginales 2018.

27 Mar

L’inconnu de la poste (Florence Aubenas) : une enquête fascinante

Un jour, un directrice de casting alerte Florence Aubenas en lui rapportant l’affaire dans laquelle est accusé l’acteur Gérald Thomassin, César 1991 du meilleur espoir masculin.

Des années plus tard, Thomassin, convoqué à Lyon en août 2019, appelle Florence Aubenas et prend rendez-vous avec elle devant le tribunal, mais il ne viendra jamais à son rendez-vous. À minuit, son téléphone portable cesse d’émettre…

En décembre 2008, une petite ville du Bugey, Montréal-la-Cluse, est le lieu d’un assassinat : Catherine Burgod, postière, est agressée juste avant l’ouverture de son agence. Le crime sanglant n’ouvre sur aucune piste. Un butin dérisoire et dans la vie de la jeune femme, rien ni personne ne correspond. La jeune femme, maman, en instance de divorce, était connue et appréciée. Son père est une notabilité qui s’engage à venger sa fille. Tout au long de l’enquête, il redouble les procès-verbaux et s’agite dans un désir – légitime – que l’enquête ne s’enlise pas.

La scène de crime ne manque pas d’indices mais aucun qui alimente l’enquête Des relevés d’A.D.N. ne correspondent à personne de connu. Faute de faits étayant une hypothèse, l’intelligence de l’enquête s’estompe au profit de l’irrationnel. L’enquête se métamorphose en une chasse au bouc émissaire. Gérald Thomassin, acteur renommé et marginal, parce qu’il a su mimer devant des passants l’attitude du criminel, devient la cible des racontars, puis des accusations. Les enquêteurs iront jusqu’à prétendre que c’est son A.D.N. qu’on a retrouvé sur le lieu du meurtre : c’est faux, mais l’accusation persiste même quand on trouve le possesseur de cet A.D.N. …

L’enquête de Florence Aubenas découpe avec un scalpel la cruauté et la violence qui s’emparent d’êtres ordinaires. La raison qui déserte, les rumeurs qui deviennent des accusations et l’arrestation d’un être que rien n’accuse.

J’ai lu cette enquête avec stupéfaction, ce retour de la barbarie dans l’espace de la justice. Le récit de Florence Aubenas bouscule nos raisons et démonte une société qui semble avoir tout fait (sans le savoir) pour protéger un coupable très intégré… tout en démolissant un innocent, trop différent, Gérald Thomassin, toujours disparu

Bernard Henninger

20 Mai

Neverwhere (Neil Gaiman), roman fantastique imaginaire

« Neverwhere » fut une série télévisée, que l’auteur – le dessinateur Neil Gaiman – trouva si limitée et étriquée qu’il se consacra par la suite à la transformer en un roman magique, pied de nez aux brutaux supplétifs du capital : quand la littérature libère l’imagination, je vous convie à une visite de Neverwhere !

En partance pour la City, à Londres, Richard Mayhew doute de son projet d’avenir, ce soir de beuverie, où une clocharde l’aborde. Elle aussi a vécu à Londres, lui dit-elle, et elle s’y est brisée – elle était danseuse ! – avant de se retrouver à la rue. Elle lui lit les lignes de la main, et semble perplexe : « Pas le Londres que je connais. », puis « Méfie-toi des portes… » insiste-t-elle.

Trois ans plus tard, Richard s’est pris de passion pour le métro londonien dont les stations portent des noms chargés d’histoire : Earl’s Court (la cour du comte), Old Bailey (le vieux rempart)… Il est fiancé avec Jessica, jeune femme qui travaille dans la culture. Son union avec cette jeune femme de Kensington n’est pas sans générer chez lui une sourde angoisse.

Un soir, se rendant à une exposition avec Jessica, Richard aperçoit une jeune femme blessée, sur le trottoir. Jessica lui interdit d’y prêter attention sous peine de rupture. Sans bien savoir pourquoi, Richard la recueille – elle s’appelle Porte –, la soigne, mais elle s’en va. Richard découvre alors qu’il est devenu invisible : son propriétaire fait visiter son appartement, son travail a disparu, plus personne ne le voit dans la rue. Il part en quête de la jeune Porte dans cet univers où Earl’s Court est la cour d’un comte, et Knightsbridge est devenu Nightsbridge, un pont où la nuit est un prédateur muet…

Le récit, écrit avec un style alerte, fluide, décrit sans décrire cette Londres d’en Bas, dans laquelle Richard affronte des périls. Il ne s’agit pas d’aventures où tout se règle à coups d’épées, mais plutôt d’un univers où le cauchemar guette la moindre distraction. Aucun afféterie (ou sucrerie), mais un cauchemar bâti de débris, de déchets malaxés avec des strates de magie, de mémoire historique, de strates temporelles superposées où la ville prend une ampleur infinie. Earl’s Court, la cour du Comte, est un métro où se tient une cour qui s’apparente à la cour des Miracles de Victor Hugo, et où le Comte entretient une parenté étroite avec le roi des fous de Notre-Dame de Paris. 

J’ai cherché une traduction de ce Neverwhere et une amie traductrice m’a patiemment expliqué la vanité de mon projet, et le charme de ce mot intraduisible ainsi que ses accointances poétiques avec l’univers de Peter Pan : Neverland.

Richard est un avatar de Peter Pan, mais Neverwhere est un imaginaire adulte, imprégné de réalité, à la manière par exemple du pays des sorciers d’Harry Potter. La voie 9 3/4 d’Harry Potter cède le pas à un marché où s’échangent des services, de l’honneur, peuplé de moines veillant sur une clé de coffre et où un ange déchu, enfermé à Islington, semble détenir le sens de tout.

La finesse de l’auteur consiste à ne jamais séparer le lieu métaphorique : le Londres d’en Bas représente également la ville de ceux qui n’ont rien, de pauvres gens qui ont créé ce Neverwhere où l’argent n’a plus cours et la vie peu de prix. On y disparaît, d’autres ressuscitent, on tue, on dévore, les instincts violents s’y épanouissent… Pour qui a vécu fauché dans une grande ville où le prestige des classes signifie exclusion, on imagine sans difficulté cette invisibilité de la pauvreté, pourtant, le roman nous entraîne dans une quête où les péripéties élèvent l’âme, les sentiments et permettent de participer à un monde sensible où une ame rêveuse s’épanouit…

On évolue dans un univers parallèle, où le Londres d’en Haut et d’en Bas se côtoient sans se voir. Les découvertes s’enchaînent, mais l’aventure cède le pas à une quête de sens. Ainsi, Porte ne sera jamais vraiment décrite : la tension qu’elle induit, sa fuite devant les tueurs, sa quête de l’ange Islington la dessinent en mouvement et révèlent les mystères de Neverwhere. Neverwhere existe ! c’est une carte sillonnée de métros, devenue territoire… 

Donc, même si ce roman n’est pas une nouveauté, je ne saurais trop recommander sa découverte…

Bernard Henninger

22 Mar

« Découvrir, comprendre DE GAULLE » ouvrage d’Histoire éclaire la singularité du général…

Découvrir, comprendre DE GAULLE (les idées de demain) est l’occasion d’évoquer, à partir de faits et de citations inédites, la figure du général De Gaulle et son génie singulier.

L’ouvrage peut être qualifié de vaste :  540 pages, il comporte 54 chapitres synthétiques. Il s’agit d’un ouvrage d’historiens qui s’attachent à compléter les blancs laissés par la Grande Histoire et l’Historiographie ordinaire. Délaissant les images d’Épinal, et les citations trop ressassées, l’enthousiasme des auteurs est sensible et ceux-ci parviennent par un assemblage – surprenant parce qu’il ne suit pas la chronicité des évènements –, à évoquer la parole et la figure singulières d’un solitaire pétri de passion pour le collectif.

L’idée des auteurs, Alain Kerhervé et Gérard Quéré consiste à saisir des aspects de la vie du général De Gaulle, de collecter une – ou plusieurs – citation inédite mais éclairante. Ainsi, lors de la campagne d’Érythrée, le général De Gaulle remet un communiqué qui paraît dans le journal d’Égypte (avril 1941) : « Je suis un français libre, je crois en Dieu et en l’avenir de ma patrie. Je ne suis l’homme de personne. J’ai une mission et n’en ai qu’une, celle de poursuivre la lutte pour la libération de mon pays. Je déclare solennellement que je ne suis attaché à aucun parti politique, ni lié à aucun politicien, quel qu’il soit [… ] je n’ai qu’un but : délivrer la France ». La déclaration est brillante et elle démontre la solitude de sa position. On imagine bien que ses propres alliés en aient pris ombrage, mais en même temps, elle fait réfléchir sur la tâche entreprise par celui qui, après le désastre de 1940, parvint à faire en sorte que la France participe de la victoire des Alliés en 1945.

Avec ses 54 chapitres, la vie du général ressemble un peu à un diamant éclaté en 54 fragments étudiés de manière diachronique : chaque sujet est disséqué, étudié, accompagné de notes biographiques, de notes descriptives, avec un minutieux référencement des citations, d’une rigueur exemplaire.

Évitant les écueils de la répétition de hauts faits trop ressassés, elle détaille cet exercice à Saint-Cyr, qu’il mène brillamment avant de se retrouver confronté à un examinateur surtout soucieux de le démolir (on lui reproche de se comporter – en 1922 – comme un roi en exil…). Je ne peux m’empêcher de penser que l’épisode évoque de manière prémonitoire l’opposition qu’il aura, vingt ans plus tard, avec le président des États-Unis, Franklin Roosevelt, et de la manière dont il parviendra à le convaincre de sa droiture et de sa stature incontournable.

Je ne le recommanderai pas à un élève de terminale, car il faut avoir en tête l’histoire générale du XXème siècle, Seconde Guerre Mondiale, et histoire sociale de la France de l’Après-Guerre, de bien connaître la biographie du général et de son attitude pour promouvoir son idéal de la France, mais à tous les lecteurs que l’intelligence d’un grand homme attire comme un aimant, je dirai : Allez-y, mais attention, il y a des passages où l’émotion vous tirera quelques larmes !

Bernard Henninger