29 Juin

« Courbet-Picasso, révolutions », une exposition inédite au musée Courbet d’Ornans

G.Courbet. Les Demoiselles des bords de la Seine 1857©Paris Musée/Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Petit Palais

Gustave Courbet et Pablo Picasso sont réunis au musée Courbet d’Ornans dans le Doubs du 1er juillet au 18 octobre 2021. Pour la première fois, une exposition est entièrement consacrée aux liens entre Courbet et Picasso, deux peintres qui ont révolutionné l’histoire de l’art.

Égocentriques, engagés, provocateurs, pourfendeurs de l’académisme… Entre Gustave Courbet et Pablo Picasso, les connivences tournent à l’évidence. « Picasso a tout de suite considéré que Courbet était l’artiste majeur qui avait révolutionné le XIXe siècle comme lui, il en était tout à fait conscient, avait révolutionné le XXe siècle. » affirme en préambule Thierry Savatier, historien d’art, commissaire scientifique de l’exposition Courbet-Picasso, révolutions !


Reportage tourné avec Laurent Brocard, Hugo Leduc et Stéphanie Chevallier avec les interviews de Thierry Savatier, historien de l’art et commissaire scientifique de l’exposition et Benjamin Foudral, directeur et conservateur du musée et pôle Courbet

Quand Pablo Picasso naît en Espagne en 1881, Gustave Courbet est déjà mort depuis quatre ans. C’est en arrivant à Paris pour l’exposition universelle de 1900 que le jeune peintre regarde, en vrai, la peinture du maître d’Ornans. Les tableaux Une Vague et Bonjour Monsieur Courbet étaient exposés pour cette exposition. Tout au long de sa vie « Picasso dialogue avec Courbet, de peintre à peintre » écrivent Frédérique Thomas-Maurin et Benjamin Foudral, conservateurs du musée Courbet d’Ornans, dans le catalogue édité à l’occasion par Lienart éditions.

De peintre à peintre

« Ce sont nous, les peintres, les vrais héritiers, ceux qui continuent à peindre. Nous sommes les héritiers de Rembrandt, Vélasquez, Cézanne, Matisse. Un peintre a toujours un père et une mère, il ne sort pas du néant… » reconnaît Picasso qui contrairement à Courbet, revendique clairement son statut d’héritier.

« Picasso invente une nouvelle écriture picturale fondée sur la liberté, mais surtout sur la revendication de ses pères, ou parfois leur meurtre, tant elle repose sur une digestion picturale que beaucoup ont décrite comme un « cannibalisme pictural » »  détaillent les conservateurs.

Courbet, plus ambivalent, «avoue à demi-mot que la tradition picturale et le rapport qu’il entretient avec les maîtres anciens ne sont pas étrangers à sa démarche créatrice. Fils revendiqué de la nature, Courbet se présente aussi comme un fils émancipé de la tradition » décryptent les conservateurs.

P.Picasso. Les Demoiselles des bords de la Seine (d’après Courbet), 1950 @Kunstmuseum Basel, Martin P.Bühler.@Succession Picasso, 2021

Dans les années 1950, Picasso veut se confronter frontalement aux chefs-d’œuvre anciens. Il ne se contente pas de les regarder, « il les déconstruit, les réécrit ». L’artiste peint 58 toiles autour des Ménines de Vélasquez, 27 autour du Déjeuner sur l’herbe de Manet. Et pour commencer cette période de réinterprétation d’icônes de l’histoire de l’art, il choisit un tableau bien précis de Gustave Courbet : Les Demoiselles des bords de la Seine. Picasso ne livrera qu’une version de son interprétation. Et voilà, le temps d’un été, les deux œuvres côte à côte.

Déconstruire et réécrire

Il faut changer de prisme sociétal pour comprendre ce choix qui n’a rien d’anodin. Faire basculer notre regard jusqu’aux conventions du XIXe siècle. A l’époque, Courbet choque le bourgeois. Peinte en 1857, Il ne s’agit pas d’une simple sieste au bord de l’eau… Trente ans avant les Impressionnistes, Courbet fait prendre la pose à des femmes, en plein air, allongées.

Thierry Savatier nous les décrit avec délectation : « Ce sont deux lorettes, des semi-prostituées. La première est en sous-vêtements, elle a jeté à la hâte son chapeau fleuri au pied d’un arbre. Elles portent des bijoux trop voyants. L’une est blonde, l’autre brune. Courbet obéit au cliché du couple lesbien tel que la littérature de l’époque le décrivait ; mais, en plaçant dans la barque un chapeau masculin, il suggérait aussi la présence d’un homme, multipliant, aux yeux du regardeur, les possibles en matière de pratiques sexuelles. La critique, qui comprit immédiatement le caractère subversif du tableau, cria à la provocation ».

Picasso ressert le cadrage, conserve la barque mais supprime le chapeau. Les corps se rapprochent à la manière d’un autre tableau baudelairien de Courbet : Le Sommeil. « Pour son tableau, Picasso choisit une écriture fondée sur les entrelacs et les cloisonnements, à la manière des vitraux. Corps, robes, détails et espaces se trouvent ainsi fragmentés et soulignés ».

Hors des cadres

Les amis communistes de Pablo Picasso n’ont guère apprécié le choix de cette toile sulfureuse du maître du réalisme. Pour le poète Louis Aragon et le PCF (Parti Communiste Français), Courbet est le « meilleur représentant du réalisme socialiste ». Réinterpréter Les Casseurs de Pierre (1849) auraient tellement plus dans la ligne du Parti … Ni Courbet, ni Picasso ne rentrent dans des cases. « Courbet et Picasso ont été réduits, un  peu injustement, à leur révolution esthétique, le Réalisme pour Courbet et le Cubisme pour Picasso, alors que tout au long de leur carrière, de leur vie, ils vont chercher constamment. Ce sont des peintres qui vont révolutionner la peinture mais pas uniquement dans un style précis et c’est cela aussi que l’on veut montrer dans cette exposition » explique Benjamin Foudral.

G.Courbet.La Bohémienne et ses enfants vers 1853-54 huile sur toirle191,5×165,5cm Hong Kong , Kamsen Lau. @Tous droits réservés.

Courbet comme Picasso sont des hommes de gauche. Cette exposition au musée d’Ornans nous montre combien ils étaient sensibles à la misère. L’occasion rare de voir la toile de Courbet, peinte en 1853-54, intitulée La bohémienne et ses enfants. En s’adressant à Proud’hon, Courbet affirme « la société doit être disposée de telle sorte qu’un homme ne puisse être humilié par la charité et ne puisse mourir de faim ». Suspendue à la cimaise juste en face, une lithographie d’après un pastel de Picasso, Mère et enfant au fichu (1903) . C’est la « période bleue » de Picasso, celle pendant laquelle le peintre vit presque sans ressources à Paris. Deux œuvres appartenant à des collections privées et rarement visibles.

Contre l’autorité et l’académisme

Courbet affirme haut et fort son aversion envers Napoléon III, Picasso adhère au PCF et affiche son opposition à une autre figure politique autoritaire : le général Franco. Les deux artistes s’engagent : Courbet lors de la Commune de Paris (1871), Picasso pendant la guerre civile d’Espagne (1936-1939). Ils ont été entourés d’amis, hommes de lettres, penseurs, comme Proudhon ou Aragon avec lesquels les relations ont été complexes.

« Leur art n’est pas doctrinal, explique Benjamin Foudral. Eux, ce qui les intéressait avant tout, c’est de trouver des thématiques qui leur permettaient de révolutionner picturalement et formellement à la fois la peinture ou même les dessins. Effectivement leurs amis ont des attentes qui les dépassent un peu. Proudhon pour Courbet, Aragon pour Picasso vont vouloir récupérer leur peinture au service d’une idéologie sociale et politique. On sent une résistance des artistes et une volonté de s’affranchir de cette récupération. Ils montrent qu’ils sont des artistes et des peintres avant toute chose ».

Picasso sidéré devant L’origine du Monde

Le corps des femmes est l’inspiration par excellence de leurs révolutions picturales. « Lorsque le peintre espagnol affirme que, pour être réussis, une nature morte aux poireaux « doit sentir le poireau » et qu’un nu doit « sentir sous les bras », il avoue que sa démarche tend vers le réalisme » détaille Thierry Savatier. Une salle entière de l’exposition du musée d’Ornans est consacrée à la représentation du corps de la femme. Là encore, Picasso et Courbet transgressent les codes de leurs époques.

 

Gustave Courbet. Femme nue couchée. 1862. Musée d’Orsay.

 

Le compagnonnage entre les deux artistes s’est prolongé au-delà de la réinterprétation des Demoiselles des bords de la Seine. Entre 1954 et 1955, Picasso a découvert L’origine du Monde (1866) chez le psychanalyste Jacques Lacan.  A ce moment-là, seul un cercle restreint de personnalités peuvent voir ce tableau dissimulé derrière un cache peint par André Masson. « Il semble qu’il ait été extrêmement  marqué par ce tableau, raconte Thierry Savatier. A partir des années 59 et jusqu’à la fin de sa vie, il va représenter le sexe féminin de manière explicite, ce qui n’était pas vraiment le cas dans sa peinture précédente, dans des cadrages qui rappelle parfois celui de L’origine du monde. Picasso a été sidéré par le cadrage, la représentation, de ce qu’avait fait Courbet et de ce que lui-même n’avait jamais osé faire. Picasso avait là, devant lui, le point ultime du réalisme qu’était L’origine du Monde. Après une phase de digestion de sa découverte, on voit très bien qu’à partir de 1959, il restitue toute l’émotion qu’il a dû ressentir en regardant ce tableau chez Lacan ».

Reproduction du tableau de G.Courbet L’origine du Monde avec la reproduction du cache d’André Masson. musée Courbet d’Ornans

C’est l’une des forces de cette exposition au thème inédit. Jusqu’à présent, les relations entre les deux maîtres n’avaient pas été approfondies.

« Dans les derniers jours de sa vie, m’a raconté Roland Dumas, son avocat et ami, poursuit Thierry Savatier, coauteur du livre d’entretien avec Roland Dumas « Picasso, ce volcan jamais éteint ». Picasso ne dessinait plus que des sexes féminins, de toutes dimensions. Une soixantaine de dessins que Roland Dumas a vu. C’est Jacqueline Picasso, la veuve du peintre, qui a décidé de les détruire. Elle considérait que ce n’était pas représentatif de l’œuvre de Picasso ».

Artistes, à la vie, à la mort

Picasso comme Courbet  avaient conscience de leur singularité. Deux autoportraits de jeunesse accueillent le visiteur. Avec cette citation qui éclaire toute une vie. « Quand j’étais enfant, ma mère me disait : « Si tu deviens soldat, tu seras général. Si tu deviens moine, tu finiras pape ». J’ai voulu être peintre et je suis devenu Picasso ! »

Courbet est mort loin de sa famille et de sa vallée, en exil en Suisse. Lui aussi, a réalisé les injonctions familiales. « Crie fort et marche droit » lui disait son grand-père. Arrivé à Paris en 1839, il a à peine 20 ans, et très vite il affirme vouloir se faire un nom « Il faut que l’an qui vient je fasse un grand tableau qui me fasse connaître sous mon vrai jour, car je veux tout ou rien » écrit-il à ses parents en 1845.

En cherchant à comprendre comment Picasso a regardé Courbet, Thierry Savatier, Benjamin Foudral et Frédérique Thomas-Maurin donnent des clés pour prendre conscience de la place prépondérante de Gustave Courbet dans l’histoire de l’art. Un décryptage entrepris avec les expositions-dialogues proposées aux visiteurs du musée depuis une dizaine d’années. Tout ce travail au long cours démontre « combien Courbet a été ce père revendiqué par tant d’artistes, que ce soit les impressionnistes, Cézanne, Hodler ou Yan-Pei Ming ». Non seulement Gustave Courbet invente le Réalisme  mais, surtout, il ouvre la voie de l’art moderne. Avec Courbet, la transgression devient l’origine de la création.

Isabelle Brunnarius
isabelle.brunnarius(a)francetv.fr