Ma famille est tellement variée que j’ai oublié de vous en présenter un des membres importants, et non des moindres.
Au début du siècle dernier mon arrière-grand-mère était, avec Sarah Bernardht, la plus grande comédienne de son temps.
Elle s’appelait Réjane. A une époque où sur la scène, les acteurs déclamaient de manière emphatique les grands classiques de la tragédie, Réjane, née du côté de la porte Saint Martin ne reniera jamais ses origines, apportant au théâtre populaire ses lettres de noblesse en gardant cet accent faubourien qui deviendra son style.
Réjane (collection privée Jean-Marie Périer)
Son père, un ancien comédien dirigera plus tard le théâtre de l’ambigu, pendant que sa femme Alphonsine s’occupera de la caisse. C’est ainsi que petite fille, elle découvrira sa vocation en passant sa jeunesse dans les coulisses à imiter les acteurs aux heures où les enfants s’endorment.
En 1872, elle a quinze ans, et elle entre naturellement au conservatoire d’art dramatique de Paris. En fin d’année elle obtient le second prix d’interprétation et c’est à partir de là que la petite Gabrielle Reju devient la grande Réjane.
Lorsqu’il la rencontre, Paul Porel est le directeur du théâtre du Vaudeville, certainement l’établissement le plus prestigieux de Paris, c’est donc un homme puissant qui s’éprend de cette femme aussi belle qu’insolente. Il a quinze ans de plus qu’elle et il va lui vouer sa vie.
Ils deviendront bientôt un couple très en vue des soirées parisiennes.
A partir de là, Réjane va enchaîner les pièces. De « Georgette Lemeunier » à « Zaza », en passant par « La maison de poupée » d’Ibsen, elle interprètera enfin son plus grand succès, « Madame Sans gêne », la pièce de Victorien Sardou (aucun lien avec Michel, celui qui épousera ma sœur Anne-Marie, si ce n’est le talent). Ce rôle d’une femme du peuple est très nouveau dans l’univers du théâtre, et le fait qu’une pièce soit centrée sur un personnage de ce genre a pour effet de déclencher la fureur des conservateurs de l’époque, lesquels iront jusqu’à provoquer une interpellation à la Chambre. Prouvant ainsi que les hommes politiques n’étaient guère plus sérieux qu’aujourd’hui.
Réjane va désormais jouer sur les scènes du monde entier.
Il est étrange de penser qu’au début du vingtième siècle, alors qu’il n’y avait ni téléphone, ni internet, où qu’elle aille, outre-atlantique, en Russie, en Grèce ou en Italie, partout elle faisait salle comble.
Au moment de l’affaire Dreyfus, Réjane et Paul Porel entraîneront la moitié de Paris à leur suite dans la défense du malheureux capitaine. C’est ainsi que Marcel Proust deviendra l’ami de la grande comédienne, du reste il habitera chez elle dans les heures difficiles.
En ces temps-là, les défilés des grands couturiers n’existaient pas, c’est en choisissant les robes pour incarner leurs rôles que les actrices lançaient les modes.
Réjane avait pour habitude d’aller faire ses courses dans son petit cab, une élégante carriole à deux places tirée par les deux mules que lui avait offert le roi du Portugal.
Cette voiture était désormais très connue sur la terre battue des Champs Elysées car Réjane faisait mettre sous le harnais de ses deux mules des bouquets de violettes à la hauteur de l’oreille.
Aussi, lorsque, passant devant l’Elysées, elle croisait la voiture du président Emile Loubet, celui-ci ne manquait jamais de lever son chapeau pour la saluer au passage. Il arrivait qu’elle ne fût même pas dedans, c’est donc amusant de penser que le Président saluait parfois des mules.
Après un divorce d’avec son mentor et un dernier amour pour un jeune italien, Réjane ne cessera de parcourir le monde en soulevant l’enthousiasme des foules. Comme Sarah Bernhardt, Coquelin ainé ou Caruso elle restera un de ces monstres sacrés que l’on visite comme un grand monument.
Puis elle ira finir sa vie entre Venise et Paris afin de faire cadeau de ses derniers sourires à l’enfant de son fils, sa petite fille, ma mère Jacqueline Porel.
Et puis un jour viendra la fin qui verra Marcel Proust se pencher une dernière fois sur le corps de Réjane.
Ainsi le premier des écrivains du 20ème siècle dira adieu à la dernière des comédiennes du 19ème.
Je réalise une fois de plus en écrivant cette chronique combien il est agréable d’avoir la chance d’être fier de sa famille.
Jean-Marie Périer