« Il faut des monuments aux hommes » a écrit Victor Hugo « autrement où serait la différence entre la ville et la fourmilière. » Voilà l’idée, l’allégorie qui commande à la peine, règle l’effort consenti mètre après mètre, sur la route qui s’élève vers le ciel provençal à une redoutable moyenne de 10%. Une ligne parfaite, un tracé mythique sur le dos d’un géant. « Un monument », malgré sa hauteur modeste pour un pilote d’aérostat, son statut de simple renflement pour un alpiniste. « 1912M » Le Mont Ventoux, point culminant du massif des Baronnies, toit de la région de Provence, légende parmi toutes des grandes ascensions dans la matière des épreuves cyclistes de classe internationale. Un kilomètre et demi de dénivelé positif d’un seul « événement », d’une seule forme compacte, absurde pour toute autre discussion de géographie. Une erreur « philosophique », selon le principe du grand appareillage naturellement préférable de la ligne droite, de cette science idéale du chemin le plus court… Voilà l’institution, la cathédrale de l’escalade cycliste plantée dans ses baumes comme une relique dans son cœur d’église. Le Mont Ventoux et sa tête de centenaire, son caillou blanc vissé sur son amas visible depuis Cavaillon, Carpentras, ou Montélimar ; ce crâne de héros érodé. À regarder le tableau en été dans l’éloignement de la vallée du Rhône, la proéminence baignée de lumière affable exhibe un fondu d’aquarelle bleu de saule et vert fané comme une peinture assez fourbe d’arrière-plan, un simple décor… pour épauler, soutenir une nuée insolite, une tumeur blanche, une enflure argentée, l’authentique sujet pourtant, d’une bosse de calcaire infernale. La véritable entreprise se déroule sur le versant méridional. Une pente boisée, douce à la vue et paradoxalement la route la plus raide. La D974 (dite de l’observatoire) s’attaque par le jaune sec et le bleu mauve, le vert basilic et les brume bleue, le brun miel de la terre craquelée sous des pieds alignés de Grenache, de Chardonnay, de Merlot… un lavis propagé entre les combinaisons de toits de tuiles roses et ocrées.
À VENDRE : SELLE TOUTE NEUVE, JAMAIS SERVIE !!!…
La première navigation se fait à vue, à partir des derniers platanes et les premiers traits de garrigue conduisant au virage de Saint Estève. « L’œuvre » d’un « Ventoux » prend corps à ce point, passé de 500 mètres d’altitude et à près de 1400 mètres du sommet. L’ouvrage… construit pièce par pièce depuis Malaucène, Vaison-la-romaine ou plus loin pourquoi pas Nyons ou Visan… au choix de la dérive… ou à la logique des circonstances. Les premiers plis du colosse s’appréhendent dans les contrastes des rosées matinales et juste avant qu’elles n’expirent dans les volutes de chaleur étouffante. Oui, comme l’alpiniste franchit les premiers degrés dans ses propres reliefs intérieurs au jour naissant. Le résultat d’une longue préparation, le bilan de plusieurs mois d’entraînement rigoureux, et ce pour ne rien concéder de cette aliénation nécessaire au résultat escompté. Point d’espoir à ce jeu pour l’orgueilleux, le vaniteux… il s’agit ici de ne rien attendre d’une quelconque suffisance étalée en système pour garantir ses privilèges. Non, point d’usurpateur invité à prospérer en cette maison naturelle de la vertu. C’est d’ailleurs là la belle affaire d’un jeu où le hasard ne tient aucun rôle ; ni le hasard, ni la combine, et ni l’étage social d’où certains préféreraient s’élancer… non, mais seulement cette vertu d’humilité ou cette aptitude à l’abnégation.
C’est donc dans ce type d’état d’esprit qu’il faut préférer partir à l’assaut de cette diablerie géographique, l’orchestre d’un Tour de France™ comme une petite musique de fond, pour accompagner les premiers tours de roues dans l’engrenage d’une simple compétition avec soi-même. Oui, la rencontre, le match, le plus noble qu’il soit. 21 KM de montée et dans un des pourcentages les plus sévères qu’il puisse se trouver sur une distance aussi importante. 1610 mètres au total depuis Bédouin (voilà pour la chose chiffrée ; voilà pour la comptabilité !)
À L’ENDROIT DU COL DES TEMPÊTES 1848M
Une escalade à réaliser au rythme, au « tempo » (lorsque je vous parlais d’une musique d’orchestre…) Pour les spécialistes : disons un 39/25. C’est-à-dire de quoi réussir à tourner un peu les jambes au lieu de rester collé au bitume dans une confrontation sans issue. Une bataille terrible entre soi et la chose déroutante du vide qui vous tire franchement vers le bas. Cet effet de treuil inversé, le corollaire maudit de quelques lois naturelles infernales conviées à la fête. Nous voilà donc à pied d’œuvre, à destination de la lutte mythique ; sur le point du grand concours déclenché contre votre propre masse, votre seule inertie. Une lutte à la régulière entre les effets de la pesanteur générale et votre propre ego. Voilà l’intrigue, l’objet de la cabale. Un dernier virage en pleine lumière sur l’adret et dans l’odeur de thym, avant d’entamer le décor de pins d’Alep, celui des chênes verts, des cèdres, de l’aubépine et du genévrier ; là où la pente se durcit. Une course sous voûte d’environ 10 KM depuis Saint-Estève jusqu’au lieu-dit du chalet Reynard. Une forêt enchantée forcée d’un long ruban noir criblé de machines de toutes sortes et pilotées par des aventuriers de toute acabit. Pris d’en haut, depuis l’angle parfait du surplomb, l’ensemble dessinerait une armée de fourmis rangées en colonne ; le strict effet géométrique du cortège ou de la procession. (Où j’évoquais cette « ville » convoquée par Victor Hugo, et cette « fourmilière… » qu’il mentionnait, par opposition !) L’idée qu’un effort de cette sorte, consenti par l’homme social et tout à fait émancipé, rapprocherait là son statut de celui de la bête qui sommeille encore en lui. Au détail près peut-être, que l’animal ne connaît pas d’effort gratuit, ni cette délectation du jeu qui consiste à se dépasser soi-même à l’aune un peu folle de nos passions passagères. Mais voilà que je m’égare en chemin de ce toit provençal dont je vous avais promis le calvaire jusqu’à son faîte. Ce chalet Reynard, donc ! Où j’arrive enfin. L’odieuse architecture touristique comme il en est mille, répandues sur les flancs alpins où les rives balnéaires modernisées… L’endroit d’un virage assez large en forme de parking d’aspect vraiment grossier, où la pente et pour la première fois depuis l’attaque, s’abaisse prudemment sur une centaine de mètres avant la rampe finale. Gradin scélérat du théâtre de souffrance qui s’ouvre dorénavant dans l’air vif et raréfié des altitudes alpines. 6 kilomètres encore, L’attraction terminale dans le pire des décors lunaire.
LE COL DES TEMPÊTES, PROCHE DU SOMMET DU MONT VENTOUX 1848M
Une écharpe de bitume coule, bien visible sur l’épaule sélénite de la montagne chauve. Un dernier escarpement dessiné dans la pierre nue de l’étage sommital. Voilà l’ultime combat, une pente « héroïque », le fameux « monument » à son comble, 1000 mètres au-dessus de ses larges fondations « mistraliennes ». Je dis ça pour l’accent bien sûr, le trait de caractère du célèbre paysage, mais surtout pour le vent, l’air en rafales, le blizzard qui joue dés lors à flinguer les corps éreintés, arc-boutés sur leur engin de miséricorde. Un mistral dont on dit qu’il peut souffler quelquefois jusqu’à interdire catégoriquement l’accès au sommet. 500 mètres encore… sur une échelle verticale qui en compte moitié plus mitraillant les mollets et les cuisses. Une succession de lignes droites à 7 ou 8% aux difficultés progressives, coupées de quelques virages définitifs resserrés au-dessus du vide jusqu’à l’endroit de la stèle dédiée au coureur britannique Tom Simpson, mort juste sous le col des Tempêtes lors du Tour 1967. Une tragédie. Les premiers mouvements de lèvres de travers dans la grande presse à propos de la professionnalisation du sport à outrance et puis plus rien. Ou si peu ! Le silence consenti juste après, l’omerta. Le suicide inavoué de plusieurs générations d’athlètes de haut niveau, méthodiquement conditionnés à garantir la pérennité du spectacle à dessein de son économie légitime dont ils profiteront finalement si peu eux-mêmes en comparaison d’autres rouages sans scrupule. J’entends maintenant la cloche sonner l’ultime épingle après tout juste 1 heure et 45 minutes d’effort de réflexion. Un mur, sous la tour émettrice et son allure de totem extravagant dressé à la mémoire des Merckx, Virenque, Bernard ou Pantani… L’histoire se fige, la messe est dite ; le temps, arrêté dans le geste solennel d’un ultime coup de pédale sur la pointe des pieds pour ne rien déranger de l’occupation commerciale ambulante. L’instant de souffler, de reprendre conscience, de dissiper la fièvre du succès dans l’ombre de l’obélisque de style quasi Bauhaus qu’une simple antenne de télévision surmonte sous l’apparence d’un tuyau d’échappement dressé, rouge, vers l’empyrée. Le « monument » ridicule, d’une fusée bandée au sommet, comme parabole peut-être d’un certain degré d’ambition virile déplacée.
L’ÉMETTEUR DU MONT VENTOUX (DEPUIS LE VERSANT SUD)
Un piédestal. Et pour reprendre le grand homme de lettres et des « choses vues » qui m’a suivi tout du long de ces 21 kilomètres d’arrogance physique et spirituelle : « Un piédestal, dit Victor Hugo, cet espace étroit et honorable, avec quatre précipices tout autour ». Après avoir fait le tour de la « statue » de béton armé construite à l’effigie de quelque procédé de communication dont je ne saurais ici vous entretenir sans évoquer l’image binaire que celle-ci m’inspire chaque jour dans des programmes superposés, il fut aussi question d’en descendre avec toutes les précautions nécessaires. Une descente menée à tombeau ouvert… —pour utiliser cette expression plutôt cocasse— mais dans l’observation de la moindre règle de la prudence et du discernement. (Et entendez une dernière fois cette relation de parenté du cyclisme avec la pratique de l’alpinisme, où de la même manière, la sagesse commande qu’il faut, de la descente surtout vous méfier). On regagne de cette façon le village de Ste Colombe, quelque part au pied du Mont et dans le rugissement de ce souvenir à l’état brut. Le détail de cerisiers mûrs, la couleur des oliviers, nuance du vert argent de l’absinthe; la perspective d’une boisson fraîche sous les ombrages du café Guintrand et d’une assiette recommandée à la table de la Colombe. Juste après quelques brasses réparatrices dans la piscine de l’hôtel La Garance. Et plus tard, la mer.
JLG