07 Jan

Faut-il rééditer les pamphlets antisémites de Céline ? Une Bisontine participe au débat.

Louis Ferdinand Celine, Keystone Pictures MaxPPP

Louis Ferdinand Celine, Keystone Pictures MaxPPP

Le débat fait rage entre les « Céliniens » qui veulent une réédition, ceux qui s’y opposent comme Alexis Corbière (La France Insoumise) ou Serge Karlsfeld et ceux qui pensent que ces textes doivent être accompagnés d’une contextualisation. Une historienne de l’université de Bourgogne – Franche-Comté, spécialiste de l’écrivain, participe à ce débat. La Bisontine Odile Roynette souhaite la réédition de ces textes très violents mais sous conditions.


Le parcours, résumé, de Céline

Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) est un grand écrivain français du 20ème siècle. Aucun doute. Aucun doute non plus : il était antisémite et raciste. Il a écrit des romans reconnus internationalement comme « Voyage au bout de la nuit » et « Mort à crédit ». Il a écrit également des horreurs.

Collaborationniste (c’est-à-dire qu’il prônait la collaboration avec l’Allemagne nazie), en 1945, il se rend, avec son épouse, à Sigmaringen où s’est réfugié le gouvernement français en exil avec le Maréchal Pétain et Philippe Laval… Ensuite, après la guerre, il s’enfuit au Danemark.

En 1950, il est condamné par contumace pour collaboration avec l’ennemi, entre autres, à une année de prison (qu’il a déjà effectuée au Danemark) et à l’indignité nationale.

En 1951, il rentre en France. Il interdit que ses pamphlets soient réédités, principalement que le climat s’apaise autour de son nom. Ses pamphlets « Les Beaux Draps » « L’Ecole des cadavres » « Bagatelle pour un massacre », ont été publiés entre 1937 et 1941, avant la seconde guerre mondiale et pendant l’occupation. Ils sont extrêmement violents, racistes et antisémites.

 

En 2017 et 2018

 

Aujourd’hui, Mme Destouches, sa veuve, est âgée de 105 ans. Elle a autorisé leur avocat, Maître François Gibault, un ami proche du couple et devenu ayant droit de l’œuvre de l’écrivain, à rééditer les pamphlets.

La maison d’édition Gallimard annonce la publication pour le printemps 2018, avec une préface de Pierre Assouline, fervent admirateur de Céline.

Mais Pierre-André Taguieff (politologue et historien) s’oppose à cette réédition sans « condition ». Il a écrit « Céline, la race, le juif. Légende littéraire et vérité historique » avec Annick Duraffour en 2017.

 

Pourquoi un appareil critique

 

Pierre-André Taguieff publie une tribune dans l’hebdomadaire « L’Obs » qui est signée par des historiens et des intellectuels (Voir le texte et les signataires en fin d’article).Il demande qu’un « appareil critique », c’est-à-dire qu’une contextualisation ou qu’un avant-propos précède cette œuvre. Odile Roynette a signé cette tribune. Il y a deux ans, cette universitaire bisontine a publié un livre sur Céline : Un long tourment. Louis-Ferdinand Céline entre-deux-guerres, 1914-1945 (Éditions Les Belles Lettres).

 

Selon elle, « Les pamphlets de Céline sont des textes qui appellent aux meurtres. Je suis contre à la censure. Je suis pour une réédition de ces textes, pour en comprendre l’impact. Mais avec un appareil critique, élaboré par des spécialistes, historiens et littéraires. Il faut agir comme pour la réédition de « Mein Kampf » d’Hitler. Hitler, c’est clair, son nom égale le mal absolu, mais pas pour Céline. Il ne faut pas minimiser la violence de ces textes, leur virulence, leur dangerosité. »

Le débat prend de l’ampleur autour de cette question. Selon nos informations, Antoine Gallimard a reporté le projet sine die.

A voir : le sujet de FranceInfo à propos de cette polémique.

Et les signataires de cette tribune viennent de recevoir un soutien de poids : Edouard Philippe le Premier Ministre est, lui aussi, pour cette réédition sous conditions, selon le Huffington Post.

 

La tribune dans l’Obs :

 

« À quelles conditions rééditer aujourd’hui les pamphlets antisémites de Céline?

 

Qui a lu les pamphlets de Céline en connaît la dangereuse virulence. Le talent stylistique, le sens de la formule portent loin, sans euphémisation, la haine et la violence, celles bien évidemment du racisme et de l’antisémitisme.

L’aura littéraire de l’auteur, qui leur confère une force de séduction supplémentaire, ne doit pas oblitérer leur ancrage historique, ni leur caractère propagandiste pleinement assumé par Céline lui-même.

Ces textes ont fait la preuve, pendant l’Occupation, de leur redoutable efficacité en banalisant la haine antijuive, en la rendant «acceptable», en préparant les esprits aux mesures de discrimination adoptées par Vichy dès 1940. Ces pamphlets se caractérisent par la facilité avec laquelle ils se prêtent au découpage, à la reprise en citations.

 

On peut imaginer que ce danger n’est pas écarté aujourd’hui, au vu de ce que l’on peut lire sur Internet, et dans un contexte où, en France comme en Europe, on en arrive à tuer des Juifs parce qu’ils sont juifs. À cela, les pamphlets ajoutent un engagement clairement prohitlérien, au point d’appeler à une «confédération des États Aryens d’Europe» et à une «armée franco-allemande» comme «seule force anti-juive en ce monde» («L’École des cadavres», 1938).

Une édition critique des pamphlets céliniens se doit de prendre en compte le statut très particulier de ces textes et de s’interroger sur leurs effets. S’ils appartiennent à certains égards à la littérature pamphlétaire, ils relèvent aussi, bien évidemment, de la propagande raciste et antisémite d’inspiration nationale-socialiste. À ce titre, ils concernent l’histoire dans divers domaines : allusions souvent trompeuses à la Première Guerre mondiale ou à l’actualité de l’avant-guerre, références douteuses au régime de Vichy, à la Collaboration ou à l’actualité de la Seconde Guerre mondiale (pour «les Beaux Draps» et les rééditions des deux premiers pamphlets), réactivation du mythe de la Révolution «judéo-bolchevique», emprunts à la propagande nazie, qu’elle soit française, allemande, américaine, canadienne. Ces textes renvoient, par leurs «citations», à l’histoire du judaïsme, à celle de l’antisémitisme, du racisme et de l’antiracisme. L’histoire des idées et des représentations sociales y est impliquée. En ce qu’ils cherchent à faire croire et à faire faire, ils requièrent aussi l’analyse du discours argumentatif.

 

C’est dire qu’une édition scientifique ne pourrait qu’être le fait d’une équipe de spécialistes des différents domaines concernés. Il s’agit d’une tâche qui doit prendre le temps nécessaire. Elle ne peut se faire à la va-vite. L’édition critique allemande de «Mein Kampf», parue en 2016 sous l’égide de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich, constitue, selon nous, un modèle et une référence: on remarque que les annotations et les éléments bibliographiques occupent plus des deux tiers du volume. Pareils textes de propagande requièrent une contextualisation rigoureuse susceptible de mettre en lumière les citations ou les chiffres falsifiés, de démonter les mensonges et les accusations diffamatoires.

Une édition scientifique des pamphlets céliniens se doit de répondre par des faits, des apports de la recherche historique et des analyses à des écrits qui, sans cela, resteraient purement et simplement des textes de propagande haineuse et dangereuse. À cet égard, la décision de publier ou non les notes et les commentaires en regard des textes est de haute importance. Le mode de lecture des pamphlets ne serait pas modifié si l’appareil critique était placé en fin de volume. Leurs effets de séduction et de persuasion ne seraient guère affectés.

 

“ Pour ces différentes raisons, une réédition de tel ou tel pamphlet de Céline ne peut être envisagée à la légère. C’est dire que nous comprenons parfaitement les inquiétudes de Serge Klarsfeld, sans pour autant nous rallier à sa demande

d’interdiction, dans la mesure où ces pamphlets sont accessibles sur Internet.

Ne pas inscrire ce projet dans cette démarche rigoureuse, ne pas le fonder sur des principes méthodologiques scrupuleux, cela conduirait à conserver leur caractère originel à ces écrits incendiaires: l’incitation à la haine raciale que la Loi punit. Alain Soral, Dieudonné M’Bala M’Bala ou Jean-Marie Le Pen ont été condamnés pour des propos beaucoup moins violents que bien des passages des pamphlets.

Nous n’entretenons pas l’illusion de «convertir» les racistes et/ou antisémites invétérés. Mais nous pensons que la connaissance et l’analyse critique permettent seules d’éclairer les citoyens dans une société démocratique. »

 

Signataires de cette tribune 

 

Marc Angenot, professeur, titulaire de la chaire James McGill d’étude du discours social (Montréal)

Annette Becker, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris- Nanterre

Emmanuel Debono, historien, Paris 1

Annick Duraffour, professeure en CPGE

Philippe Gumplowicz, professeur à l’université d’Évry-Val d’Essonne

Laurent Joly, directeur de recherche au CNRS

Grégoire Kauffmann, historien et éditeur, enseignant à Sciences Po Paris

Marie-Anne Matard-Bonucci, professeure d’histoire contemporaine à Paris 8

Odile Roynette, maîtresse de conférences HDR en histoire contemporaine à l’université Bourgogne-France-Comté

Pierre-André Taguieff, directeur de recherche au CNRS