19 Avr

« En nous beaucoup d’hommes respirent », roman biographique de Marie-Aude Murail

En nous beaucoup d’hommes respirent de Marie-Aude Murail est paru aux éditions l’Iconoclaste, en 2018. Avec cette biographie, conçue comme un roman, Marie-Aude Murail évoque comment une petite fille rêveuse est devenue une des grandes autrices de la littérature pour l’enfance.

J’oublie mes romans à peine les ai-je écrits.
J’ai même tendance ces derniers temps à oublier
que je suis écrivain.
Si l’inspiration est ce qu’en dit Jules Renard,
«
rien d’autre que la joie d’écrire »,
j’ai perdu l’inspiration.                            
Marie-Aude Murail

Voici un livre qui pourrait être une biographie, mais qui sera comme un roman, et pour l’avoir dévoré, je dirai : passionnant comme un roman. À relire le passage ci-dessus, je réalise les sens complexes, que cette ouverture éveille et que le roman va éclairer. À la suite, citant Sartre (Les mots) ou Pagnol (La gloire de mon père) qui vont jusqu’à raconter leurs pensées d’enfant, Marie-Aude Murail ne peut retenir un certain agacement. La vérité, si elle existe, viendra d’Apollinaire qui donnera le titre du livre (Sanglots) :

Or nous savons qu’en nous beaucoup d’hommes respirent
Qui vinrent de très loin et sont un sous nos fronts

Le livre commence le jour où Marie-Aude Murail exhume des archives familiales une boite en bois aux initiales de sa grand-mère : C.B. Cécile Barrois. Comme pour une historienne, les documents de cette boite vont nourrir le récit : photos, correspondances reliées par des nœuds… Avant d’évoquer sa vie, l’autrice n’ignore pas qu’une personne n’est pas une création, mais le rameau terminal d’une lignée. Marie-Aude Murail conte donc sa biographie familiale, la filiation des femmes : de son arrière-grand-mère à sa mère Marie-Thérèse, et son père, Gérard Murail. En ouverture figurera le roman de son grand-père, Raoul Barrois.

Si on se souvient que de sa fratrie, trois sont écrivains (Elvire, Marie-Aude et Lorris Murail), ce roman esquisse aussi une destinée, qui débute avec le roman du grand-père :  histoire introuvable, relevant d’un légendaire familial, devenue sujette à caution, or c’est la première archive que livre la boite à mystères :

« J’étais depuis quelques mois installé dans cette maison de la rue Victor-Hugo où j’exerce encore l’art de la sculpture : c’était à mon retour du service militaire… »

Roman que Marie-Aude Murail découvre dans toute sa fraîcheur, sa candeur et sa beauté, racontant le coup de foudre qui, devant une jeune fille en deuil entrevue à travers la vitre du magasin, pétrifie Raoul Barrois. Le ton du roman  est donné : tout ce que nous lirons sera vrai, et attesté par des écrits, des papiers officiels, des correspondances, et des photographies, dont certains sont ici reproduits.

Toute la première partie du livre explore les souvenirs familiaux, en comparant les documents à sa disposition, à ce que sa mémoire, qui n’est pas tant déficiente que récalcitrante, fait remonter en surface des récits de sa mère. Donc la biographie est ici aussi partie prenante, une jeune fille qui adorait les histoires, et qui se souvient peu à peu de bribes de celles que racontaient sa mère. Il ne s’agit plus d’un récit purement documenté, mais d’un va-et-vient entre une mémoire qui surgit doucement et des documents riches d’émotions.

Les destins de chacun sont évoqués : rapidement, pour son arrière grand-mère, Blanche Legros, plus détaillés pour les amours de sa grand-mère et de son grand-père, Cécile et Raoul Barrois. Mais le grand-père décède de la scarlatine alors que sa grand-mère était enceinte de cinq mois. La petite fille, Marie-Thérèse Barrois, sa propre maman, ne connaîtra donc jamais son père.

À ces passages, j’ai partagé l’émerveillement de Marie-Aude Murail à nous faire toucher du doigt, les figures de la légende familiale, des êtres dont on a beaucoup entendu parler, sans les connaître. Émerveillement devant ce grand-père, sculpteur aux doigts d’or, dont on découvre qu’il aimait faire le clown, qu’il était jaloux et dont les photos étonnantes éclairent le récit et dont l’autrice a connu les réalisations : chaises sculptées de dragons, armoires peuplées de figures de légendes, peuplant l’appartement de son enfance…

Poursuivant son travail d’archiviste, le récit, évoquant sa propre mère, Marie-Thérèse, s’enrichit de souvenirs, photos et récits, et démultiplie ce que Marie-Aude Murail sait de sa mère et d’un autre coup de foudre pour un poète autodidacte, venu lire ses poèmes dans un cercle d’artistes, lors de la Libération : Gérard Murail, son père.

Pour une autrice qui a si peu de mémoire, nous en arrivons à la seconde partie du roman, qui concerne sa cellule familiale : son père, le poète Gérard Murail, puis elle-même, enfant très rêveuse au milieu de sa fratrie.

J’ai trouvé la dernière partie extrêmement riche et émouvante, puisque, désormais, la biographie prend son envol. Nous avions suivi jusqu’à présent la saga artistique de cette famille pas comme les autres (le père, Gérard Murail, poète, un frère musicien, un autre frère – Lorris – et une sœur – Elvire – eux aussi écrivains). Mais l’écriture n’est pas tombée du ciel, ni « du plaisir d’écrire », comme disait Jules Renard, bien que la rêverie et l’écriture soit le pain et le sel de cette famille, l’écriture se sculpte aussi sur un vécu, souvent plus éprouvant : premières amours, mariage, doutes sexuels, détresse, premier enfant… En guise de document, l’autrice s’appuie sur des extraits de son journal personnel, avec pudeur mais précision, en suivant ce même principe, où tout n’est pas dit, mais où tout  ce qui est dit est vrai :

La vérité est comme
une suite de masques
qu’on s’arrache

Puis ce passage merveilleux, où Marie-Aude Murail découvre sa passion pour les enfants et l’enfance :

J’aime les jeux d’enfant,
les mots d’enfant,
les chansons d’enfant,
c’est la culture des enfants que j’aime

PUIS

« Qu’est-ce qu’elle a donc fait, la p’tite hirondelle ?
    Elle nous a volé trois p’tits sac de blé »
Il n’y a rien de plus beau que les rondes d’enfants.

Ce roman enrichi de vérités vraies, où tout n’est pas dit, mais où tout ce qui est dit est vrai – et attesté par ce travail d’historienne –, est une histoire palpitante et, sincèrement, enthousiasmante.

Bernard Henninger

PS : tous les reproductions sont extraites du livre.

06 Déc

Romans pour adolescents : « Rester vivant », une devise pour une collection !

Les éditions Le Muscadier publient dans leur collection « Rester vivant » des romans à destination du public adolescent, avec une histoire ancrée dans le quotidien, pour des adolescents, dans le but assumé de leur proposer questions et réflexions sur le quotidien et la société.

Curieusement, les deux livres que j’ai reçus, sont truffés également de références classiques. « Je voulais juste être libre » de Claire GRATIAS, évoque la disparition de Manon L., une adolescente étouffée par une mère dont l’éducation vise à l’isoler du monde, en lui imposant un cadre de vie sans issue et sans amis… Mais quand on est jeune, on vit surtout avec ses amis et notre âme est celle d’une chèvre, désirant l’amour.
Manon L. est en quelque sorte l’incarnation moderne de sa jumelle célèbre, Manon Lescaut, étouffée elle aussi par l’aristocratie du XVIIIme siècle qui cloîtrait les jeunes filles avant de leur imposer — à la sortie du couvent —, un mari. Comme deux particules intriquées, les itinéraires de Manon L. et Manon Lescaut se répondent en ce sens que l’amour est un torrent inévitable, et qu’il projette ces jeunes dont un monde auquel leur éducation n’a ni voulu ni su les préparer.

La référence Shakespearienne de « Juliette et Roméo » est un faux ami. L’auteur, Yves-Marie Clément, bâtit son récit autour d’une passion amoureuse de deux êtres séparés par une barrière infranchissable, celle du bagne de Cayenne, en 1916. Comment Juliette, la fille de l’administrateur, tombe amoureuse du beau Roméo ? Pourquoi ce prisonnier, au tempérament impétueux, multiplie-t-il les incidents qui le conduisent vers une descente aux enfers ? De la punition aux privations, jusquà la mise au cachot…
On est loin de l’idée de justice et de peine graduée. Comment la France put-elle laisser se développer des prisons où ne règnaient qu’arbitraire et violence, tout en prétendant défendre les Droits de l’homme ?

Le livre ouvre avec une citation d’Albert LONDRES, dont le livre Au Bagne, fit scandale en 1924 :

« Le bagne n’est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C’est une usine à malheur qui travaille sans plan ni matrice. On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c’est tout, et les morceaux vont où ils peuvent. »

Et bien que les dénonciations d’Albert Londres aient conduit à la fermeture de Cayenne, il n’est pas interdit de songer à l’état de délabrement de notre système pénitentiaire et de se demander si le système pénitentionnaire s’est réformé et jusqu’où.

Donc profitez de vos loisirs pour découvrir les nombreuses nouveautés de cette maison d’édition Le Muscadier et de son intérêt pour les adolescents

Bernard Henninger

Référence : Actualitté : les éditions Muscadier pour une édition jeunesse engagée.

05 Mai

Amboise : « Animal Totem », un album pour l’enfance

« Quel est ton animal totem ? » Telle est la question que nous posent Agnès DOMERGUE et Clémence POLLET dans cet abum des éditions HongFei Cultures : destiné à l’enfance, il nous rappelle l’émerveillement des premiers âges, quand tout est découverte…

La lecture pour l’enfance permet d’aborder des thèmes parfois étonnants. Ainsi, le Totem peut être défini de bien des manières, et cet album nous présente l’une des plus élégantes qui soit.

  Un petit détour semble s’imposer. Je voudrais vous parler de l’amour selon Aristophane. Oh pas longtemps ! Sa conception de l’amour était que dans l’ancien temps, les hommes étaient différents, ils étaient hermaphrodites, constitués de deux êtres humains reliés en un seul, avec quatre jambes, quatre bras et deux têtes. Les dieux en ont décidé autrement et les ont séparés… Ainsi, deux êtres sont nés d’un seul hermaphrodite.
   Selon Aristophane, l’amour consiste à rechercher cet être, cet autre à la fois semblable et différent.

Cette théorie si critiquée a le pouvoir de susciter un sentiment d’évidence, et le désir. L’amour, c’est l’être qui nous manque comme une énigme qu’il faut voir de l’extérieur : chaque pièce du puzzle n’a pas de sens, pas d’utilité en soi, pas de raison d’être, mais leur réunion crée une chose nouvelle, une unité supérieure qui est plus que leur simple association.

Le Totem draîne la même idée, mais il est l’emblème de tout un groupe. Une vérité supérieure à celle d’un individu isolé qui découvre qu’il appartient à un ensemble, et que cet ensemble est doué de vie. Et comme le totem est la plupart du temps un animal, il souligne que le groupe est autre, une réalité obscure à nos sens, un instinct puissant aussi, qui balaye nos mauvaises raisons : trouver son Totem, c’est aussi définir l’humanité à laquelle nous appartenons.

Au temps où les hommes et les animaux
Parlaient le même langage…
             Au silence des tambours, ils se sont arrêtés de danser.
             Ce soir, ce sont des hommes à plumes.
             Mais moi, je sais qu’ils ne volent pas.              (citation)

   « Quel est ton animal-totem ? » la question court tout du long de ce récit souriant et empreint de gravité devant la nature et ses mystères, dans ce nouvel album des éditions HongFei Cultures.
    Le héros de cette charmante histoire, sous couvert d’un texte (moins alambiqué que mes digressions… 🙂 bref, concis, avec des mots simples et directs, poursuit cette quête, trouver l’animal totem, mais avec la sensation que le trouver sera un peu quelque chose de semblable à la quête de l’amour : trouver l’autre redonnera du sens, et ouvrira les yeux sur ce que l’on cherchait sans le savoir, quête sans cesse renouvelée et vaine jusqu’au moment où… et là tout s’éclaire. Ce qui était sombre entre en pleine lumière et la vie trouve un sens… aussi inattendu que la chute de cette charmante histoire…

Bernard Henninger

© Album d’Agnès DOMERGUE et Clémence POLLET.

 

17 Nov

Amboise : découvrez «  Oddvin, le prince qui vivait dans deux mondes »

Avec le conte du prince Oddvin, la maison d’édition HongFei Cultures basée à Amboise, nous offre un récit envoûtant et mystérieux, tout en images. Un conte pour enfants qui  ravira aussi les adultes…

Un roi a trois enfants : l’un a une bouche d’or, le second des yeux d’or et le troisième des oreilles d’or. L’aîné est muet, le second aveugle et le cadet sourd…

Un animal est attribué à chacun : au second échoit un renne qui sera ses yeux. Oddvin, le second, dont personne ne s’occupe, parle avec son renne, Pernelius, il apprend le langage des animaux et il apprend à voir par les yeux de son compagnon.

La faute des parents retombe parfois sur la tête des enfants. Lassé des fêtes du palais, le peuple affamé se révolte et des bandes s’attaquent au palais… Alors que ses frères sont emportés dans la tourmente, Oddvin est entraîné par Pernelius, son renne qui s’enfuit au fond des bois où tous deux tentent de survivre…

Tout conte a pour but de nous apprendre à regarder le monde, à le voir et à l’entendre. En lisant ce conte, je ne peux m’empêcher de songer aux trois singes du Taoïsme :

. Se Taire,
. Ne rien voir
. Ne rien entendre

… qui signifie à la fois la chose et son inverse : celui qui ne voit pas apprendra à se servir de ses yeux… et c’est tout le bonheur pour notre région qu’un éditeur dynamique, tel que HongFei Cultures, nous initie à la sagesse orientale, avec cet ouvrage légèrement atypique par rapport à leur ligne éditoriale, et néanmoins riche d’une imagerie, inspirée de notre Moyen-Âge, des contrées nordiques, des images tout en aplats, en épure, nous plongeant au cœur des fêtes royales et capable en deux dessins saisissants, d’évoquer le drame de cette malédiction de l’or dont personne n’accepte de pressentir le tragique.

Loin des récits un peu niais et simples que l’imaginaire nous offre trop souvent, le conte d’Oddvin se distingue par sa richesse, et les résonances multiples avec notre soi-disant modernité toute en dévotion devant l’or et la fortune, sans voir la ruine que celle-ci souffle sur nos sociétés. Vous lirez avec plaisir aux petits ce récit d’apprentissage et de sagesse et pour ma part, je le recommanderai bien à certains adultes aveuglés de vanité et de pouvoir… ainsi que l’ensemble des productions de cet éditeur très original qui nous fait l’honneur de se développer en région Tourangelle

 

Bernard Henninger