« Neverwhere » fut une série télévisée, que l’auteur – le dessinateur Neil Gaiman – trouva si limitée et étriquée qu’il se consacra par la suite à la transformer en un roman magique, pied de nez aux brutaux supplétifs du capital : quand la littérature libère l’imagination, je vous convie à une visite de Neverwhere !
En partance pour la City, à Londres, Richard Mayhew doute de son projet d’avenir, ce soir de beuverie, où une clocharde l’aborde. Elle aussi a vécu à Londres, lui dit-elle, et elle s’y est brisée – elle était danseuse ! – avant de se retrouver à la rue. Elle lui lit les lignes de la main, et semble perplexe : « Pas le Londres que je connais. », puis « Méfie-toi des portes… » insiste-t-elle.
Trois ans plus tard, Richard s’est pris de passion pour le métro londonien dont les stations portent des noms chargés d’histoire : Earl’s Court (la cour du comte), Old Bailey (le vieux rempart)… Il est fiancé avec Jessica, jeune femme qui travaille dans la culture. Son union avec cette jeune femme de Kensington n’est pas sans générer chez lui une sourde angoisse.
Un soir, se rendant à une exposition avec Jessica, Richard aperçoit une jeune femme blessée, sur le trottoir. Jessica lui interdit d’y prêter attention sous peine de rupture. Sans bien savoir pourquoi, Richard la recueille – elle s’appelle Porte –, la soigne, mais elle s’en va. Richard découvre alors qu’il est devenu invisible : son propriétaire fait visiter son appartement, son travail a disparu, plus personne ne le voit dans la rue. Il part en quête de la jeune Porte dans cet univers où Earl’s Court est la cour d’un comte, et Knightsbridge est devenu Nightsbridge, un pont où la nuit est un prédateur muet…
Le récit, écrit avec un style alerte, fluide, décrit sans décrire cette Londres d’en Bas, dans laquelle Richard affronte des périls. Il ne s’agit pas d’aventures où tout se règle à coups d’épées, mais plutôt d’un univers où le cauchemar guette la moindre distraction. Aucun afféterie (ou sucrerie), mais un cauchemar bâti de débris, de déchets malaxés avec des strates de magie, de mémoire historique, de strates temporelles superposées où la ville prend une ampleur infinie. Earl’s Court, la cour du Comte, est un métro où se tient une cour qui s’apparente à la cour des Miracles de Victor Hugo, et où le Comte entretient une parenté étroite avec le roi des fous de Notre-Dame de Paris.
J’ai cherché une traduction de ce Neverwhere et une amie traductrice m’a patiemment expliqué la vanité de mon projet, et le charme de ce mot intraduisible ainsi que ses accointances poétiques avec l’univers de Peter Pan : Neverland.
Richard est un avatar de Peter Pan, mais Neverwhere est un imaginaire adulte, imprégné de réalité, à la manière par exemple du pays des sorciers d’Harry Potter. La voie 9 3/4 d’Harry Potter cède le pas à un marché où s’échangent des services, de l’honneur, peuplé de moines veillant sur une clé de coffre et où un ange déchu, enfermé à Islington, semble détenir le sens de tout.
La finesse de l’auteur consiste à ne jamais séparer le lieu métaphorique : le Londres d’en Bas représente également la ville de ceux qui n’ont rien, de pauvres gens qui ont créé ce Neverwhere où l’argent n’a plus cours et la vie peu de prix. On y disparaît, d’autres ressuscitent, on tue, on dévore, les instincts violents s’y épanouissent… Pour qui a vécu fauché dans une grande ville où le prestige des classes signifie exclusion, on imagine sans difficulté cette invisibilité de la pauvreté, pourtant, le roman nous entraîne dans une quête où les péripéties élèvent l’âme, les sentiments et permettent de participer à un monde sensible où une ame rêveuse s’épanouit…
On évolue dans un univers parallèle, où le Londres d’en Haut et d’en Bas se côtoient sans se voir. Les découvertes s’enchaînent, mais l’aventure cède le pas à une quête de sens. Ainsi, Porte ne sera jamais vraiment décrite : la tension qu’elle induit, sa fuite devant les tueurs, sa quête de l’ange Islington la dessinent en mouvement et révèlent les mystères de Neverwhere. Neverwhere existe ! c’est une carte sillonnée de métros, devenue territoire…
Donc, même si ce roman n’est pas une nouveauté, je ne saurais trop recommander sa découverte…
Bernard Henninger