C’est devenu une tradition. Voilà 33 ans que les Journées Européennes du Patrimoine s’inscrivent dans le calendrier de la rentrée. En 2016, 12 millions de Français (120 000 à Bordeaux) ont pris d’assaut les musées, les monuments et autres édifices, anciens ou contemporains, désireux de connaitre l’envers du décor.
Pour tenter de comprendre cet engouement, l’ethnologue bordelaise Marie-Dominique Ribéreau-Gayou nous éclaire sur le sujet en 4 questions.
Comment interprétez-vous ce succès populaire ?
On peut penser que le patrimoine joue un rôle analogue à celui que représente, à l’échelon de la famille, la maison héritée des générations précédentes : fournir des repères stables quand tout bouge autour de soi…
Mais je pense que cela ne suffit pas à expliquer cet engouement. Le patrimoine, c’est aussi un miroir de nos sociétés et de l’humanité en général.
Dans ce qui se discute autour du patrimoine – les palombières, par exemple, sont-elles des objets patrimoniaux ?–, j’entends aussi des questions philosophiques fondamentales : que devons-nous conserver comme trace à la fois de notre humanité commune et de nos différences locales ? D’où venons-nous, en tant que membres d’une société et d’une culture ? Qu’est-ce qui fait que nous sommes devenus ce que nous sommes aujourd’hui ? Et là-dedans, qu’est-ce qui est commun aux 7 milliards d’êtres humains : des objets matériels, des objets culturels, des valeurs, des symboles, l’eau, l’air ? Dans ce que nous faisons aujourd’hui, qu’est-ce qui, pour les générations futures, aura suffisamment de sens pour leur servir à se sentir membres d’une seule humanité par-delà leurs différences ? Et bien d’autres questions encore.
En somme, il y a une dynamique de réflexion sur soi et sur l’humanité dans son ensemble. Et ça, c’est extrêmement intéressant : c’est quand même la première fois dans l’histoire de l’humanité que les hommes ont l’envie et les moyens techniques de débattre ensemble de ce qui a un sens, une valeur pour eux. On constate le même phénomène à propos du changement climatique.
Comment en est-on venu à parler de « patrimoine mondial » ?
A l’origine, le mot « patrimoine » désignait uniquement les biens que le père de famille transmettait à ses descendants. Aujourd’hui, mon patrimoine inclue aussi la ravissante église romane de mon village qui est un patrimoine que je partage avec le reste de l’humanité. C’est-à-dire qu’on est passé d’une idée individuelle du patrimoine à une idée collective.
La mondialisation a provoqué une modification importante du sens donné à « patrimoine ». Cette première ouverture a permis toutes les autres. En fait, depuis qu’elle s’est émancipée du cercle de la famille, la notion de patrimoine n’a pas cessé de s’élargir, de s’enrichir – ou de se diluer un peu trop selon le point de vue !–. Elle a évolué à la fois dans sa nature et géographiquement : patrimoine local/national/universel mais aussi patrimoine culturel (langues, traditions), patrimoine naturel (à toutes les échelles, du village à la stratosphère) et, tout récemment, patrimoine génétique.
Attention, quand on parle de « patrimoine génétique« , aujourd’hui on ne désigne plus seulement ce qui se manifeste dans les maladies héréditaires ou la fossette au menton que se transmettent les descendants de tel ancêtre. On ne parle pas, non plus, seulement des caractéristiques d’une population, comme le taux exceptionnellement élevé de gens du groupe sanguin O négatif chez les Basques. « Patrimoine génétique », ça désigne aussi maintenant l’ensemble des caractéristiques des plantes et des animaux qui constituent des ressources qui devraient permettre à l’humanité, entre autres, d’adapter l’agriculture et l’élevage aux besoins qu’on ne connaît pas encore.
A ce propos, il faut noter que, au cours de son évolution, l’idée de patrimoine a embarqué un certain nombre de principes et de valeurs comme celle de « devoir » (devoir de préserver pour transmettre en bon état), celle de « respect des générations futures » (plus ou moins associé au principe de précaution), celle de « bien commun » ou encore celle d' »identité ». Cette dernière idée sert parfois d’ailleurs des projets idéologiques plutôt troubles pour ne pas dire malsains !
Pour quelle raison cette notion de « patrimoine » ne cesse-t-elle de s’élargir ?
En fait, dans les sociétés occidentales, Le cheminement suit, avec un certain décalage, les évolutions sociales, techniques, scientifiques et philosophiques. Par exemple, la modification de l’importance de la famille dans la société a favorisé le glissement de l’individuel au collectif. Le développement de l’éducation grâce à l’école obligatoire, libre et gratuite annonçait l’idée de « patrimoine culturel ». Les progrès scientifiques qui montrent qu’il n’existe pas de races mais une seule et unique race humaine en même temps que le développement de la connaissance du monde, des transports, du tourisme et des outils virtuels, tout cela déroule le tapis rouge au « patrimoine universel« . La prise de conscience des problèmes environnementaux, des limites des ressources naturelles a fait le lit du « patrimoine naturel ». Les craintes suscitées par l’appauvrissement des ressources dû, notamment, à l’excès de sélection sur la faune et la flore ouvrent maintenant la porte au « patrimoine génétique ». Bref, l‘idée de patrimoine s’élargit, en fait, au fur et à mesure que notre conscience et notre connaissance du reste du monde s’enrichissent.
Il serait donc illusoire de faire « comme si » le patrimoine était une réalité objective, fixe, immuable !
Ce n’est pas la peine d’essayer de dresser une liste de ce qui est patrimoine en pensant que cette liste sera définitive, au moins pour ce qui concerne le passé et qu’il suffira de rallonger la liste avec les nouveaux patrimoines qui apparaîtront dans les siècles à venir pour définir le patrimoine. En fait, aussi surprenant que cela puisse paraître, le patrimoine nous parle moins du passé que du présent et de notre vision du futur.
En résumé, je dirais que le patrimoine ce n’est pas une réalité en soi, ferme et définitive, c’est une interprétation, toujours remise en cause. C’est un miroir, un reflet du monde et c’est pour ça que son contenu est intangible, qu’il bouge tout le temps. C’est pour ça aussi qu’il est si riche en significations, en symboles. Mais aussi en idéologies et en intentions politiques.
L’UNESCO défend le repas gastronomique français, la cuisine mexicaine ou le pain d’épices de Croatie du Nord… Certaines pratiques sociales, traditions orales et événements festifs sont désormais inscrits sur la liste du patrimoine immatériel. Pourquoi est-ce si important ?
Le patrimoine est désormais un ensemble évolutif de biens collectifs matériels et immatériels, hérités des générations précédentes. Il peut s’agir de biens appartenant à un groupe (cabanes de pêcheurs de l’estuaire de la Gironde; pratiques thérapeutico-religieuses des chamans amérindiens, etc.), ou à une nation (monuments historiques, langue, traditions, héros, etc.) ou, plus récemment, à l’humanité entière (patrimoine mondial de l’Unesco, ressources naturelles, biodiversité, etc.). On a l’impression que tout et n’importe quoi peut devenir patrimoine au gré des intérêts des nations et des groupes de pression alors que tous les objets patrimoniaux n’ont pas la même importance, c’est-à-dire pas la même valeur d’incarnation d’une identité spécifique ou de symbole. Ce n’est pas totalement faux et cela dévalorise un peu les classements.
Mais cet inventaire à la Prévert, certes un peu déroutant, ne doit pas masquer l’essentiel : dans le grand fourre-tout du patrimoine s’élabore aussi, par tâtonnements, le sentiment d’une appartenance à la même humanité, celle qui a décoré la grotte de Lascaux et fait le premier pas sur la lune. Il s’y amorce aussi, on peut l’espérer, le dessin à grands traits d’un futur partagé sinon commun.
Personnellement, j’ai l’impression d’être plus profondément citoyenne du monde depuis que les manuscrits de Tombouctou, les temples de Palmyre, la forêt amazonienne et les pandas géants sauvages de Chine font parti de mon patrimoine de française au même titre que la Tour Eiffel, la gastronomie, la laïcité, le festival d’Avignon ou le Provençal ! C’est important ça, non ?!
Marie-Dominique Ribereau-Gayon est Docteure en Anthropologie sociale et culturelle. Ses recherches portent sur l’évolution des relations à la nature, des traditions et des identités culturelles liées au territoire.
Bibliographie
Chasseurs de traditions – l’imaginaire contemporain des Landes de Gascogne, 2001, Paris, Editions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 380 p.
« La Rosière, incarnation et médiatrice d’une nouvelle ruralité », Norois, 2007/3, n°204 :53-65. Accès gratuit : https://norois.revues.org/1440
« La légitimité de la forêt des Landes de Gascogne du XIX ème siècle à la tempête de 2009 », in Tempêtes sur la forêt landaise- histoires, mémoires, 2011, Mont-de-Marsan :L’Atelier des Brisants: 165-181. https://www.lu-et-cie.fr/livre/9782846231084-tempete-sur-la-foret-landaise-histoires-memoires-collectif/
« Qu’est-ce qu’une « race animale pure » ? La fabrication de la race bovine bordelaise », avec Patricia Pellegrini, revue d’Ethnoécologie, 2014. Accès gratuit :https://ethnoecologie.revues.org/1680
« Les nouveaux jardins publics de Bordeaux- La construction d’une culture de la nature », avec Dominique Prost, in Menozzi M.-J (ed.), Les jardins dans la ville, entre nature et culture, 2014, Collection « Espaces et Territoires », Presses Universitaires de Rennes : 107-123. http://www.ecologie-humaine.eu/fr/fichiers/PubPFR_JARDINS.htm