Dans la Familia Grande, Camille Kouchner se penche avec une loupe d’entomologiste sur sa tribu familiale pour décrire l’inceste dont son frère fut victime.
Le récit commence avec l’enterrement de sa mère, Évelyne… les enfants se retrouvent dans cette maison de vacances dans laquelle ils n’ont plus mis les pieds depuis longtemps. Soudés, mais isolés du groupe des « proches », ils prennent la tête du cortège. L’hostilité de ces amis, un jour d’enterrement, donne la mesure de la violence qui déchire leur groupe…
Évelyne, la mère, a élevé ses enfants avec amour, mais en se refusant à toute mission d’éducatrice. Cette femme intelligente fut l’une des premières à obtenir l’agrégation en science politique et en droit public en France. Selon la légende familiale, étant jeune, elle était une beauté et lors d’un séjour à Cuba, elle fut l’amante d’un soir de Castro, avant d’épouser, plus tard, un militant français, rencontré à Cuba lui aussi, et appelé à un destin politique de premier plan, Bernard Kouchner.
La fêlure, sans conséquence, est là dès le début : cette mère dévouée, qui tient à être la meilleure amie de ses enfants s’abrite derrière de grands principes idéologiques, issus de vagues théories de révolution de la famille. Sous prétexte de modernité, elle refuse d’éduquer ses enfants, d’être une adulte, et Camille Kouchner de citer cette pensée d’Alain : « Penser, c’est dire non ».
En regard de cette mère adolescente, un père absent. Célèbre, « personnalité préférée des français » – l’expression est citée plusieurs fois – le père les aime, mais il préfère courir les grandes causes humanitaires, mais pas chez lui. Pire, il est un piètre éducateur. Quand le couple se sépare, les enfants restent seuls : l’aîné, Colin, suffisamment âgé, s’émancipe, et il laisse les cadets jumeaux, Camille et Victor, très désemparés alors que monte le péril.
La seule figure d’autorité, est incarnée par Paula, la grand-mère, féministe avant que le mot ne soit à la mode, divorcée à la fin des années cinquante. Cette mère a eu deux filles, la mère de l’autrice et sa tante devenue célèbre : Marie-France Pisier. Sans prévenir, elle quitte ses enfants en choisissant de se suicider, un acte qui précipite la catastrophe familiale.
Dans cette famille, le beau-père est devenu la figure solaire : éducateur, libéral, c’est lui qui anime la tribu qui se retrouve tous les étés dans une grande villa sur la Riviera, où tout le monde s’appelle par son prénom. Ces personnes « libérées » entendent redéfinir la famille, en niant les traditions, et en mettant en place ce qui leur semble être une utopie concrète qu’ils nomment eux-mêmes la Familia Grande. Sous le vocable utopique, cette micro-société se révèle un théâtre de passions, que le maître de cérémonie, compagnon d’Évelyne, depuis le départ du père, véritable éducateur que Camille avait adoré jusqu’à présent, détourne à son profit. Un jour, il s’introduit en secret dans la chambre du frère. En sortant, il la croise et, d’un doigt sur les lèvres, lui intime le silence…
Cet inceste, nié, passé sous silence, pourrit la vie des enfants et le livre décrit avec précision cette mécanique de la cruauté. Au-delà de la faillite d’une certaine modernité, il s’attache à décrire la descente aux enfers, puis la révolte des enfants contre ces adultes qui leur ont fait violence, et contre les autres qui ont fermé les yeux.
Avant cet ouvrage puissant, je ne connaissais « L’Aigle noir » : la chanson de Barbara, très allusive, et qui a nécessité un travail d’explicitation. L’inceste qu’elle a subi de la part de son père n’a été révélé que bien des années après la chanson.
Ici, l’autrice a eu le courage de décrire avec précision l’impunité d’un être qui avait prétendu au rôle de père, et de tous ceux – la Familia Grande, ses obligés – qui l’ont défendu jusque dans la révélation de ses forfaits. Livre hallucinant : sa publication s’est révélée être la figure de proue d’un mouvement de dénonciation de crimes incestueux aussi fréquents qu’impunis…
Bernard Henninger