Elle mène désormais ses combats dans l’arène politique, elle qui figure en bonne place sur la liste de la France Insoumise aux élections européennes. Mais Anne-Sophie Pelletier restera pour longtemps le visage de la grève de 117 jours aux Opalines de Foucherans, dans le Jura. Un conflit social emblématique au cours duquel la quadragénaire est devenue la porte-parole du personnel, revendiquant inlassablement davantage de moyens pour prendre en charge dignement les pensionnaires de leur maison de retraite médicalisée. Un an et demi après la fin de la grève, Anne-Sophie Pelletier sort donc un livre dénonçant la prise en charge des aînés, à domicile comme en Ehpad. Elle se livre aussi, beaucoup, racontant un parcours étonnant.
Reportage de Jérémy Chevreuil, Florence Petit et Rémy Bolard
Nous avons lu le livre d’Anne-Sophie Pelletier. 280 pages pleines de colère, pleines d’engagement, pleines d’humanité surtout.
Disons-le sans ambages: le titre du livre, choisi par l’éditeur, ne correspond pas vraiment à son contenu.
Les 117 jours de grève à Foucherans n’occupent qu’une poignée de pages, les dernières. Le carnet de bord du conflit sera pour un prochain ouvrage.
De directrice d’appart-hôtel à femme de ménage
Dans « Ehpad, une honte française », Anne-Sophie Pelletier nous dévoile d’abord son propre parcours: celui d’une étudiante en arts déco, qui devient licière, spécialiste des tapisseries d’Aubusson. Puis, la jeune femme suit des études de management dans l’hôtellerie-restauration. Elle dirige notamment des apparts-hotels.
Un jour, elle plaque tout.
« La décision s’imposa comme une évidence un soir durant le dîner : j’irais dorénavant m’occuper de nos anciens à leur domicile. Lorsque je l’annonçai, ma famille en fut abasourdie : j’allais quitter un bon salaire, une situation stable, un statut établi pour recommencer ma vie professionnelle de zéro et devenir aide à domicile… femme de ménage ! »
Cette décision, Anne-Sophie Pelletier la prend quand sa grand-mère, sa « mémé », devient elle-même dépendante. On ne peut comprendre la Jurassienne et son parcours sans cette relation si particulière avec celle qu’elle considère comme sa « véritable mère de substitution ».
« Sans ma grand-mère, je ne serais pas devenue aide médico-psychologique dans une maison de retraite. C’est mon amour des personnes âgées qui guide mon besoin de les protéger et de lutter pour que nos sages soient pris en charge dans toute la dignité qui leur est due dans les maisons de retraite, et pour qu’ils continuent de nous transmettre leurs expériences de vie. »
Aide à domicile puis auxiliaire de vie pour une association en Camargue, Anne-Sophie Pelletier apprend son métier sur le tas. Rapidement, elle prend conscience du manque d’humanité de la prise en charge des aînés. Les bénéficiaires ne sont que des numéros de dossiers, le nombre d’heures est calculé au plus juste, les lourdeurs administratives énormes.
« Non seulement l’État ne remplit pas son devoir, mais aussi qu’il y a une non-assistance à personne en danger. Il laisse alors le champ libre aux associations d’aide à domicile qui se frottent les mains devant ce juteux marché qui leur tend les bras ».
« J’en voulais à la terre entière »
La Franc-Comtoise se bat pour ses collègues, contraint l’association à payer les heures dues, à respecter le code du travail. En dépit des injonctions à « ne surtout pas s’attacher », elle crée des liens avec les aînés chez qui elle intervient. Avec un vieux monsieur, elle passe le réveillon de Noël, avec son mari et ses deux enfants. Avec une vieille dame en chimiothérapie, elle porte elle aussi un foulard sur la tête pour banaliser le traitement contre le cancer, redonner confiance et permettre à la malade de sortir à nouveau de chez elle. Elle va aussi aux enterrements. Beaucoup d’enterrements…
Anne-Sophie Pelletier ne s’en cache pas, c’est dur: « J’en voulais à cette vie qui n’épargne personne. J’en voulais à ces enfants qui ne venaient pas rendre visite à leurs parents, j’en voulais à la terre entière ».
Elle avoue aussi ses failles, notamment cette bouteille de rosé qui « me faisait de plus en plus de l’œil ».
« S’enivrer pour oublier. Voilà, je l’avais trouvée, ma solution, je m’enivrais, j’oubliais. Le vin n’était qu’un placebo qui me permettait d’accepter, de rire le soir, mais surtout de passer une nuit sans être réveillée par mes aînés qui venaient me hanter. Et, plus le temps passait, plus mes besoins en vin augmentaient. J’avalais les verres aussi vite que je le pouvais. Il fallait que ça aille vite (…) J’étais devenue quasi alcoolique pour tenir. »
Quand sa « mémé » décède en 2016, elle revient dans sa région d’origine et trouve un poste d’aide médico-psychologique à Foucherans… le village où sa grand-mère fut directrice d’école.
« Ma famille est une victime collatérale »
Là encore, elle est révoltée par le travail à la chaîne, les cadences infernales, aussi bien pour les soignants que pour les personnes âgées.
« La vieillesse est une marchandise. La soignante que je suis se débat chaque jour pour que le soin reste un acte humain et non un chiffre dans un bilan comptable (…) La vieillesse ne rapporte rien à l’État ; au contraire, elle coûte. En se dédouanant de la prise en charge des personnes âgées, celui-ci ouvre grand la voie aux établissements privés qui ont toute la liberté de financiariser la vieillesse. »
Ce constat, Anne-Sophie Pelletier le dénoncera haut et fort tout au long du conflit social à Foucherans, puis sur les plateaux de télévision et dans les réunions publiques à travers toute la France. On ne sort pas indemne d’une telle exposition, elle le reconnaît. Après la grève, elle a été mise en arrêt maladie par son médecin. Sans indemnité. Il a fallu aller au Secours populaire pour nourrir sa famille. « Ma famille est la victime collatérale du conflit ; nous n’allons pas très bien. Entre les enfants qui me rappellent que je les ai oubliés et mon époux qui a mal supporté l’ensemble, il faut reconstruire le socle abandonné durant cent dix-sept jours intenses ».
Aujourd’hui, Anne-Sophie Pelletier est en congés sans solde, pour mener la campagne des européennes avec la France Insoumise. En 5e position sur la liste du mouvement de Jean-Luc Mélenchon, elle a de bonnes chances de siéger à Strasbourg.
« Je continue à me battre pour la cause, pour toutes les mémés et les pépés ! », assure-t-elle, promettant également qu’elle reviendra, un jour, travailler à Foucherans. « Mon histoire, là-bas, n’est pas terminée ».
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