« Les boitiers réalistes pour I.A. sont interdits dans l’Union Galactique. Les I.A. ne peuvent être installées que dans les vaisseaux et les stations orbitales. La peine encourue pour un boitier réaliste pour I.A. = 15 ans (standard UG) d’emprisonnement et confiscation des outils et matériaux associés. »
Second opus du cycle Les Voyageurs de Becky Chambers, Libration se déroule dans la continuité de son premier roman, L’Espace d’un an. Si je me suis pris au jeu des deux romans, les deux histoires, indépendantes, se lisent dans l’ordre qui semblera bon au lecteur. Ils ont obtenu le prix Julia Verlanger en 2017.
Le Cycle des voyageurs dont ils relèvent se rapporte à l’unité narrative, une galaxie dans laquelle cohabitent des espèces voyageuses, et où les humains, les derniers arrivés et un peu arriérés sur le plan technologique, ont été intégrés dans l’Union Galactique.
Lovelace, une I.A. de vaisseau spatial transférée dans un boitier à apparence humaine, débarque sur une planète cosmopolite, Port-Coriol, où se côtoient les différentes espèces galactiques. Lovelace est confiée à un couple d’humains, Poivre, une femme chauve qui a été éduquée par une I.A. et son compagnon, Bleu, un artiste.
Ceux qui l’ont transférée dans ce corps — ce boitier — ne se sont pas souciés des contradictions qu’engendrent ses limites : pour une I.A. d’un vaisseau spatial, omnisciente, munie de multiples points de vue, programmée pour ne jamais mentir, la simple traversée du marché de Port-Coriol se transforme en calvaire.
Réduite à l’étroit champ de vision de son « boitier », les logiciels de Lovelace s’épuisent à tout analyser, incapables de trier et, en état d’incapacité, sans accès aux multiples points de vue gérés par le vaisseau. Cette vie, restreinte à un boitier étriqué, limité, ne sera-telle qu’une souffrance insoluble ? À quoi donc ont pensé les apprentis sorciers qui l’ont façonnée ? N’ont-ils pensé qu’à leur plaisir égoïste de démiurge ? N’ont-ils pas eu conscience de leur cruauté ? En techniciens bornés et passionnés, n’ont-ils pensé qu’à réaliser un beau jouet ? Sans penser un instant à l’insupportable calvaire dans lequel ils l’ont projetée ? N’a-t-elle comme solution que de se replier et devenir l’I.A. de la maison de ses hôtes ? À quoi bon tous ces changements ?
Poivre et Bleu ne l’entendent pas de cette oreille. Tout d’abord, Poivre lui construit une légende. Lovelace devient Sidra et, question après question, Poivre se démène pour l’aider à s’adapter, mais le manque de données, douloureux pour l’I.A. ainsi que son incapacité à mentir sont telles qu’il est à craindre que l’aventure ne finisse en fiasco.
En parallèle, dans une immense décharge à ciel ouvert, qui semble avoir la taille d’une planète, des I.A. qu’on appelle des Mères — muettes, au comportement glacial—, gèrent un dortoir de petites humaines clonées. La dernière fournée a été baptisée Jane. Enfermées, manipulées, elles sont éduquées pour le recyclage des machines qui s’accumulent en montagnes de ferraille. Une circonstance fait que Jane 23 perd sa jumelle, le seul être qu’elle aimait, et fuit l’univers carcéral du dortoir et des Mères, qui lancent à sa poursuite des chiens. Dans sa fuite, Jane 23 trouve refuge dans un vaisseau spatial, un débris abandonné là. L’I.A. du vaisseau — une certaine Chouette — lui ouvre les portes et la prend sous sa protection…
Dans les deux aventures, Sidra qui considère son boitier comme une chose externe, et dont le comportement présente des symptômes de schizophrénie et Jane 23 que Chouette entreprend d’éduquer, comme personne avant elle ne s’en était soucié, découvrent l’étendue de leur solitude.
La Libration, quand on ne précise pas le terme, correspond aux vibrations de la Lune, dont le pôle oscille autour de son axe, manque de stabilité, traduit une image de la solitude de Sidra et de Jane 23, planètes desséchées en orbite autour de mondes qui les ignorent, les manipulent comme des choses et les marginalisent.
Technologie et biologie génèrent trop de contradictions pour espérer une synthèse de leurs destins… Pour survivre, Jane 23 fait pourtant confiance à Chouette, une I.A. qui se comporte vis-à-vis d’elle comme les parents qu’elle n’aura jamais et Sidra, l’I.A. coincée dans son boitier, rencontre, Tak, un Aéluon, une espèce galactique muette, sans oreille ni bouche, contrainte de s’en remettre à un boitier pour un dialogue auquel sa biologie ne l’a nullement destiné.
La vie ne serait-elle qu’un trajet douloureux et sans espoir, d’êtres réduits à une intériorité machinique, en mal d’empathie ? Lire une telle histoire, alors qu’on est confiné, mis sur la touche côté travail, prend une dimension singulière et les solitudes du roman ont trouvé un écho non déformé dans la libration du lecteur… Une empathie pleine de vibrations dans laquelle se plonger de la tête aux pieds comme un plongeon dans une fraîche rivière…
Bernard Henninger