27 Juin

Pollution de la Loue : Pourquoi la filière Comté est accusée de polluer les rivières

Saint Hippolyte 29/04/2017 Manifestation de SOS Loue et Rivières Comtoises
Sam COULON- MaxPPP

Dix ans après les mortalités de poissons dans les rivières comtoises, les scientifiques du laboratoire Chrono-environnement de l’université de Franche-Comté publient les résultats de leurs recherches.

Cette recherche universitaire menée depuis juillet 2012 met en évidence le rôle des activités humaines et en particulier celles liées à l’agriculture dans la pollution des rivières karstiques de Franche-Comté.

Le bilan de cette recherche a été établi en février 2020 à partir de données collectées de juillet 2012 à décembre 2018 et il n’a pas été encore présenté officiellement. Le collectif Loue et Rivières comtoises vient de le mettre en ligne sur son site. A la suite de cette publication, le collectif a publié une lettre ouverte aux affineurs de la zone AOP Comté, principale activité agricole sur les bassins versants des rivières karstiques du massif jurassien. La filière rétorque que le futur cahier des charges du comté prend en compte la préservation de l’environnement. Une évolution du cahier des charges qui ne va pas assez loin pour le collectif SOS Loue et pour la Confédération Paysanne. 

Avec Eric Lucot laboratoire chrono-environnement Pédologue à l’Université de Franche-Comté Pierre-Marie Badot laboratoire chrono-environnement Ecotoxicologue à l’Université de Franche-Comté Jocelyn Bolard agriculteur à Chasnans Marc Goux Collectif SOS Loue et rivières comtoises Alain Mathieu président du CIGC Comité Interprofessionnel de Gestion du Comté Reportage I.Brunnarius, L.Brocard, R.Bolard et A.Goiffon

Ce n’est pas la première fois que des chercheurs se penchent sur la Loue. Dans les années 60, la Loue n’est déjà plus dans un état optimal. Un constat mis en évidence par le célèbre professeur écologue Jean Verneaux. Déjà, à cette époque, alors que des pêcheurs venaient du monde entier pour vivre leur passion, Jean Verneaux et son équipe avaient observé des signes de dégradation continue des rivières. Les autorités avaient même été averties et des projets de recherche lancés.

Il était déjà question d’ « Eau teintée couleur « chocolat » en période de crues, de disparition de la pierre des galets, engoncés dans des algues et enrobés de particules fines, des herbes envahissantes, des espèces animales qui disparaissent, et de l’ombre qui remonte vers l’amont des rivières ».

Jusqu’en 2008, les truites et ombres de la Loue ne semblaient pas être affectés par cette dégradation mais au printemps 2009 et 2010, de fortes mortalités de salmonidés provoquent une prise de conscience. Les «ressources écologiques des rivières franc-comtoises s’appauvrissent».

PRISE DE CONSCIENCE

Une prise de conscience émerge progressivement pour se concrétiser par les Assises de la loue. En 2012, soit trois ans après les impressionnantes mortalités de salmonidés, il est convenu que la Loue est bel et bien malade malgré son « bon état écologique » selon les normes en vigueur. C’est de là qu’est exprimé la nécessité d’améliorer les connaissances de ce milieu particulier pour déterminer les causes de ces mortalités et, de fait, établir des responsabilités.

Cette recherche universitaire valide les hypothèses données quelques temps après les mortalités. Si la Loue et ses poissons se meurent, c’est en raison de multiples facteurs. Par crainte de stigmatiser les uns plus que les autres, les responsabilités de chacun ont dans un premier temps étaient diluées. C’est ce qu’a mis en évidence le sociologue-anthropologue Simon Calla dans sa thèse « Des poissons, des hommes et des rivières » soutenue en décembre 2019 à l’université de Franche-Comté. 

Finalement cette étude universitaire du laboratoire Chrono-Environnement peut être désormais un véritable outil d’aide à la décision car les responsabilités des uns et des autres sont précisées.

L’objectif est double : « identifier les causes des dysfonctionnements observés » et « proposer des actions opérationnelles de restauration de ces écosystèmes ».

IDENTIFIER, QUANTIFIER ET PROPOSER DES ACTIONS

Depuis juillet 2012, le laboratoire de Chrono-Environnement a donc entrepris un programme de recherches sur la Loue, certains de ses affluents et son bassin versant.

Une étude au long cours pilotée par Pierre-Marie Badot et François De Giorgi. Ces travaux ont été co-financés par l’Agence de l’eau RMC (50%), le conseil régional BFC (20%), le conseil départemental du Doubs (10%) et l’Université (20%).  Le montant global est d’environ 1,2 million d’euros.

Pendant plus de 7 années, la Loue se retrouve ainsi auscultée de toute part. Grâce à différents dispositifs, les informations recueillies ont pu être recoupées et ont permis d’orienter au fur et à mesure les recherches.

Les chercheurs se sont appuyés sur des inventaires de poissons mais aussi de leur nourriture, sur des analyses de la qualité des eaux, leur température et des sédiments. Ils ont aussi travaillé loin de la rivière, sur les hauteurs du bassin versant, pour comprendre comment les intrants agricoles, les rejets des stations d’épurations circulaient dans le sous-sol karstique si particulier du secteur. Un monde souterrain que l’on compare souvent à un gruyère.

50 À 80 % DE TRUITES ET D’OMBRES EN MOINS

Le nombre de truites et d’ombres a chuté de 50 à 80 % selon les secteurs. Leur nourriture, des insectes que les pêcheurs à la mouche cherchent à reproduire pour piéger les salmonidés, sont aussi en chute libre. Ces petites bêtes sont des indicateurs de la biodiversité de l’écosystème. Les larves de certaines de ces espèces se nourrissent des algues qui se développent sur les pierres qui jonchent le lit de la Loue. Des filaments verts qui étouffent la rivière.

En fait, les chercheurs de Chrono-Environnement ont établi qu’il y avait comme un  effet boule de neige, le cercle vertueux de l’écosystème en bonne santé est rompu. C’est tout un enchaînement de réactions qui aggravent les conséquences de l’impact des activités humaines. 

A partir des résultats des différentes études, les conclusions des universitaires sont claires. C’est indéniable, l’intensification des pratiques agricoles joue un rôle dans la dégradation de la santé de la Loue. Il ne s’agit pas d’un second rôle mais bien d’un rôle de premier plan. « Les excès d’azote contaminant la Loue ont essentiellement une origine agricole » peut-on lire dans le rapport remis aux collectivités et à l’Agence de l’eau.

Un des enseignements de ces travaux de recherche concerne justement la nature du sol. L’intensification des pratiques agricoles pour améliorer les rendements en retournant le sol des prairies provoquent une modification de l’équilibre chimique des eaux de la Loue.

«La fraction organique du sol (celle qui provient des êtres vivants) est très rapidement dégradée (on dit minéralisée), ce qui contribue à déstabiliser et appauvrir les sols, explique Pierre-Marie Badot. Cela se traduit aussi par la libération de carbonates à partir des particules calcaires du sol, carbonates qui passe du sol à la rivière en traversant le karst.  Et, ce processus favorise des « encroûtements calcaires » dans les rivières, qui modifient les habitats de la faune ».

Jusqu’à la publication de cette étude du laboratoire Chrono-Environnement, l’impact de ces pratiques était mal quantifié et sans doute sous-estimé .

UN EXCES D’AZOTE….

Les quantités d’effluents d’élevage épandus sur les prairies ont augmenté car la productivité du troupeau s’est améliorée : de 4000 kg/an de lait par vache en 1960 à 7000 kg/an au début des années 2000. Cela s’accompagne aussi d’un recours plus important aux engrais. Des épandages qui ne tiennent pas encore assez compte de la nature du sol. Quand il est superficiel, c’est-à-dire peu épais, ou quand la végétation, c’est à dire l’ herbe n’est pas en croissance active pendant l’automne  et l’hiver, ces intrants ne sont pas assez assimilés et se retrouvent dans la rivière. D’où le constat d’un excès d’azote dans les milieux aquatiques, qui favorisent les croissances végétales dans la rivière. « la pratique revient à fertiliser engraisser la rivière et pas la prairie » résume Pierre-Marie Badot.

Les universitaires constatent aussi des contaminations multiples par des produits phytosanitaires, des biocides et les « substances actives issues des médicaments vétérinaires ». Certaines molécules, aujourd’hui interdites, ont été retrouvées soit dans l’eau soit dans les sédiments. Des « héritages liés à des usages anciens » précise le rapport.

Là encore, les scientifiques pointent du doigt les conséquences de l’accroissement des labours et des autres travaux de la terre. Ces résidus de pesticides sont « libérés » dans l’eau ou les sédiments à la suite de réactions chimiques dues à la minéralisation des sols. « Le retournement des sols favorise leur oxygénation et la dégradation de leur matière organique, précise Pierre-Marie Badot. Or cette matière organique constitue un piège possible pour les polluants organiques persistants qui peuvent être adsorbés (collés) à sa surface. En la dégradant, on libère ainsi d’anciens polluants préalablement séquestrés au sein du sol ».

… ET BIEN D’AUTRES CHOSES

Plusieurs molécules ont été repérées à des doses plus élevées que ce que prévoit la réglementation.

On apprend que des « concentrations non négligeables » de substances comme le DDT, le lindane ou l’hexachlorobenzène ont été trouvées dans la chair et le foie de salmonidés dans la Loue et la Bienne en 2010, 2015 et 2016. De quoi freiner les velléités de certains pêcheurs qui souhaiteraient pouvoir garder leur prise. Mais pour l’instant, les parcours de la Loue sont en no-kill pour la truite fario et l’ombre commun. 

Le traitement des grumes en forêt et les usages des particuliers dans leurs jardins sont aussi responsables de ces contaminations.

Quant aux dysfonctionnements des stations d’épurations des eaux usées, ils sont à l’origine des rejets de phosphore. Des rejets qui ne sont pas aussi importants que ceux dus à l’utilisation d’azote. Ce qui est plus inquiétant est d’avoir retrouvé des résidus médicamenteux.

Les universitaires mettent également en avant le rôle néfaste des HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques). Des polluants repérés en particulier dans les sédiments et les matières en suspension. Dans ce cas, cela peut venir du goudron des routes, de la pollution de l’air ou encore d’anciennes décharges ou des sites industriels. Mais, les universitaires reconnaissent qu’ils manquent encore de données sur ce type de pollution.

Ce trop-plein d’azote, de phosphore et de carbonate nourrit trop la rivière. Les algues qui l’étouffent, raffolent de cette nourriture abondante et les scientifiques ont montré que les larves des insectes ne pouvaient plus jouer leur rôle de régulateur. Un phénomène également amplifié par les modifications physiques des cours d’eau et la destruction de la végétation en bordure de rivière. Cette dégradation peut aussi jouer un rôle dans l’augmentation de la température de l’eau de la Loue, une hausse validée par les données recueillies par les chercheurs. Rappelons que les salmonidés se portent bien dans de l’eau fraîche !

En milieu karstique, soulignent les universitaires, les cours d’eau sont fragiles.

«Cette vulnérabilité est intrinsèque, rappelle Pierre-Marie Badot. Ces milieux ne sont pas à même de supporter des teneurs élevées en nitrates et en phosphore. En milieu karstique, les transferts depuis les bassins versants (les sols) vers les cours d’eau sont très rapides . Toute modifications sur le bassin versant tend à se traduire rapidement par une modification (en règle générale un déséquilibre) au sein de la rivière. »

L’analyse des dysfonctionnements de ce type d’écosystème peut s’appliquer aux autres rivières de Franche-Comté et aussi pour tout territoire karstique.

L’intérêt de ce travail est aussi de mettre en avant les capacités de résilience et de récupération des cours d’eau en milieu karstique et de proposer des solutions pour la préserver et la renforcer.

Le laboratoire Chrono-Environnement mentionne les efforts de la profession agricole, sa prise de conscience ainsi que celle de la société. Le collectif SOS Loue et rivières comtoises a également publié les conclusions de ces recherches. Et, à la mi-juin, ses représentants ont écrit « une lettre ouverte à tous les affineurs ainsi qu’aux fromagers-affineurs de la zone AOP/AOC Comté ». Après avoir souligné le rôle de l’agriculture intensive dans la destruction des milieux aquatiques karstiques, les défenseurs des rivières alertent la filière :

« Lorsque l’on produit un fromage patrimonial et traditionnel d’exception, on se doit de s’assurer de l’excellence des pratiques du début à la fin de la chaîne de production. L’avenir du Comté passe par une politique ambitieuse de qualité tirée vers le haut, garant d’un prix justifié et des revenus pour tous ».

En dix ans, la préservation des milieux aquatiques est devenu un véritable enjeu. 

La filière comté en a pris conscience. Dans son futur cahier des charges, approuvé par les professionnels en juin 2019 et qui doit encore être validé par l’INAO, le ministère de l’Agriculture et la commission européenne, la filière met en avant ses engagements pour renforcer la protection de l’environnement. Sur leur site internet, les professionnels du Comté ont publié les mesures qu’ils ont votées pour réviser le cahier des charges du comté.

Sans respect des sols et de la biodiversité, fini le lien au terroir et la diversité des goûts. Préserver le terroir et l’environnement est un défi à long terme. Les nouvelles mesures portent sur l’amélioration de la biodiversité des prairies (minimum 5 espèces et interdiction de destruction chimique), les fourrages complémentaires (plafonnés à 20 % de la surface agricole utile), les prairies permanentes (au moins 50 % de la surface fourragère). La fertilisation a été un sujet extrêmement débattu pour aboutir à l’obligation des plans d’épandages individuels, à l’analyse obligatoire des effluents, au plafonnement à la parcelle ; aucun épandage ne sera possible avant d’avoir atteint les fameux « 200°C » (cumul des températures positives à partir du 1er janvier). Les haies ne doivent pas être taillées entre le 1er avril et le 1er août pour ne pas gêner la nidification des oiseaux.

Mais pour le collectif SOS Loue et rivières comtoises, ces mesures ne sont pas suffisantes pour que les rivières retrouvent un bon état. Marc Goux, le spécialiste de la question pour le collectif a rédigé en mai 2019 un document présentant 12 propositions pour sauver les rivières. D’après lui,  « On ne sauvera pas les rivières si on ne sauve pas le comté ». Sauver le comté, pour Marc Goux, c’est assurer une cohérence entre l’image de la première AOP de France et la réalité du terrain. Pour le collectif , la clé de l’équilibre entre économie et environnement est une autonomie fourragère des exploitations à 95%. Tout part de là. Le CIGC préconise lui 70%. En adaptant son troupeau à ce que peut donner ses surfaces agricoles, sans avoir a acheté de l’alimentation en dehors de la zone AOP, l’exploitant ne surchargera plus le sol karstique en intrant. Autre proposition phare, le passage en agriculture bio de toute la filière.

La Confédération Paysanne, syndicat minoritaire mais impliqué au sein de la filière, souhaite aussi une évolution de la filière vers une meilleure prise en compte de l’environnement. Le syndicat  propose de limiter la taille des exploitations à 230 000 litres par actif de lait produits par an et 150 000 litres pour les actifs suivants avec un maximum de 6 actifs. Soit 980 000 litres de lait maximum pour une exploitation. Le cahier des charges a finalement retenu une production maximale par exploitation de 1.2 millions de litres par an. La Confédération Paysanne s’est abstenue lors du vote de juin 2019.

On le voit, les curseurs des uns et des autres sont encore loin de converger même si tous vont dans la même direction. L’étude du laboratoire de Chrono-environnement livre une analyse et un état des lieux indispensables pour entamer le dialogue et préciser les responsabilités de chacun. De nouvelles études sont en cours avec le BRGM (Bureau de Recherches Géologiques et Minières), la chambre d’Agriculture et l’Epage Haut-Doubs Haute-Loue. Les résultats de ce second volet du programme Quarstic sont très attendus. Ils devraient permettre de déterminer les « flux admissibles » pour réellement préserver les rivières.

Isabelle Brunnarius
isabelle.brunnarius(a)francetv.fr