Oui, je sais ! Cette chanson de Joe Dassin… un peu facile pour vous raconter cette aventure d’un peu de vélo à Paname au lieu de me concentrer vraiment sur mon boulot de reporter sportif de fin de saison. Cette « Complainte de l’heure de pointe » de variété qui déjà me cassait les oreilles à la radio quand j’étais môme…
Je suis en retard ce matin là. Un rendez-vous professionnel prévu dans une trentaine de minutes, juste en face du chantier de rénovation de la Dalle Beaugrenelle dans le 15e arrondissement. Moins de trente minutes aux heures de pointe pour rejoindre le quartier du Front de Seine depuis la mairie de Clichy… Autant dire, un challenge pour espérer m’acquitter de mon impératif. Le prétexte pour tenter de contredire le résultat de ma requête sur l’application ad hoc de mon téléphone portable. 8KM à parcourir, et la prévision d’une quarantaine de minutes pour couvrir la distance en métro ; une bonne heure de bus en plus des changements de lignes successifs, ou encore un temps incalculable dans les embouteillages si j’empruntais une bagnole dont j’aurais encore un mal de chien à garer sans compter le prix du parking. Le projet de m’arrêter alors dans une station de Vélib’ pour y décrocher l’objet de mon défi de la journée. L’expérience d’une bataille contre la montre dans la circulation parisienne et les embouteillages du début de matinée ; les zones de travaux qui se succèdent sur la chaussée ; les aires de livraison improvisées ; les mouvements de bus sur les pistes cyclables mixtes où voyagent aussi les taxis, toutes sortes de véhicules de service et des scooters non autorisés. Un terrain où les obstacles de toutes natures s’accumulent, sans répit pour le pilote incorporé au flux impétueux de véhicules pour la plupart motorisés. D’abord réussir à se faufiler sous le périphérique par le conglomérat d’électrons libres rivés à leurs propres trajectoires mal définies ; avant de viser au plus juste sur le parc Monceau, de couper le Bd Malesherbes et de prendre à gauche la rue de Grenelle… L’air est frais. La température idéale pour réguler sa respiration dans l’enfilade des grandes artères circulatoires qui innerve la capitale à l’intérieur du plan Haussmann. Trois vitesses au guidon pour adapter son rythme de pédalage aux quelques dénivelés naturels, comme cette légère bosse à sauter sur les pavés avant de croiser le Bd Haussmann et continuer la descente vers l’av. Franklin D. Roosevelt. Le trafic s’est éclairci depuis l’intersection avec la rue du faubourg St Honoré, le voisinage du palais d l’Elysée ou de Matignon et maintenant le théâtre de Marigny proche duquel le Britannique Bradley Wiggins avait levé les bras ce 22 juillet à l’issue de la 20e étape du Tour de France 2012. La partie de vitesse se poursuit droit devant, sous la scène du Rond Point et la façade de la Galerie Nationale. Une enfilade de constructions 19e, dans le jeu délectable d’une tentative de berner tous les calculs de probabilité, le pronostic le plus évident d’un beau billet d’excuses à l’arrivée. La traversée de la Seine par le pont des invalides (la limite du 8e et du 7e arrondissement d’où l’on a la plus formidable des perspectives sur le pont Alexandre III). Je souffle un moment sous le feu de la maison Petrossian™ à l’angle du Bd. De la Tour Maubourg et de la rue de l’Université. Une longue ligne droite maintenant jusqu’au Quai Branly après cette course dans le trafic saturé et la grande histoire de l’architecture parisienne sur un engin lourd comme un bus de touristes et aux pneus durs comme le roc d’un calvaire. Mais on est loin de la rue des Martyrs, alors que je fonce à l’air libre et pendant qu’en dessous, les voyageurs suffoquent dans les rames bondées de la ligne C. Je file sur mon Vélib’, ma sacoche de voyage croisée sur l’épaule. Un modèle de besace parfaitement étanche et le strict nécessaire à l’intérieur pour rester libre de mes mouvements. Un peu d’eau, une chemise de rechange pliée dans un simple tee-shirt ; Un bouquin de poche (celui d’Amir Gutfreund ce jour-là), un cahier pour écrire, un téléphone portable, quelques euros en liquide et une carte de crédit. Tout l’art de voyager léger dont il faut apprendre à retenir la leçon. L’exigence du poids réduit à sa simple expression comme principale clause du plaisir dans la politique habile et dégourdie du déplacement en ville. L’économie du superflu pour s’entrecroiser sans gaspillage avec les yeux des gens.
La bête et ses deux membres circulaires croisent l’alignement du pont de l’Alma, de l’Av. George V et très loin au bout le Fouquet’s, alors qu’un coursier m’attaque à l’Américaine… Un de ces pignons fixes qui pointe facilement à 50KM/H en parallèle de l’avenue de New-York. Le pistard finit par se jouer de mon bourrin en cravachant sa monture comme un dingue avant de taper dans la direction de Montparnasse. Un sportif de Grand Prix. Celui là cavale sûrement vers Vincennes. Une première catégorie qui prépare son dernier week-end de PMU. J’halète littéralement en contre-plongée de la vieille dame de fer qui sert de décor grandiose à ma petite séance de récupération obligatoire. L’avenue Gustave Eiffel où des milliers de touristes écrasent déjà la pelouse du Champ-de-Mars. Des dizaines de cars remplis de visiteurs chinois, japonais ou indiens qui ne verront pas de mal non plus a ce que j’élimine mon adrénaline dans ce sens interdit. J’ai repris mon élan dépassant la rue Edgar Faure, celle de l’allée Marguerite Yourcenar sur le grand développement ; vise les derniers encombrements de la Motte-Piquet, louvoie entre dix camionnettes, onze poussettes, deux side-cars, trois playmates, cinq vieilles dames, un bodybulder et huit chiens. Un coup de danseuse pour me jeter dans La rue de Lourmel du nom de ce valeureux général d’armée tué à la bataille d’Inkermann et en l’hommage duquel son nom fut donné à un village de l’Algérie Française (son Franprix, sa laverie automatique, son magasin de plomberie, sa boutique de fringues d’occase de grandes marques, sa concession BMW…) Une course poursuite entre les commerces pour rattraper la silhouette d’un jeune cadre en costume et sa machine électrique dont je compte bien prendre la roue avant le grand sprint final de la rue Linois. L’athlète du progrès économique accélère tant qu’il peut, tourne la poignée de gaz à fond dans le sens d’une augmentation sauvage des taux d’intérêts. La technique bien rodée des profits rapides en gardant la tête dans le guidon. J’embraye tout debout sur les pédales dans le sillage de mon conseiller bancaire qui matte ma capacité de remboursement dans son rétro, mais le jeune spéculateur n’est pas un spécialiste du crédit facile et rompt d’un coup tout espoir de négociation entre nous, flinguant notre belle affaire à peine commencée par un coup de guidon à droite et un coup de frein sec pile au moment de tourner dans la rue des Entrepreneurs, juste sous l’enseigne d’un courtier en produits financiers dédiés à la protection. Un assureur, j’aurais dû me méfier !… Des pigeons rabougris et cagneux couvent la seule place libre de la station Emeriau où je raccroche ma bécane à son bercail provisoire. À ma montre, à peine vingt cinq minutes se sont écoulées depuis la mairie de Clichy. Je reboutonne ma chemise, rajuste mon sac Rapha™ sur mon blouson et termine à pied les cinquante mètres qu’il me reste à faire pour rejoindre le lieu de mon rendez-vous. Quelques secondes de retour au calme nécessaires pour évacuer toute la tension accumulée au cours de cette traversée de Paris un peu vive.
Il bruine à peine ce jeudi à quelques hectomètres de la Maison de la radio. Un rendez-vous de boulot vite expédié en pensant déjà à mon prochain parcours à bicyclette. Un grand tour par les quais de Seine à l’allure d’une promenade touristique pour rejoindre le quartier St Michel quasi exclusivement sur un itinéraire aménagé. Depuis plusieurs mois, la capitale s’équipe peu à peu d’un réseau de « lignes cyclables ». Une dizaine d’itinéraires regroupant différents types d’aménagements sécurisés (pistes et bandes cyclables, couloirs de bus, trottoirs…) qui permettent de traverser la ville de part en part sur le modèle des lignes de transports en commun. Une ballade de dingue pour rejoindre le Zouave du pont de l’Alma et jusqu’à la cour du Commerce St André, en passant par les jardins des Tuileries, puis un léger détour par la Comédie Française pour contourner le palais du Louvre et remonter la rue de Seine avant la rue de Buci en sens inverse. Un coup de vélib’ en écoutant un peu de R&b à fond sous un casque jaune fluo pour faire chier les bagnoles toutes peintes de la même couleur noire. Une journée excitante à 1 euro 70 dans le trafic parisien au lieu de continuer de m’abimer les oreilles à force d’écouter Joe Dassin.
Jean-Luc Gantner