27 Oct

« Une désolation nommée Paix, Teixcalaan-2 » d’Arkady Martine : ou la parole de l’Autre

 «Une désolation nommée Paix, Teixcalaan-2» d’Arkady Martine prend la suite du premier tome paru début 2021. À la suite de la lutte pour la succession, la guerre contre les aliens a été déclarée, aux frontières de l’empire, à un saut de puce de la station Lsel. Or cette guerre débute mal, l’ennemi est invisible et il décime escarmouche après escarmouche, les vaisseaux légers, les «Échardes», de l’armée Teixcalaanlitzim.

  Une nouvelle impératrice, Dix-neuf Herminette occupe le trône. Elle a aussi pris sous son aile le rejeton de l’ancien empereur, son «clone à 90 %», Huit Antidote, qui se révèle un garçon fragile et curieux qui arpente les couloirs des ministères et des souterrains du palais en guise de terrain de jeu.
  Non loin de la zone de conflit, Mahit Dzmare, l’ambassadrice auprès de Teixcalaan, a rejoint Lsel – sa station natale – où elle subit les foudres des factions politiques rivales. Amnardbat, la responsable qui avait endommagé son imago – la copie du cerveau de l’ancien ambassadeur – ignore que Mahit a récupéré à Teixcalaan la copie non détériorée, et mise à jour, sur le cadavre de l’ambassadeur. Consciente que l’initiative politique lui a échappé, Amnardbat exige que Mahit se soumette à un contrôle et qu’elle s’étende sur une table d’opération, afin de récupérer l’imago soupçonnée, au risque qu’un «accident» ait raison de cette envoyée trop admirative de Teixcalaan.
  L’idée féconde du récit vient de Neuf Hibiscus, la commandante des légions. Alors que le conflit fait rage et que les aliens prennent l’avantage, elle court-circuite le ministère de la guerre pour faire appel à celui de l’information, plus proche de l’impératrice, où officie Trois Posidonie, l’amie de Mahit Dzmare.
  Talleyrand disait : «Méfiez-vous du premier geste, c’est le bon.» La première décision de Trois Posidonie consiste à s’autodésigner émissaire impériale et à se rendre en personne dans la flotte Teixcalaanlitzim. Passant par la station Lsel, elle réclame l’assistance de l’ambassadrice, dont le talent pour les langues étrangères est reconnu et l’extirpe des griffes de ceux qui voulaient la charcuter.
  Le motif officiel : à elles deux, elles tenteront une médiation avant que le conflit ne dégénère. Le motif officieux, inavouable, est l’histoire d’amour que les deux jeunes femmes ont nouée…

§

  Au niveau du sens règne cette belle idée que l’émotion/l’instinct/l’intuition – choisissez le concept qui vous convient –, le sentiment de l’immédiat est un guide plus sûr et moins menteur que la raison que politiques et officiers brandissent avec force cris et insultes pour réduire au silence cette étrangère et cette émissaire, une espionne «qui ne connaît rien à la guerre» («La barbouze et son toutou»).
En toute logique, les officiers développent des démonstrations pleines d’une logique implacable, mais faussées par des argumentaires «byzantins», pour ne pas dire entachés d’une vision politique étroite, sectaire visant juste à assouvir leur idéologie.
Cette thématique plonge «Une désolation nommée paix» au cœur de notre actualité, où des personnages arc-boutés sur leur idéologie pervertissent la raison, multiplient les boucs émissaires et clivent les êtres, plutôt que de se vouer à ce qui rassemble, à cette paix qui, pour advenir, se doit de considérer l’autre comme un égal respectable.
À l’inverse, les sentiments, pour suspects qu’ils soient, car ils sont du domaine de l’irréflexion, vont se révéler un ciment solide : ce qui réunit les êtres est aussi ce qui permet à une communauté de s’unir, et de commencer à réfléchir. Trois Posidonie, l’émissaire impériale et Mahit, la Barbare, perturbent l’ordre figé des militaires et des factions. Leur intelligence commune se révèle inventive et elle ouvre les bases d’une rencontre avec les aliens, alors que le conflit dégénère au détriment de Teixcalaan dont les Échardes sont dissoutes par une matière qui semble dévorer les vaisseaux…

§

J’ai pris un plaisir renouvelé avec ce second opus de Teixcalaan. Si la trame de découverte de l’empire est moins riche, l’approche de ces aliens nous amène à appréhender ce concept curieux : l’étrangeté. Cette curiosité du monde, et le développement sentimental sont des guides pleins de verve, d’humour et aussi un facteur de réflexion sur la différence, le gâchis du repli sur soi et l’art de voir — ou de dialoguer – avec l’autre, qu’il soit un alien, ou un dirigeant hanté par le désir de tout réduire en poussière à l’aide d’une bombe…

Bernard Henninger

13 Juil

Deux perles dans la revue Galaxies

J’ai parlé récemment de nouvelles en présentant différentes revues. Je voudrais aujourd’hui attirer l’attention sur le numéro 71 de la revue Galaxies, qui a pour thème Intelligence Artificielle et Science-Fiction.

Numéro de bonne qualité, mais qui à mon goût est passé à un niveau supérieur grâce une autrice chinoise : XIA Jia et un auteur et dessinateur japonais : FUJII Taiyô par lesquels le numéro prend une coloration singulière. En abordant la page 75 : j’ai ressenti ce sentiment qui surgit parfois, la certitude de lire quelque chose d’important, qui sort de l’ordinaire et qu’il serait utile et agréable de garder en mémoire. Cela commence avec des entretiens : « Visions croisées de l’Intelligence Articifielle dans la Science-Fiction», auxquels participe outre les deux auteurs cités, XIA Jia et FUJII Taiyô, Olivier PAQUET sous la houlette de Denis TAILLANDIER.

Les entretiens laissent la place au récit avec Complicité une nouvelle de FUJII Taiyô (藤井太洋), qui évoque les voies cachées d’un internet, outil de répression dévoué aux pouvoirs totalitaires. Le narrateur continue à chérir ses idéaux de jeunesse, bien certain que l’espoir que les réseaux ont incarné, dans sa jeunesse, est désormais obsolète. Un jour, il découvre qu’une application qu’il avait créée a continué à être développée, mais par qui? Dès lors renaît l’espoir de trouver un chemin de résistance et de liberté…

Je conclus avec la nouvelle qui est mon coup de cœur : «L’été de Tongtong», de XIA Jia (夏笳) : la narratrice, une petite fille apprend par sa mère que leur grand-père va «venir vivre à la maison». Les capacités du grand-père sont déclinantes, mais celui-ci est à l’opposé du bon grand-père faible et attendrissant auquel les clichés nous ont habitués. Ancien médecin, hautain, autoritaire, il déjoue tous les pronostics. Ainsi, la famille lui envoie un robot pour l’aider. La narratrice devine qu’il s’agit d’un drone piloté par un étudiant avec lequel elle lie sympathie : le drone/étudiant lui propose une partie d’échecs, mais le grand-père lucide, devant le piètre niveau de son opposant, démolit son camp en peu de coups, révélant des capacités intellectuelles immenses, que seules brident des facultés physiques déclinantes. Aussi, décide-t-on d’inverser le processus en  confiant au grand-père le contrôle du drone… qui se retrouve dans son hôpital où il reçoit et soigne à nouveau des patients… Ce n’est que le premier rebondissement de ce récit qui en compte plusieurs autres…
Déniant toute vision lénifiante et mensongère, l’autrice met en scène une personnalité puissante, bridée par son corps et envisage la vieillesse non comme un naufrage, pour reprendre le mot du général de Gaulle, mais un défi. L’enjeu de la vieillesse consiste à soutenir un esprit en pleine possession de son mental et veiller à ce qu’il puisse exercer son intelligence jusqu’à son dernier souffle…

Bernard Henninger

© Copyright photo de Xia Jia : d’usage libre CC BY 4.0 (Xia Jia à la convention mondiale de SF d’Helsinski, par Henry Söderlund)

25 Avr

Un souvenir nommé Empire (roman d’Arkady Martine, prix Hugo 2020)

Suite au décès de son ambassadeur, à Teixcalaan, les dirigeants de Lsel, une station spatiale minière, nomment la jeune Mahit Dzmare en remplacement. Munie de l’imago de son prédécesseur, Mahit s’envole vers la cité-empire… ainsi commence le roman d’Arkady Martine

Mahit débarque dans la capitale de Teixcalaan, en pleine ébullition : les prétendants ont commencé la guerre de succession. Des attentats ébranlent la capitale. Mahit échappe à la mort lors d’un rendez-vous. Des manifestations réclament le trône pour un jeune général, Un Éclair, qui ne peut conquérir l’empire que de deux manières : soit grâce une campagne militaire qui annexerait Lsel dans l’empire et qui lui vaudrait du prestige, soit en prenant la capitale avec ses légions… La mission de Mahit consiste donc à sauver l’indépendance de Lsel.

Accompagnée de Trois Posidonie, une haute fonctionnaire à son service, Mahit découvre Teixcalaan. En parallèle, elle apprend à vivre avec son imago, une puce-mémoire qui lui a été greffée avant son départ avec l’image mentale d’Iskandr, son prédécesseur. Or elle découvre que cette technologie singulière, l’imago, soulève une curiosité malsaine de la part des Texcalaanli.

À Teixcalaan, Mahit est une barbare (une étrangère, en fait, avec toute les différences propres à sa culture). Elle nourrit une admiration franche devant la culture Teixcalaanlitzim : tous les Teixcalaanli sont poètes, et s’expriment en vers pour faire connaître leurs opinions et sentiments tandis que d’autres complotent en silence. Elle échappe à un attentat grâce à Trois Posidonie. Son Imago qui soulève tant de convoitises semble être la cause des tentatives de meurtre. Cette Imago, l’esprit d’Iskandr, tombe soudain en panne (a-t-elle été sabotée ? Ou est-ce la vue de son propre cadavre qui l’a déréglée ?),  laissant Mahit seule et sans conseil dans ce monde dont elle ignore les règles…

Parfois, la Science-Fiction se présente comme un jeu, un labyrinthe fictionnel, où le but est d’apprendre le fonctionnement d’une civilisation, ses us, ses coutumes et cette étonnante culture Teixcalannlitzim où on s’exprime en vers, par exemple, pour déclarer ses pensées, à travers le roman et son déroulement désordonné. Ainsi lorsqu’elle fait connaissance de la ministre Dix-Neuf Herminette, surgit dans son esprit cette pensée venue probablement venue d’Iskandr :

Elle capte toute la lumière de la pièce et la courbe autour d’elle.

Ce genre de lecture, profondément ludique, poétique, est aussi un intéressant rappel historique d’un autre empire : Rome, où les empereurs adoptaient celui de leurs proches qu’ils estimaient le plus compétent pour leur succéder. Une dynastie s’éteignait quand un général renversait le successeur désigné. Ce système politique violent, singulier, peu imité depuis (sinon, peut-être par les partis communistes Soviétique et Chinois), est un des éléments qui ont fait la longévité de l’Empire romain.

Quand un auteur américain désire parler de l’Amérique d’aujourd’hui, il est courant qu’il compare les U.S.A. à l’Empire romain, et l’on peut supposer que ce récit ne déroge pas à cette règle, d’autant plus que, rupture avec la Rome antique, Teixcalaan considère les hommes et les femmes sur un pied d’égalité. Mahit et Trois Posidonie entretiennent une relation mélangeant attirance sexuelle et confluence d’intérêts communs : pour Mahit qui a rêvé de devenir citoyenne d’empire, la maîtrise de la versification de Trois Posidonie ajoute à sa fascination. Si on ajoute une troisième femme, la ministre Dix-Neuf Herminette, grande feudataire au service de l’empire, tout indique que cette société applique des codes des genres plus proches des nôtres que de ceux de la Rome antique.

Dans ce roman captivant, la Science-Fiction entrelace l’évocation historique, le présent, l’évolution des mœurs, et l’avenir des réseaux, car chaque Teixcalaanli possède un lien nuage, qui se fixe devant un œil, et celui-ci se vit dans une double virtualité : le réel, Ici et maintenant, se conjugue au virtuel, là où circulent les nouvelles, les incises, les épigrammes et les poèmes dont je me permets de citer celui-ci :

   Entre les douces mains d’une enfant
Même une carte des étoiles ne peut résister
À des forces qui tirent et fendent. La gravité persiste.
La continuité persiste : des doigts lisses parcourent des voies orbitales
Mais je me noie
D
ans un océan de fleurs : dans l’écume violette, dans le brouillard de la guerre.

Le roman vous donnera le contexte et la signification de cet appel au secours, sous réserve d’une immersion sans réserve, ce que je ne saurais que conseiller. Pour ludique qu’en soit la lecture, la fiction, par rapport aux ouvrages documentaires, qu’il peut m’arriver d’évoquer par ces chroniques, possède la puissance de nous faire sourire et d’envisager des situations que nos catégories nous empêcheraient de concevoir et penser librement. Le sourire et la séduction d’une héroïne — parfois – nous en apprennent plus sur nous-même et le monde qui nous entoure…

Pour ceux qui se sentent l’envie de rencontrer l’autrice, signalons qu’Arkady Martine est invitée par les Imaginales 2021 à Épinal, en octobre.

Bernard Henninger

 Notes :

  1. Un souvenir nommé Empire a remporté le prix Hugo 2020, à la convention mondiale (i.e. organisée par les U.S.A.) 
  2. Traduction : Gilles Goullet.

18 Avr

Convention de Science-Fiction et prix Rosny aîné 2021 : venez voter !

Si la Science-fiction, littérature populaire par excellence, lorgne parfois vers les traditions élitistes de la littérature générale, elle ne s’exprime pleinement que dans ses manifestations les plus singulières : de grands rassemblements, avec des auteurs, des éditeurs, des critiques et des historiens qui se mélangent aux fans dans une ambiance la plus détendue possible.

En France, les plus grandes manifestations sont les Imaginales, les Utopiales, et les rencontres de l’imaginaires. Plus récemment, les Aventuriales et les Intergalactiques ont attiré un public nombreux et bigarré. Ces manifestations attirent des milliers de visiteurs, certains sont costumés, d’autres viennent avec leurs réalisations, vous pouvez ainsi croiser R2D2 dans les allées… Elles se caractérisent par le partage, l’échange et le plaisir à s’exprimer et réfléchir, voire à s’engueuler, sur les sujets qui nous tiennent à cœur. Il s’y vend des livres, bien sûr, les auteurs signent des dédicaces, mais surtout, des animations rythment ces manifestations qui durent de deux à quatre jours :

  • conférences sur un sujet littéraire,
  • conférence sur un sujet scientifique, (par ex, Roland Lehoucq, invité de la convention de science-fiction 2021, se fait un jeu d’examiner la physique dans les films : quelle énergie est nécessaire pour réaliser une épée-laser ? Comment réaliser une gravité négative ?…)
  • interviews,
  • tables rondes autour d’un thème,
  • jeux littéraires…

La plus ancienne, la plus connue, pas forcément la plus visitée, est la convention de science-fiction, qui, contrairement aux manifestations évoquées ci-dessus, est itinérante, bénévole, et fonctionne la plupart du temps sans subvention. Beaucoup de travail pour quatre jours de fièvre. Depuis dix ans, les participants à la convention dépassent rarement la centaine.

L’an passé, la convention s’est tenue à Orléans-la-Source, cette année, elle se tiendra près de Nice et elle a pris le nom BLUECON de Sophia-Antipolis.

Un des pôles d’une convention est le prix Rosny aîné, le plus ancien prix littéraire de l’imaginaire, (1980).

Si la littérature traditionnelle se caractérise par des prix décernés par un jury élitiste, souvent contesté, le prix Rosny aîné est un prix des lecteurs en deux tours. Le premier tour est ouvert à tout le monde : participe qui veut !

Il existe une listes de romans, et une de nouvelles, qui recensent les titres parus l’année précédente. Il faut voter dans chaque liste : pour ce faire, cliquer sur une liste (romans ou nouvelles) : il suffit de cocher les titres pour lesquels vous votez.

Le vote a commencé en mars : vous pouvez voter pour cinq titres dans chaque liste. En bas de page, un tableau récapitule les titres que vous avez sélectionnés, il suffit d’ajouter vos coordonnées (Nom, prénom et adresse mail) pour valider votre vote. Pour être complet, il faut voter deux fois, une pour les romans et une autre, pour les nouvelles.

Pour résumer : qui peut voter au premier tour ? TOUT LE MONDE
Où voter ? sur le site du prix Rosny : https://www.noosfere.org/rosny/

Le premier tour est ouvert jusqu’au 30 juin 2021. Un minimum de culture n’est pas inutile, mais tous sont les bienvenu(e)s. À l’issue de ce premier tour, les textes retenus, cinq romans et cinq nouvelles sont proclamés par le secrétaire du prix Rosny aîné, Bruno Para. Le second tour est réservé aux conventionnels (les inscrits à la convention), qui, je le rappelle se déroule à Sophia-Antipolis (Valbonne) du jeudi 19 août au dimanche 22 août 2021.

La convention est une suite d’animations, de conférences… et de repas pris en commun. Elle se singularise par une convivialité qui est son A.D.N. et en général, la buvette est aussi encombrée que les salles de conférence. Il y a ceux qui réfléchissent en écoutant un orateur, et ceux qui débattent autour d’un café et d’une bière.

Pour le prix Rosny, une table ronde permet d’échanger sur les romans en lice. Pour les nouvelles, où la compétition est serrée, une plaquette avec les nouvelles sélectionnés est distribuée à chacun/chacune, qui a jusqu’au samedi midi pour lire et choisir le lauréat. Une urne recueille les votes. Le samedi soir, le secrétaire du prix, après dépouillement proclame les lauréats pour la nouvelle et le roman.

Cette année est aussi le moment d’adresser une pensée à celui qui a été un des créateurs de ce prix, qui lui a donné lustre et renommée : Joseph Altairac nous a quittés l’automne dernier. Les lauréats de 2020 étaient Christian Léourier pour son court roman « Helstrid », et Audrey Pleynet  pour « Quelques gouttes de thé ».

Bernard Henninger

© Photographies : Bernard Henninger, conventions de science-fiction 2019 et 2020

23 Jan

Livre de science-fiction : « Les Oubliés d’Ushtâr », un « Planet Opera » d’Émilie Querbalec

Avec les Oubliés d’UshtârÉmilie Querbalec signe un premier roman plein d’énergie, une opposition entre deux civilisations et une histoire qui se dévore…

À la tête d’un vaisseau d’Albâr, Joon One, un Nadjam (moine-soldat) mène la prise d’un vaisseau Ushtârien, empli de pèlerins. Étonné de la facilité avec laquelle il a rempli sa mission, Joon One s’enfonce seul dans les entrailles du vaisseau. Dans une salle aménagée à l’instar d’une chapelle, gisent les restes d’un prêtre. Sur son front, une gemme brille de sombres feux. Quand Joon One s’en empare, la gemme lui parle : pleine de mordant, elle se moque de sa rigidité, des phrases toutes faites que Joon One annône pour se protéger de son intrusion ainsi que de sa soumission aveugle : la rigidité du commandement et la soumission font de l’armée Albârienne une machine de guerre impressionnante… sauf pour cette gemme.

Prise d’assaut, la planète Ushtâr s’effondre à son tour après de brèves batailles. Le récit expose avec un bon sens de l’épure l’opposition de ces civilisations. La rigidité militaire des Albâriens dépend d’une civilisation où les êtres, conçus par génie génétique, sont tous mâles, et hyper-patriarcale. Exemple d’une civilisation qui a gommé la femme qui n’y est au mieux qu’une esclave et quant au désir homosexuel dans une société de mâles, qui aurait pu être sa valeur dominante, il est ici une perversion…

À l’opposé, Ushtâr l’hétérosexuelle, tournée vers une vie méditative, « zen » semble démunie. Les élites arborent une gemme sur leur front, et leurs enfants fréquentent des écoles. Pourtant les Albâriens sont persuadés qu’ils cachent une arme au pouvoir fabuleux. Seule Gul-Yan parvient à s’échapper dans les bas-fonds miséreux… chez les Oubliés d’Ushtâr du titre, qui donnent soudain un point de vue critique sur la civilisation Ushtârienne : pas plus Albâr qu’Ushtâr n’incarneront ici un Bien quelconque.

L’originalité de ce Planet Opera (un sous-genre de science-fiction) tient dans la variété des points de vue : des puissants et de ceux dont nul n’attend rien. Les gens de pouvoir ne peuvent résister à la jouissance de s’éliminer : trahisons et ambitions gangrènent les mœurs. Dans ce désastre, c’est au plus humble qui reviendra le pouvoir… de donner le mouvement et un tempo… et je peux avouer que je trouve ce point de vue rafraîchissant.

Pour un premier roman, Émilie Querbalec nous offre un Planet Opera haletant. Le suspens est entier jusqu’au bout et, une fois la dernière page tournée, le lecteur pourra méditer la fragilité de nos civilisations…

Bernard Henninger

© : Portrait d’Émilie Querbalec, réunion annuelle de Présences d’Esprits, 2018, Bernard Henninger

03 Nov

Nantes : le palmarès des Utopiales 2019, festival international de science-fiction

Le festival international de science-fiction Utopiales se déroule à Nantes du 31 octobre au 4 novembre 2019.

Je mets ici le lien vers le palmarès des Utopiales 2019, tenu dans l’excellent blog d’Eric GUILLAUD consacré à la BD : PALMARÈS COMPLET DES UTOPIALES 2019… tout en sifflotant car, le grand prix, dit PRIX UTOPIALES est revenu à HELLSTRID, le magnifique récit de Christian LÉOURIER dont les plus attentifs des lecteurs de ce blog se souviennent que nous avions déja dit un peu du bien qu’il était possible d’en penser. Que cela soit un motif de plus pour vous pencher sur ce récit magnifique ou d’y songer pour un joli cadeau de Noël…

Bernard Henninger

16 Août

« Helstrid », un monde où survivre (Christian Léourier)

Une nouvelle remarquable, de Christian Léourier : exploité pour ses richesses minières, Helstrid est un monde inhospitalier. Un convoi constitué de trois véhicules intelligents, et d’un humain, quitte la base. Que se passera-t-il si une tempête se déclenche ?

La réponse pourrait aller de soi. Possédant une intelligence autonome, les véhicules ont été conçus pour Helstrid, et ils sont programmés pour protéger la vie humaine. Mission dont chaque robot s’acquitte avec une intransigeance pointilleuse. Au moment de passer de la base à son véhicule, l’humain – Vic – doit patienter, le temps qu’un robot effectue la check-list des vérifications de sa combinaison et ce temps excède de beaucoup le temps de traverser la cour. Bien qu’il soit pris avec le sourire, ce retard est un indice d’un climat angoissant.

Vic pourrait être le capitaine de l’expédition, or il apparaît qu’il est lui-même aux ordres, et qu’il ne possède aucune autonomie. De plus, il souffre d’une dépression passagère : sa dernière aventure amoureuse, s’est achevée avec le départ inexpliqué de sa compagne, Maï, or Vic est en mal de compagnie, et sa venue sur Helstrid semble avoir surtout répondu à un coup de tête.

Comme la vie est une source de dangers en cascade sur Helstrid, Vic se plie sans rechigner à ces contraintes sécuritaires qui semblent l’unique souci des robots et des instructions qui leur ont été données… et d’ailleurs, il ne se conçoit pas autrement que comme un exécutant, aussi consciencieux que fidèle.

L’entité dans laquelle il prend ses quartiers, se présente spontanément à lui, sous un nom féminin : Anne-Marie (pour A), les autres s’appelant Béatrice et Claudine… Dès qu’apparaît un risque de tempête, une lutte pour la domination s’instille sournoisement entre eux : Anne-Marie est censée obéir, mais elle a souvent le dessus, en alléguant son désir de servir, et protéger l’humain dont elle a « charge ». D’ailleurs, comme si elle avait analysé le besoin de sociabilité de son passager, elle lui rappelle que son nom n’a été choisi que pour apaiser l’angoissant besoin de sentiments des Humains. Pour communiquer entre véhicules, Anne-Marie n’a besoin que de matricules. Au fur et à mesure de la montée des périls, les rapports se tendent. Vic désire participer à la bonne conduite de leur mission, et Anne-Marie s’oppose à la moindre proposition : certaine de « maîtriser la situation », elle lui assure qu’elle n’a pas besoin de ses services.

Se mêle, en arrière-plan, le besoin de sentiments de Vic, qui ne se remet guère de la perte de Maï et qui tente de nouer un dialogue aimable avec ce robot qui a pris des attributs féminins : essentiellement sa voix. Mais la séduction est un leurre, et Vic tombe dans le piège de cette voix qui prétend le rassurer…

Le récit peut être abordé sous plusieurs facettes : le rapport de l’homme et la machine devient complexe du fait que les robots, entraînés à faire respecter des consignes sécuritaires extrêmes, imposent des restrictions et ne transigent sur aucun point.
Mais est-on bien sur une planète si étrange ? Le climat d’Helstrid n’entretient-il pas des similitudes avec une modernité obsédée par les angoisses sécuritaires, où une police pointilleuse multiplie les barrières, les contrôles de routine, les vérifications, et les fouilles corporelles en raison d’une volonté absolutiste de sécurité ?
Pour la génération des années cinquante, les lois d’Asimov imposaient aux robots de donner priorité à la sauvegarde de la vie Humaine. Cet impératif toutefois cédait le pas à une cohabitation ouvrière et industrieuse entre hommes et machines intelligentes visant à réaliser un objectif partagé.
Ici, c’est maintenant. En matière de sécurité, les robots n’obéissent pas ou peu, aux humains. Les rares fois, où, les ennuis croissant, Vic tente une sortie, ce sera contre la volonté d’Anne-Marie, qui le laissera faire et ne manquera pas de lui faire la morale pour n’avoir pas écouté ses ordres « conseils ».

En avant, les véhicules B et C, n’ayant pas charge humaine, continuent leur route vaillamment, peu gênés dans leur course par le déchaînement des éléments.

En arrière, Anne-Marie qui adopte un ton de plus en plus impératif, a réponse à tout : elle explique à Vic que la présence d’un humain la gêne, la retarde, mais qu’elle applique les instructions. Elle dévie donc de sa route, en assurant à Vic qu’elle fait cela pour lui, l’humain, au seul motif de sa sécurité.

Elle n’autorise à Vic aucune initiative. Mais Anne-Marie est-elle bien un robot ?  À bien des égards, elle n’est pas sans me faire penser à certains jeunes adultes que je croise quotidiennement : imbus, pénétrés de leur supériorité et fermés à l’échange. Ils pensent que tout irait pour le mieux si tout un chacun se contentait de les imiter.

Et ce qui se joue, est-ce bien un conflit homme-robot autour d’une sécurité qui va se montrer aussi fiable qu’une tartine pour résister au passage de la confiture ? Ou n’est-ce pas le fait qu’un robot n’est que la production d’êtres qui l’ont éduqué « configuré » ?

N’est-ce pas aussi la nécessité de se réfléchir en tant cheville ouvrière d’un tout, et non pas en tant qu’entité « auto-imbue » ?

Jamais Anne-Marie ne semble penser que Vic puisse participer de la solution à son problème. Pour le noyau noétique, Vic n’est qu’une charge (comme ces PDG qui se plaignent de leurs charges) et là où une coordination des individus – et une vision de la société –, serait capable de sauver le monde, le sécuritarisme se révèle le danger le plus terrifiant qui soit pour l’humain… La sécurité isole, elle sépare, elle déresponsabilise, elle est une tombe pour la pensée alors qu’une vision de groupe, une coopération, seraient seules capables d’offrir – peut-être – une solution au dilemme… Que pourra faire Vic pour échapper à l’étreinte fatale de cette entité prétendant à le déposséder de lui-même ?

C’est toute la force de la Science-fiction que l’auteur, Christian Léourier, condense dans ce court récit, car elle seule est capable – avec une telle force émotive – de raconter l’ailleurs pour mieux pointer sur le présent un regard précis mais tendre.

Bernard Henninger

Copyright : portrait de Christian Léourier à la convention de science-fiction d’Amiens en 2014 (B. Henninger)

22 Juil

Le cinquantième anniversaire d’un pas : Science-fiction, Libération & le Huffington Post

Deux organes de presses se sont croisé sans préméditation, au gré du cinquantième anniversaire du premier pas sur la Lune, le 21 juillet 2019 en invitant dans leur colonne des écrivains de Science-Fiction…

Que faisiez-vous ce jour-là ? Moi, j’avais neuf ans et le matin, la télévision était allumée avec devant, mes frères et sœur, en pyjama, très excités. Dans le demi-sommeil du réveil, j’ai vu, plutôt deviné, le premier pas… en différé. Et cet événement là, vu au saut du lit, a continué à hanter mes rêves et ceux de millions de personnes.

Cette année, après un long silence, le cinquantième anniversaire du premier pas a été exceptionnellement fêté, avec de nombreux documentaires à la télévision, avec ce défaut de se ressembler tous un peu : tous insistent sur la communication et la mise en scène de l’événement et rien pour raconter le bond technologique immense qui a découlé de ce projet. (une série diffusée sur France 5 il y a plusieurs années le raconte très bien) ou sur la compréhension que nous avons acquise depuis sur la façon dont la Terre et la Lune se sont créés il y a plus de quatre milliards d’années.

Dans le HUFFINGTON POST : Catherine Dufour, Christian Léourier, Sabrina Calvo, Philippe Curval, Laurent Genefort… Quinze écrivains auxquels le Huffington Post a demandé leur vision de l’espace et de l’avenir dans cinquante ans, en 2069. Une belle initiative à laquelle les plumes les plus inventives de la science-fiction se sont prêtées !

LIBÉRATION est à l’origine d’une initiative plus originale, puisqu’elle a passé commande à trois auteurs : Jean-Pierre Andrevon, Sylvie Lainé et Jacques Barbéri de nouvelles, sur la Lune. Tous trois se sont lancés avec brio dans cet exercice où la presse et la littérature retrouvant des réflexes un peu rouillés, se sont associés pour redonner une saveur hors-norme à cet anniversaire. Les retardataires – les exemplaires sont partis très vite –, pourront se rattraper en lisant les nouvelles mise en ligne par Libération.

Seule la  Lune de Jean-Pierre Andrevon, évoque la possibilité d’un voyage interstellaire, reprenant une proposition du physicien Stephen Hawking qui avait imaginé le moyen d’accélérer une sonde jusqu’à 20% de la vitesse de la lumière. Mais quand les pionniers voyagent vite, ceux qui sont restés sur Terre voient filer les années, or l’Histoire est chose qui ne se prédit pas…

Rupture de Jacques Barbéri compare les rêves d’une époque et leur choc avec une modernité régressive.

Enfin, une mention toute spéciale pour le texte très poétique de Sylvie LAINÉ : Les Visiteurs, évocation très réussie, et si brève que je me garderai bien d’en dévoiler le récit tout en délicatesse et comme sur la pointe des pieds…

Bernard Henninger

Copyright : Sylvie Lainé aux Imaginales 2018 (B. Henninger)