27 Oct

« Une désolation nommée Paix, Teixcalaan-2 » d’Arkady Martine : ou la parole de l’Autre

 «Une désolation nommée Paix, Teixcalaan-2» d’Arkady Martine prend la suite du premier tome paru début 2021. À la suite de la lutte pour la succession, la guerre contre les aliens a été déclarée, aux frontières de l’empire, à un saut de puce de la station Lsel. Or cette guerre débute mal, l’ennemi est invisible et il décime escarmouche après escarmouche, les vaisseaux légers, les «Échardes», de l’armée Teixcalaanlitzim.

  Une nouvelle impératrice, Dix-neuf Herminette occupe le trône. Elle a aussi pris sous son aile le rejeton de l’ancien empereur, son «clone à 90 %», Huit Antidote, qui se révèle un garçon fragile et curieux qui arpente les couloirs des ministères et des souterrains du palais en guise de terrain de jeu.
  Non loin de la zone de conflit, Mahit Dzmare, l’ambassadrice auprès de Teixcalaan, a rejoint Lsel – sa station natale – où elle subit les foudres des factions politiques rivales. Amnardbat, la responsable qui avait endommagé son imago – la copie du cerveau de l’ancien ambassadeur – ignore que Mahit a récupéré à Teixcalaan la copie non détériorée, et mise à jour, sur le cadavre de l’ambassadeur. Consciente que l’initiative politique lui a échappé, Amnardbat exige que Mahit se soumette à un contrôle et qu’elle s’étende sur une table d’opération, afin de récupérer l’imago soupçonnée, au risque qu’un «accident» ait raison de cette envoyée trop admirative de Teixcalaan.
  L’idée féconde du récit vient de Neuf Hibiscus, la commandante des légions. Alors que le conflit fait rage et que les aliens prennent l’avantage, elle court-circuite le ministère de la guerre pour faire appel à celui de l’information, plus proche de l’impératrice, où officie Trois Posidonie, l’amie de Mahit Dzmare.
  Talleyrand disait : «Méfiez-vous du premier geste, c’est le bon.» La première décision de Trois Posidonie consiste à s’autodésigner émissaire impériale et à se rendre en personne dans la flotte Teixcalaanlitzim. Passant par la station Lsel, elle réclame l’assistance de l’ambassadrice, dont le talent pour les langues étrangères est reconnu et l’extirpe des griffes de ceux qui voulaient la charcuter.
  Le motif officiel : à elles deux, elles tenteront une médiation avant que le conflit ne dégénère. Le motif officieux, inavouable, est l’histoire d’amour que les deux jeunes femmes ont nouée…

§

  Au niveau du sens règne cette belle idée que l’émotion/l’instinct/l’intuition – choisissez le concept qui vous convient –, le sentiment de l’immédiat est un guide plus sûr et moins menteur que la raison que politiques et officiers brandissent avec force cris et insultes pour réduire au silence cette étrangère et cette émissaire, une espionne «qui ne connaît rien à la guerre» («La barbouze et son toutou»).
En toute logique, les officiers développent des démonstrations pleines d’une logique implacable, mais faussées par des argumentaires «byzantins», pour ne pas dire entachés d’une vision politique étroite, sectaire visant juste à assouvir leur idéologie.
Cette thématique plonge «Une désolation nommée paix» au cœur de notre actualité, où des personnages arc-boutés sur leur idéologie pervertissent la raison, multiplient les boucs émissaires et clivent les êtres, plutôt que de se vouer à ce qui rassemble, à cette paix qui, pour advenir, se doit de considérer l’autre comme un égal respectable.
À l’inverse, les sentiments, pour suspects qu’ils soient, car ils sont du domaine de l’irréflexion, vont se révéler un ciment solide : ce qui réunit les êtres est aussi ce qui permet à une communauté de s’unir, et de commencer à réfléchir. Trois Posidonie, l’émissaire impériale et Mahit, la Barbare, perturbent l’ordre figé des militaires et des factions. Leur intelligence commune se révèle inventive et elle ouvre les bases d’une rencontre avec les aliens, alors que le conflit dégénère au détriment de Teixcalaan dont les Échardes sont dissoutes par une matière qui semble dévorer les vaisseaux…

§

J’ai pris un plaisir renouvelé avec ce second opus de Teixcalaan. Si la trame de découverte de l’empire est moins riche, l’approche de ces aliens nous amène à appréhender ce concept curieux : l’étrangeté. Cette curiosité du monde, et le développement sentimental sont des guides pleins de verve, d’humour et aussi un facteur de réflexion sur la différence, le gâchis du repli sur soi et l’art de voir — ou de dialoguer – avec l’autre, qu’il soit un alien, ou un dirigeant hanté par le désir de tout réduire en poussière à l’aide d’une bombe…

Bernard Henninger

25 Avr

Un souvenir nommé Empire (roman d’Arkady Martine, prix Hugo 2020)

Suite au décès de son ambassadeur, à Teixcalaan, les dirigeants de Lsel, une station spatiale minière, nomment la jeune Mahit Dzmare en remplacement. Munie de l’imago de son prédécesseur, Mahit s’envole vers la cité-empire… ainsi commence le roman d’Arkady Martine

Mahit débarque dans la capitale de Teixcalaan, en pleine ébullition : les prétendants ont commencé la guerre de succession. Des attentats ébranlent la capitale. Mahit échappe à la mort lors d’un rendez-vous. Des manifestations réclament le trône pour un jeune général, Un Éclair, qui ne peut conquérir l’empire que de deux manières : soit grâce une campagne militaire qui annexerait Lsel dans l’empire et qui lui vaudrait du prestige, soit en prenant la capitale avec ses légions… La mission de Mahit consiste donc à sauver l’indépendance de Lsel.

Accompagnée de Trois Posidonie, une haute fonctionnaire à son service, Mahit découvre Teixcalaan. En parallèle, elle apprend à vivre avec son imago, une puce-mémoire qui lui a été greffée avant son départ avec l’image mentale d’Iskandr, son prédécesseur. Or elle découvre que cette technologie singulière, l’imago, soulève une curiosité malsaine de la part des Texcalaanli.

À Teixcalaan, Mahit est une barbare (une étrangère, en fait, avec toute les différences propres à sa culture). Elle nourrit une admiration franche devant la culture Teixcalaanlitzim : tous les Teixcalaanli sont poètes, et s’expriment en vers pour faire connaître leurs opinions et sentiments tandis que d’autres complotent en silence. Elle échappe à un attentat grâce à Trois Posidonie. Son Imago qui soulève tant de convoitises semble être la cause des tentatives de meurtre. Cette Imago, l’esprit d’Iskandr, tombe soudain en panne (a-t-elle été sabotée ? Ou est-ce la vue de son propre cadavre qui l’a déréglée ?),  laissant Mahit seule et sans conseil dans ce monde dont elle ignore les règles…

Parfois, la Science-Fiction se présente comme un jeu, un labyrinthe fictionnel, où le but est d’apprendre le fonctionnement d’une civilisation, ses us, ses coutumes et cette étonnante culture Teixcalannlitzim où on s’exprime en vers, par exemple, pour déclarer ses pensées, à travers le roman et son déroulement désordonné. Ainsi lorsqu’elle fait connaissance de la ministre Dix-Neuf Herminette, surgit dans son esprit cette pensée venue probablement venue d’Iskandr :

Elle capte toute la lumière de la pièce et la courbe autour d’elle.

Ce genre de lecture, profondément ludique, poétique, est aussi un intéressant rappel historique d’un autre empire : Rome, où les empereurs adoptaient celui de leurs proches qu’ils estimaient le plus compétent pour leur succéder. Une dynastie s’éteignait quand un général renversait le successeur désigné. Ce système politique violent, singulier, peu imité depuis (sinon, peut-être par les partis communistes Soviétique et Chinois), est un des éléments qui ont fait la longévité de l’Empire romain.

Quand un auteur américain désire parler de l’Amérique d’aujourd’hui, il est courant qu’il compare les U.S.A. à l’Empire romain, et l’on peut supposer que ce récit ne déroge pas à cette règle, d’autant plus que, rupture avec la Rome antique, Teixcalaan considère les hommes et les femmes sur un pied d’égalité. Mahit et Trois Posidonie entretiennent une relation mélangeant attirance sexuelle et confluence d’intérêts communs : pour Mahit qui a rêvé de devenir citoyenne d’empire, la maîtrise de la versification de Trois Posidonie ajoute à sa fascination. Si on ajoute une troisième femme, la ministre Dix-Neuf Herminette, grande feudataire au service de l’empire, tout indique que cette société applique des codes des genres plus proches des nôtres que de ceux de la Rome antique.

Dans ce roman captivant, la Science-Fiction entrelace l’évocation historique, le présent, l’évolution des mœurs, et l’avenir des réseaux, car chaque Teixcalaanli possède un lien nuage, qui se fixe devant un œil, et celui-ci se vit dans une double virtualité : le réel, Ici et maintenant, se conjugue au virtuel, là où circulent les nouvelles, les incises, les épigrammes et les poèmes dont je me permets de citer celui-ci :

   Entre les douces mains d’une enfant
Même une carte des étoiles ne peut résister
À des forces qui tirent et fendent. La gravité persiste.
La continuité persiste : des doigts lisses parcourent des voies orbitales
Mais je me noie
D
ans un océan de fleurs : dans l’écume violette, dans le brouillard de la guerre.

Le roman vous donnera le contexte et la signification de cet appel au secours, sous réserve d’une immersion sans réserve, ce que je ne saurais que conseiller. Pour ludique qu’en soit la lecture, la fiction, par rapport aux ouvrages documentaires, qu’il peut m’arriver d’évoquer par ces chroniques, possède la puissance de nous faire sourire et d’envisager des situations que nos catégories nous empêcheraient de concevoir et penser librement. Le sourire et la séduction d’une héroïne — parfois – nous en apprennent plus sur nous-même et le monde qui nous entoure…

Pour ceux qui se sentent l’envie de rencontrer l’autrice, signalons qu’Arkady Martine est invitée par les Imaginales 2021 à Épinal, en octobre.

Bernard Henninger

 Notes :

  1. Un souvenir nommé Empire a remporté le prix Hugo 2020, à la convention mondiale (i.e. organisée par les U.S.A.) 
  2. Traduction : Gilles Goullet.