(en 2012), la rédaction de France 3 m’avait confié la mission d’embarquer une caméra sur le parcours de la grande épreuve nordique Jurassienne pour suivre Pascal BEZIN, un habitué de la « Transju ». Ensemble, nous avions couvert les 76km de la course après nous être seulement rencontrés la veille à son domicile où j’avais passé la nuit avec mon coéquipier. Un souvenir professionnel, mais d’abord sportif et humain dont je ne résiste pas à vous restituer le texte intégral écrit de la main de Pascal à la suite de notre aventure. JLG
TRANSJURASSIENNE : UN « SÉNATEUR » DANS LA COURSE
Pascal Bezin avait déjà participé 19 fois à la Transjurassienne quand il a accepté que France 3 le suive lors de l’édition 2012. De Lamoura à Mouthe, 6 heures d’effort pour venir à bout de la plus grande épopée nordique organisée sur le sol Français.
Avant la course : Où il est déjà question de températures polaires
Tout avait commencé par un coup de fil d’Elsa (NDLR : Elsa Bezin est journaliste à France 3) : « Pascal, tu m’as bien dit que tu faisais la Transjurassienne cette année. Est-ce que tu serais partant pour être filmé par une équipe de France 3 ? »
Banco. C’est parti. Mais voilà le stress qui commence. Est-ce que je vais pouvoir finir ? Ne pas abandonner… Et qu’est-ce que ça signifie : « Être le fil rouge de l’émission » ? « Les journalistes t’intervieweront au départ et à l’arrivée » m’avait dit Elsa… « Enfin, tu verras. Ils t’expliqueront tout ». De toute façon, on verra bien.
Il reste 15 jours avant la course. La température ne décroche pas des moins 15, moins 20 degrés ! Les conditions seront sûrement difficiles. Je m’oblige à un test, la semaine précédente, au Marathon de Prénovel. Température ce matin là : moins 28 degrés. Le départ est repoussé d’une demie heure tant les conditions sont extrêmes. Les gants 3 doigts achetés la veille font merveille. Je teste sans problème un habillement type « arctique ». Ça va le faire ! Quelques jours avant, j’avais reçu un coup de fil de Matthias, un des deux journalistes qui conduirait cette aventure. Un garçon très sympathique (NDLR : comme presque tous les journalistes de France 3 !). Il m’expose le projet. C’est beaucoup plus lourd que ce que je pensais. Mais tant mieux, l’idée m’excite beaucoup. Matthias m’explique qu’avec Jean-Luc (NDLR : Jean-Luc Gantner, il est l’auteur du Blog Cyclisme de France 3) ils coucheront à la maison pour tourner des images dès le petit déjeuner. Rendez-vous est pris pour le samedi dans la matinée où nous avons prévu une séance fartage. Je reste malgré tout inquiet : comment ça va se passer avec la température annoncée (-20°) ?!…
Samedi : premier jour de tournage
Samedi matin à 10 heures, l’équipe de tournage arrive à la maison pour les premières prises de vues. Nous nous rendons au garage pour filmer la séance de fartage avant de rejoindre Morez où nous attendent nos dossards. J’ai profité d’un moment de répit dans l’après-midi pour préparer les skis de Jean-Luc avec un seul passage de LF BLEU -10/-30. J’espère que ça tiendra ! Les reporters filment tous mes faits et gestes jusque dans la soirée en famille lors de la traditionnelle pasta party. Une bonne façon de découvrir un peu mieux qui sont ces deux journalistes. D’abord Matthias chargé de me poser des questions, et Jean-Luc qui doit prendre le départ avec moi le lendemain équipé d’une caméra miniaturisée. Autant Matthias a de la réserve, quoique fin et très cultivé (NDLR : le texte est bien de Pascal Bezin), autant Jean-Luc est volubile avec un entrain et une passion incommensurables. Il parle, il parle et je découvre un personnage hors norme. Reporter, photographe, alpiniste, réalisateur de films… Il est de plus champion de France des journalistes cyclistes. Autant dire qu’il ne devrait pas avoir de problème pour boucler la Transju. Il nous raconte son accident, une chute d’escalade qui lui a laissé des séquelles à une jambe. En tout cas, ce personnage me plaît avec son petit rire qui ponctue chaque fin de phrase. On devrait bien s’entendre.
Alors que nous continuons de nous échanger nos expériences sportives autour du repas, une autre journaliste de France 3, Aude (NDLR : Aude Sillans est journaliste à France 3. Elle couvrait en 2012 sa première Transju, elle vient de Saint-Pierre-et-Miquelon), nous prévient par téléphone d’un rendez-vous pour le lendemain sur la course. La journaliste souhaite que, Marie-Aude (ma femme) et Andréa (ma fille) se trouvent à Bois d’Amont pour attendre notre passage et nous encourager devant une caméra de direct reliée par satellite. Il faut nous débrouiller pour passer les premiers lacets du Risoux vers 11 heures.
Pascal Bezin au petit déjeuner avant de rejoindre le départ de la Transju/ PHOTO © France TV
Dimanche : 4 heures du matin… et beaucoup de degrés en dessous de zéro !
Dimanche, 4 heures du matin. Je me réveille pour réanimer le feu dans la maison et préparer le petit déjeuner. Matthias et Jean-Luc enregistrent encore quelques images avant d’aller prendre notre bus prévu à 5h30 au Bois Gourmand. Mais catastrophe ! Lorsqu’on arrive à 5h35, le bus est déjà parti. Après une course contre la montre avec la voiture de reportage, tout rentre finalement dans l’ordre sur la route des Rousses. Jean-Luc filme le reste du voyage à bord de l’autocar spécialement mis à disposition des coureurs et nous arrivons à Lamoura au petit jour.
Matthias nous a rejoint avec la voiture dans laquelle tous les trois, nous tentons de nous réchauffer avant l’heure du départ. 8h15. Il faut quitter la chaleur de l’habitacle et nous rendre sur la ligne. Nous commençons l’interview 10 minutes avant le départ, mais la caméra est gelée. Le temps de remédier au problème technique et de reprendre la petite séance de questions, nous nous apercevons que la deuxième ligne s’est déjà envolée. Cette place qui nous était attribuée pour prendre part à cette Transjurassienne 2012. « La seule fois où j’aurais eu le privilège de voir le départ depuis un autre point de vue que celui du coureur, après 19 participations ! » Nous partons donc 2 à 3 minutes derrière, ce qui nous permet d’être seuls sur la piste, d’éviter la casse et de mieux gérer l’effort. Jean-Luc a du mal à enfiler ses gants. Il a du mérite parce que tenir la caméra à mains nues avec cette température de moins 20 degrés, puis ensuite chausser les skis, c’est fort.
Pascal Bezin à quelques minutes du départ de la Transjurassienne 2012/ PHOTO © France TV
Pendant 2 kilomètres, la piste est à nous, puis nous remontons vite sur la fin du paquet. Jean-Luc a l’air de bien skier, ça devrait être bon. Les derniers du peloton sont d’un niveau technique catastrophique. C’est impossible qu’ils puissent faire 76 kilomètres. On a l’impression qu’ils commencent le ski réellement ce matin.
Au pied de la Serra, nous attaquons la première pente. Jean-Luc est bien dans mes skis. On double les concurrents par dizaines. Première petite descente pour s’apercevoir que le fartage est excellent et qu’on glisse mieux que tout le monde. C’est bon pour le moral. J’en oublie complètement la caméra portée par Jean-Luc. J’en oublie aussi complètement le froid.
Rencontre avec la bise… celle qui ne réconforte pas !
On sort légèrement de la forêt pour se retrouver en prise directe avec la bise. Elle souffle puissamment en soulevant la neige fine par tourbillon. Les coureurs cherchent à s’abriter les uns derrière les autres. Je commence à comprendre que ça risque d’être dur entre les Rousses et la Suisse. Mais cette bise rend le paysage féerique. Les arbres givrés disparaissent et réapparaissent selon les rafales de vent. Le soleil n’est pas encore là. Nous sommes à l’ombre de la forêt du Massacre.
J’essaie de respirer par le nez en fermant la bouche, pour ne pas brûler les poumons. Utopie. C’est impossible ! On s’arrête au dessus de la Darbella avant la descente sur le tunnel pour discuter de la prise de vue. La descente fait environ 1 kilomètre. C’est la première partie de plaisir de la Transju : 2 minutes à 40/50 km/h. Nous doublons les concurrents par paquets, mais ce n’est pas significatif. Nous sommes encore à l’arrière de la course, les skieurs sont moins bons techniquement et je pense que beaucoup ne savent pas farter. Le peloton est très dense et je viens buter sur d’autres skieurs, à l’attaque du tunnel de la Darbella.
Jean-Luc m’a bien suivi et on attaque ensemble la longue montée qui nous fera ensuite basculer sur Prémanon. Le rythme est lent et je me dis que c’est la première fois de toutes mes Transju que je ne souffre pas dans cette côte. Grâce peut-être à notre départ relax…
De nouveau, une descente plaisir sur le village de Prémanon. Et là, le soleil pointe son nez. Que du bonheur, je vous dis…
C’est le premier ravitaillement, celui auquel il ne faut pas s’arrêter, car ça permet de doubler un grand nombre de concurrents. Malheureusement, aujourd’hui mon bidon est gelé. Impossible d’en tirer la moindre gorgée, il y a un bloc de glace à l’intérieur. Par conséquent, il vaut mieux boire deux thés bouillants qui auront leur importance pour la suite. Je regarde mes voisins autour de moi. Tout le monde a l’air marqué par le froid.
« Ca va, Jean-Luc? »
« Impeccable, mais ça va vite dans les descentes ! »
Vers la montée de l’opticien
On sort de Prémanon par un raidard (NDLR : pente très raide), et on sent tout de suite que l’arrêt a fait du bien. Direction Les Rousses, par les montagnes russes du Bief de la Chaille. Jean-Luc, après avoir vainement essayé de remettre en marche la caméra toujours gelée, décide de ne plus insister. Je m’aperçois qu’il est vraiment très fort dans les bosses. On voit le cycliste bien entraîné. C’est en arrivant dans la plaine avant le fort des Rousses que nous commençons tous à comprendre ce que seront les conditions dans la plaine de Bois d’Amont : l’enfer. La piste disparaît par endroits sous la neige soufflée par le vent, la vitesse des skieurs diminue de moitié. On voit les têtes rentrées dans les épaules. Les bâtons se soulèvent sous l’effet du vent, ce qui casse la régularité du geste. Il va y avoir de l’abandon aujourd’hui. J’entends Jean-Luc se faire gronder (le mot est faible !) par un skieur à qui il vient de faire innocemment une queue de poisson en essayant de me coller. A l’entrée des Rousses, 1 concurrente remonte la file en slalomant ; c’est Corinne Niogret, médaillée olympique. Je la suis pendant 3 ou 4 minutes, mais le rythme est trop élevé. Oups, danger de surrégime ! Vite lever le pied…
Les Rousses, déjà 20 kilomètres d’effectués, pas vu le temps passer. Au ravitaillement, difficile d’approcher. J’entends un britannique qui essaie de se faire comprendre afin de trouver une voiture pour rallier Mouthe.
Pascal Bezin dans la Montée de l’Opticien aux Rousses avec le dossard 2045/ PHOTO © France TV
Du ravitaillement à la côte de l’opticien, ce sont des centaines de personnes sur plusieurs rangs avec les clarines et les cris d’encouragement : impression toujours aussi fantastique d’être un champion pendant quelques secondes. Au pied de la côte, nous nous arrêtons pour faire une prise de vue. Jean-Luc doit rejoindre comme prévu une des équipes de télévision installée derrière le public pour remettre sa cassette vidéo. Nous perdons encore beaucoup de temps pour retrouver un technicien et communiquer avec lui dans toute cette foule et ce bruit. Je finis par attendre mon coéquipier du jour au dessus de la côte, protégé du vent, bien au soleil en regardant les coureurs défiler. Je vois passer beaucoup de dossards dont les numéros tournent tous autour des 3000… ce qui veut dire qu’on est largement rattrapé par la vague suivante. Jean-Luc revenu, nous partons dans la descente sur le golf des Rousses.
L’enfer de la plaine…
Et là, la guerre commence, la guerre contre la bise. Des groupes se forment, mais la piste se remplit avec la dernière ligne du 50 km partie des Rousses quelques minutes avant. Il y en a partout. C’est compliqué de slalomer entre ces skieurs qui vont très doucement. Les groupes sont fortement ralentis par la neige froide « sucre en poudre » et un blizzard sibérien. La traversée Les Rousses – Bois d’Amont restera un grand moment. Je ne me souviens pas d’avoir connu de telles conditions en ski de fond. On ne parle plus de bise, mais de blizzard et même de blizzard sibérien. Je pense que tous les skieurs qui finiront cette Transju s’en souviendront toute leur vie.
Pendant cette longue traversée, toute cette horde de skieurs en rangs dispersés, résignés, frigorifiés, me fait irrésistiblement penser à la retraite de Russie des armées de Napoléon, mon livre de chevet actuel. Je me dis que s’ils ont connu des conditions pareilles, des jours durant, ce fut une tragédie épouvantable. En tout cas, je ne regrette pas d’avoir mis des lunettes en protection, moi qui n’en mets jamais.
Mais ce qui surprend le plus, c’est de voir des groupes de spectateurs ça et là, disséminés le long du parcours. Quelle ferveur et quel courage ! C’est sûrement pour combattre le froid qu’ils secouent aussi vigoureusement les clarines.
« Chapeau bas, Rousselands et Bois d’Amoniers ». Le Jura, c’est un environnement austère et difficile (c’est le moins qu’on puisse dire aujourd’hui !) qui oblige l’homme à se dépasser. En voici encore une preuve.
La grande étendue blanche continue de défiler. Même les rares épicéas ont l’air de souffrir, courbés sous la tempête. C’est du Jack London en live, le Grand Nord sans Croc Blanc.
« Ça va Jean-Luc ? »
Je sais qu’il est derrière et qu’il suit mon slalom entre les skieurs, à entendre les jurons de certains, lorsqu’il crayonne leurs skis.
« Je suis en train de me geler (à un endroit délicat) »
« Méfie-toi de pas la perdre, Jean-Luc, elle peut encore servir ».
Heureusement, on approche de Bois d’Amont, où on a la bonne surprise d’apprendre que la boucle de 8 km en Suisse a été annulée ce matin, pour des raisons de sécurité. Le blizzard recouvrait la trace en permanence. Merci l’organisation. Paradoxalement, je n’ai pas froid. En tout cas, je n’y pense pas. Penser à bien se ravitailler à Bois d’Amont est important, puisqu’on attaque directement la fameuse montée du Risoux. Le demi tour qui permet d’avoir la bise dans le dos est le bienvenu. Dès les premiers pourcentages, on retrouve également un soleil franc. Je laisse mon bidon à Charly, un ami retrouvé dans le début de la montée qui encourage les skieurs. Il n’aura pas dégelé depuis le départ. La montée est un véritable plaisir : soleil, bonne glisse, piste pas trop encombrée, rythme moyen qui nous permet malgré tout de continuer à doubler. Et, surprise ! Dans un virage, nous retrouvons Aude. La journaliste de France 3 est accompagnée de Marie-Aude et d’Andréa pour réaliser l’interview prévue sur le direct. Il est 11 heures précises. Je dois d’abord essayer de dégivrer la bouche pour pouvoir parler devant la caméra sans avoir l’air trop bête : compliqué ! En tout cas, ces sourires créent un intermède fort agréable.
Le Risoux, c’est mon jardin. Je me retrouve sur les pistes que je fréquente depuis 30 ans.
Pascal Bezin au ravitaillement de la Chapelle des bois / PHOTO © France TV
Risoux : Un sénateur dans la montée du Ministre
Le Risoux, c’est mon jardin. Je me retrouve sur les pistes que je fréquente depuis 30 ans. Je connais par cœur tous les virages et toutes les bosses et je me sens pousser des ailes. Saint Exupéry disait, dans la bouche du Petit Prince : « J’ai toujours aimé le désert. On s’assoit sur une dune de sable. On ne voit rien. On n’entend rien et cependant, quelque chose rayonne en silence ». C’est exactement ce que je ressens, presque chaque fois que je suis seul dans le Risoux. Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui…
« A quelle heure doit-on être à Bellefontaine pour la prochaine interview Jean-Luc ? »
« Pas avant midi et demi. »
« C’est pas possible, on y sera au pire à midi ! »
Et voilà comment on se retrouve au ravitaillement des Ministres (le sommet du Risoux), bien tranquille au soleil, à l’abri de la bise, moi en train de bâfrer en blaguant avec mon vieux pote Bruno, et Jean-Luc essayant désespérément de joindre son coéquipier Matthias avec son téléphone portable. Après 20 minutes de repos forcé, le redémarrage est difficile. Encore un tout petit effort. Nous atteignons le point culminant de la course. Altitude 1400 mètres.
La grande descente du Chemin Blanc permet de voir quelques concurrents les pattes en l’air, puis c’est la petite remontée sur le ravitaillement de Bellefontaine. Celle là, je ne m’y ferai jamais. Un calvaire, et tous les ans c’est pareil. Le cœur redescend très bas dans la descente, et la relance violente ne lui permet pas de repartir correctement.
Nous enchaînons encore une interview avec Matthias, Andréa et Marie Aude, puis c’est la longue succession des creux et des bosses le long des lacs des Mortes. La bise reste soutenue, mais ça n’a rien à voir avec Bois d’Amont. Il n’y a plus de peloton. On double des concurrents isolés. On voit moins de spectateurs. C’est la partie monotone du parcours. Encore trois thés bouillants au ravitaillement de Chapelle des Bois. Peut être en ais-je bu plus de vingt déjà depuis le début de la course. Mais c’est vrai qu’avec les gants et les attaches bâtons, il en part déjà la moitié sur les chaussures. Les Rousses, Bois d’Amont, Bellefontaine, Chapelle des Bois : des noms pleins de vie ; pleins d’images, qui résonnent d’une consonance rustique, qui chantent dans l’oreille comme une litanie de Pagnol. Ça sent bon la forêt, ça sent bon le sapin, la résine que tous les Jurassiens ont déjà essayé de nettoyer pendant des heures en râlant.
On repart dans la si fameuse Combe des Cives, l’enfer du dévers, l’instant de vérité, le début de la fin pour certains. En tout cas, on se rapproche du bout, et ça a l’air d’aller plutôt bien pour Jean-Luc et moi.
Pascal Bezin & JL Gantner sur la Transjurassienne 2012/ PHOTO © France TV
Une aventure intérieure…
Reste la Célestine, la dernière grosse bosse, le dernier raidard, le Cauberg de la Transju. « Tout à gauche », comme on dit dans le jargon cycliste.
Nous doublons des concurrents arrêtés, un autre qui monte les skis à la main, la souffrance se sent, se voit, se devine. J’imagine ce que certains pensent : « Mais bon dieu, pourquoi je me suis lancé dans cette galère ? » Ou bien : « Dire que je pourrais être au lit avec 1 café, 2 croissants et ma blonde… »
Le dépassement de soi prend ici toute sa valeur. Chacun à sa propre histoire, vit sa propre aventure, qu’il racontera 100 fois dans les semaines suivantes. Certains, dans la tête, commence à osciller entre l’envie de tout arrêter et la volonté irrépressible d’aller jusqu’au bout. Curieuse dualité de l’esprit humain qui se nourrit de tout et son contraire, qui, dans le paroxysme, entretient la lutte entre la volonté exacerbée et le muscle épuisé. La lutte sera intense, mais la victoire sera souvent au bout. Ils iront même jusqu’à paraphraser Guillaumet : « Ce que j’ai fait, jamais aucune bête ne l’aurait fait. » Il s’était écrasé dans la Cordillère des Andes en avion et avait marché cinq jours. Il avait avoué que son ultime effort était juste pour que l’on puisse retrouver son corps afin que sa femme touche l’assurance vie.
Je vous l’avais bien dit : « Mais où va donc se nicher la motivation ? »
De toute façon, impossible de doubler. Nous sommes à la queue leu leu. La montée est finalement assez courte. On bascule directement sur le refuge de la Perruque et le ravitaillement du Pré Poncet. Nous prenons notre temps au ravitaillement, contents tous les deux de savourer cette belle journée qui va se terminer dans une heure. Cinq heures que nous skions ensembles, et nous sommes comme deux vieux amis, deux vieux complices, amusés par cette aventure, mi loisir, mi professionnelle. Nous sommes parfaitement au diapason, désireux de partager cette passion de l’effort, enthousiastes et volontaires. On prend même le temps de faire un petit cours de ski, sous le regard surpris de certains skieurs, qui n’ont, eux, même plus envie de parler (ou plus la force, ils se reconnaîtront).
Sur les traces de…. Woody Allen
Encore 12 km pour finir en dénivelé négatif, mais il reste les deux bosses du coté du Cernois, courtes mais raides. Invariablement, comme chaque année, elles me font penser à l’arête des Bosses dans la montée classique du Mont Blanc.
C’est le même combat, facile, mais rendu ardu par la durée de la course, par la fatigue qui commence largement à se faire sentir. Les derniers kilomètres qui imposent les ultimes stigmates, qu’on appelle ici les crampes.
L’heure est venue de la descente sur Chaux Neuve, le fameux goulet, certainement ravagé par plus de 1000 passages. Trois ou quatre skieurs, bloqués en haut, attendent pour s’élancer. J’arrive à pleine vitesse en hurlant, évitant de justesse la canne d’une concurrente tétanisée. A mes yeux, ce goulet, il n’y a pas d’autres solutions que de le prendre en trace directe, en passant dans le bourrelet de poudreuse qui s’accumule sur l’extérieur. Dieu merci, personne en travers…
Jean-Luc arrive quelques secondes derrière moi au ravitaillement du tremplin de Chaux Neuve. Encore deux thés et on emprunte la piste ou l’Italien Pittin a fait bien des misères à Lamy-Chappuis quelques semaines auparavant.
Chaux-Neuve, Petite Chaux… Les kilomètres défilent, la conclusion approche. Les jambes ne sont pas lourdes, mais la lassitude s’est installée. Dans le Sentier des Pensées du Risoux, on peut lire : « L’éternité, c’est long, surtout sur la fin » (Woody Allen). La Transju, c’est pareil, surtout sur la fin.
Dans les quelques bosses qui restent, Jean-Luc me double facilement à la glisse. Avec ses vieux skis rayés et le fartage rapide que je lui ai fait hier, il me dépasse facilement, mais dépasse également tous les autres concurrents : « Si tes skis font des petits, tu m’en garderas une paire ».
La disparité est forte entre les rythmes des concurrents. Les uns, qui ont bien géré leur course, finissent comme des avions, d’autres au ralenti, luttent désespérément pour avancer. Et toujours une foule de spectateurs présente, alors qu’il est déjà 14 heures et que le froid est toujours aussi vif. Merci à eux.
Le ravitaillement de Petite Chaux brûlé, le parcours bifurque à droite, traverse un petit pont et repart dans la forêt au dessus de Mouthe. La surprise est totale.
Pascal Bezin & JL Gantner sur la ligne d’arrivée de la Transjurassienne/ PHOTO © France TV
L’arrivée à Mouthe
Jamais la Transju n’a emprunté ce parcours. J’ai l’impression d’être ce bachelier content de lui, à qui on dit « vous allez repasser l’épreuve des maths, on a perdu les copies ». Heureusement, la pente est douce. Mais la neige est pleine de gravillons. Les skis s’en souviendront.
C’est le dernier kilomètre. Devant moi, un skieur fait un vol plané, tout seul, dans une bordée de jurons. Fatigue, quand tu nous tiens…
Par contre, Jean-Luc m’étonne par la pêche qu’il a encore. Et dire qu’après la course, il doit encore reprendre la caméra, réaliser des interviews pour le journal télévisé du soir. Total respect…
Pascal Bezin interviewé sur la ligne d’arrivée de la Transju/ PHOTO © France TV
Passage de la ligne, la vingtième pour moi. Ambiance chaleureuse, sourire de Marie Aude et Andréa, interview de Matthias, difficultés pour enlever les skis, médaille autour du cou. On est venu pour ça, après tout. Jean-Luc et moi, nous nous offrons une accolade appuyée. Quelle étrange sensation que celle d’avoir fait la course sans la faire, en jouant l’acteur, le cameraman, l’intervieweur, l’interviewé. Manifestement, une complicité forte s’est installée entre nous, doublée d’une profonde estime. On s’est surpris tous les deux, entendus comme larrons en foire et pris du plaisir à skier ensemble toute la journée. Il n’y a que le sport pour lier de tels liens. On a parcouru cette Transju, comme on le fait à l’Envolée Nordique, en binômes, solidaires. On n’a jamais été éloigné de plus de 10 mètres l’un de l’autre.
Jean-Luc, on repart quand tu veux pour une autre aventure : la Vasaloppet, l’Himalaya, la Marmotte ou Paris-Brest-Paris, qui sait….
Le rideau tombe sur l’épreuve.
Le bilan est impressionnant : plusieurs centaines d’abandons, des gelures aux nez, aux yeux, aux doigts et autres. Pour ce qui nous concerne, 6 heures et 9 minutes, pas si mal que ça, avec tous ces arrêts, une place vers les 1250 et une quantité de grands souvenirs…
Pascal Bezin, 2012