Présenté en sélection officielle du Poitiers Film Festival, « To Each Your Sarah » (« A chacun sa Sarah ») du réalisateur sud-coréen Deokgeun Kim raconte l’histoire d’une femme en plein échec personnel et professionnel, contrainte de retourner dans son village natal où vit toujours sa soeur. Ce drame est l’une des révélations de l’édition 2019.
L’actrice Mi-ne Oh, dans la rôle de Sarah. (« To Each Your Sarah » réalisé par Deokgeun Kim)
C’est l’une des joies de suivre le Poitiers Film Festival chaque année : découvrir des pépites cinématographiques du monde entier par des réalisateurs encore ou sur le point de terminer leurs études en école de cinéma. « To Each Your Sarah » du réalisateur sud-coréen Deokgeun Kim entre dans cette catégorie. En apparence, un film sur le déclassement social, il se révèle un drame personnel puissant sur les cruels tournants de la vie.
La bande-annonce, à découvrir, ci-dessous :
Jeong-Ja, interprétée par l’actrice Mi-ne Ho – prodigieuse dans ce rôle -, est de retour dans son village natal où réside toujours sa soeur. Par son intermédiaire, elle trouve un travail dans une triperie industrielle, un travail à la chaîne réservé aux femmes chargées de nettoyer des intestins d’animaux. Mais Jeong-Ja a un secret : avant son retour précipité de Séoul, elle se faisait appeler Sarah. Sarah, un prénom plus sophistiqué que le sien, associé à la vie campagnarde sud-coréenne.
Si le film semble tout d’abord se situer sur le terrain social (une femme quitte Séoul où elle vient de faire faillite et où son mari la trompe pour retourner sans le sou dans sa campagne natale), il se révèle avant tout l’histoire d’une femme confrontée à ses rêves contrariés par les années. Dans cette triperie où l’odeur des intestins la révulse, Jeong-Ja devient la risée des autres femmes, loin d’être dupes et, prend sur elle.
L’histoire d’une génération
Deokgeun Kim livre ainsi un très réussi portrait de femme, entre colère et trahison, cruauté et espoir. Le jeune réalisateur issu de la KNUA (Korean National University of Arts) dresse le portrait d’une génération.
« C’est la génération de mes parents », explique Deokgeun Kim, à quelques heures de la remise des prix. « Ils ont couru après le succès : une bonne situation, la réussite économique. Et puis, 30 ans plus tard, un certain nombre d’entre eux ont en fait échoué, lâchés par le capitalisme. »
Le cinéma est le meilleur moyen de comprendre l’être humain (Deokgeun Kim)
Assis sur un canapé de l’espace professionnel du Poitiers Film festival, le jeune réalisateur aux larges lunettes cerclées d’un fin rebord doré a l’apparence d’un jeune homme tout juste sorti de l’adolescence, la carrure large mais la voix encore douce et posée.
« Ma propre mère a vécu cet échec, personnel et professionnel. Mon père aussi. Tous les deux ont tout perdu. »
« Je n’ai pas voulu faire un film social mais me confronter à une histoire personnelle, celle d’une femme qui perd tout. Je voulais m’attacher aux espoirs et aux rêves de cette femme, la cinquantaine. Comme d’autres de sa génération, elle a échoué mais elle refuse de regarder les choses en face. Elle se trouve trop d’excuses et préfère accuser le monde entier plutôt que de voir sa part de responsabilité dans ce qu’il lui arrive. »
« Comprendre l’être humain »
Jeong-Jo se projettait en Sarah et se retrouve une femme qu’elle pensait avoir laisser derrière elle.
« Sarah sonne comme un prénom sophistiqué. Il révèle les émotions et la personnalité du personnage principal. Elle voulait cette vie sophistiquée, de réussite, mais elle est aussi cette fille de la campagne. »
Deokgeun Kim le reconnaît volontiers : ce qui l’a mené au cinéma, c’est un besoin de « comprendre l’être humain ». Pour lui, la révélation s’est produite à la cinémathèque de Séoul, où il traînait souvent, devant « Les Biens-Aimés » de Christophe Honoré. « Le personnage principal voulait comprendre ses parents, leur vie amoureuse », explique-t-il. « Elle finit par les voir comme simplement humains. Ce film de Christophe Honoré est arrivé au bon moment pour moi. »
Deokgeun Kim conclut notre rencontre par ces mots : « Le cinéma est le meilleur moyen de comprendre l’être humain », ce qu’il est parvenu à mettre en images dans ce court métrage très prégnant.
Le jeune réalisateur, remarqué déjà dans plusieurs festivals, termine ses études à la KNUA le trimestre prochain. Il s’imaginerait volontiers poursuivre un Master dans une école en Europe. Depuis les déboires financiers de ses parents, il finance ses propres études en travaillant sur des plateaux de cinéma comme assistant tout en travaillant à son premier long métrage, une histoire de Nord Coréens fuyant le pays et qui franchissent la ligne de démarcation pour le sud. Le projet est pour l’instant « accueilli timidement » par les financiers mais le jeune réalisateur ne perd pas espoir d’imposer un sujet qui lui tient à coeur.
Deokgeun Kim, vendredi 6 décembre, au TAP théâtre de Poitiers, lors du 42ème Poitiers Film Festival
Avec « Jolis, jolis monstres » (Belfond), Julien Dufresne-Lamy plonge au cœur de la culture underground new-yorkaise des drag-queens. Sous sa plume, les reines des bals emmènent le lecteur à la découverte des cabarets et d’une culture oubliée, à l’orée des années 80. Un récit fascinant et enlevé qu’il évoquera samedi 23 novembre sur France 3, dans l’édition Poitou-Charentes à 19h, et dans une rencontre au cinéma Le Dietrich de Poitiers à 21h.
Julien Dufresne-Lamy, photographié par Melania Avanzato.
A Los Angeles, un jeune père de famille, ancien gangster, quitte femme et enfant pour vivre sa fascination pour les drag-queens. Direction New York, où il rencontre James Gilmore, un vieil Afro-Américain, icône oubliée de la scène drag du début des années sida. Le second va prendre le premier sous son aile et l’initier aux codes d’un monde de transgression.
Dans une narration foisonnante, alternent le récit introspectif des deux personnages principaux et, en toile de fond, les voix de celles qui ont écrit la légende des reines de la nuit underground new-yorkaise. Sous la plume de l’auteur, le lecteur assiste à la naissance de la mode du voguing et plonge au cœur de la scène ballroom.
Dans la foule des fêtards, se côtoient anonymes et célébrités : Keith Haring, David Bowie ou Madonna qui, avant de placer un coup de projecteur sur le voguing avec son hit « Vogue », fut, elle aussi, témoin de l’effervescence de cette scène.
« Jolis, jolis monstres », le quatrième roman de Julien Dufresne-Lamy, séduit par sa capacité à faire revivre une époque révolue et une scène artiste aussi bouillonnante qu’à la marge.
De quelle manière avez-vous découvert l’univers drag et du voguing à New York ? Comment est-ce entré dans votre vie ?
Comme beaucoup de gens, je crois que c’est en regardant l’émission de DruPaul, Drag Race. Je la regarde depuis plusieurs années, sur Internet et sur Netflix. J’ai toujours bien aimé aller voir les drag-queens à Londres ou New York. En allant voir ces spectacles underground, j’avais l’impression de côtoyer enfin une culture qui n’était pas la mienne, d’être vraiment dans l’idée d’un voyage. J’aimais vraiment ça, voir l’alternatif, le clandestin, la marge… Et puis, le livre, je l’ai finalement laissé dormir pendant plusieurs années et ce n’est qu’il y a deux ans que je me suis dit que cette histoire regroupait toutes mes obsessions d’écriture, et je me suis dit : il faut que je le fasse et c’est comme ça que je me suis lancé.
Vous parliez de l’idée de voyage. Racontez-nous en un peu plus…
J’ai l’impression que quand on voit un homme devenir femme ou autre chose sur scène, j’ai l’impression que c’est un voyage, oui. C’est une autre forme de beauté, c’est une autre forme de l’autre, de l’altérité, de curiosité, d’exotisme, donc oui, ça représente un voyage.
Est-ce juste votre expérience personnelle qui nourrit le roman ou bien avez-vous accumulé une certaine dose de documentation pour faire revivre cette époque ?
C’est une fiction pure dans le sens où les deux narrateurs sont complètement invités, ceux qui prennent la parole. En revanche, toutes les galeries secondaires ont réellement existé. Toutes les histoires secondaires dont je parle dans le livre, sont vraies. Ce n’était pas un parti pris de départ. C’est vraiment lorsque je me suis plongé dans la culture drag et la culture voguing, et au fil des recherches, je rencontrais des histoires tellement rocambolesques et je me disais qu’il serait dommage de ne pas les retranscrire fidèlement. Au fur et à mesure des pages et des mois d’écriture, le livre devenait un peu politique et devenait un vrai hommage à la pré-histoire des drag-queens. Et quel plus bel hommage que de retranscrire fidèlement leurs histoires ? Finalement, c’est ainsi que toutes les galeries secondaires se sont imposées ainsi que le livret de photos à la fin du livre.
Ce livret, effectivement, assoie une histoire qui s’est déroulée…
C’est la première fois en littérature française qu’un livre se consacre à la culture drag. C’est étonnant. Il y a ce phénomène en ce moment qui est là, qui permet de déplacer les lignes. Mais les hommes déguisés en femmes, ça existe depuis toujours en fait. On refuse toujours de leur donner cette tribune et cette parole; c’est un peu triste. On vit dans une société très masculiniste et un homme déguisé en femme, ça ne plait pas beaucoup.
Dans votre roman, le personnage qui sort de prison et des gangs à Los Angeles, se cherche une mère pour l’initier à la culture drag. Est-ce que vous aussi vous avez eu une telle rencontre à un moment donné de votre parcours, pour ce roman, de quelqu’un qui vous a initié ?
C’est la première fois que l’on me pose cette question ! Non. Je n’ai pas eu de mère mentor ou symbolique. Pour ce livre, ça a été un sujet pas comme les autres et c’est un livre que je continuerai à défendre plus que les autres car j’ai l’impression qu’il me dépasse, moi, qu’il dépasse le cadre de l’écriture, le cadre de l’écrivain. Comme ce sont aussi de vraies histoires, des personnages qui ont tellement vécu l’oppression, le rejet, c’est important de le défendre, presque politiquement. J’ai fait ça seul, le travail de l’écrivain est quand même très ancré dans la solitude. J’ai rencontré évidemment à Paris quelques drag-queens et que la plupart de mes recherches se sont faites sur Internet. Il y a très peu voire aucune source littéraire, universitaire ou académique sur la culture drag, donc j’ai tissé une toile de façon très débrouille… D’un monde de clubs, de drag-queens, d’années 80, de noms d’artistes, j’ai réussi à créer une ambiance, un décor. Mais ça s’est fait très seul!
Cette part documentaire du livre donne une force colossale au récit, au-delà du parcours humain…
Ca fait un peu autorité, oui, un peu comme lorsque dans un générique de film, il est écrit que c’est inspiré d’une histoire vraie. J’avais envie avec cette large documentation de montrer un New York hyper tourbillonnant, j’avais envie qu’on s’imagine dans ces soirées-là, côtoyer les artistes de l’époque, les Keith Haring, David Bowie, mais aussi des gens que l’on ne connait pas forcément. C’était un New York où tout le monde se cotoyait et qui n’avait pas d’égard pour le statut social. Il y avait l’envie très libertaire, insouciante, de se réunir et de former une communauté. Ca s’est depuis gentrifié, embourgeoisé.
Propos recueillis par Clément Massé.
La couverture de « Jolis, jolis monstres » de Julien Dufresne-Lamy (Belfond)
Retrouvez Julien Dufresne-Lamy dans le journal de France 3, édition Poitou-Charentes, à 19h, samedi 23 novembre, puis à 21h au cinéma Le Dietrich à Poitiers à la séance du film « Port Authority » de Danielle Lessovitz.
Mise à jour, 27 novembre 2019
Retrouvez l’entretien de Julien Dufresne-Lamy, samedi 23 novembre, sur France 3, dans l’édition de 19h du journal régional Poitou-Charentes
Depuis son inauguration en février dernier, la villa Bloch à Poitiers accueille des artistes en résidence. Début mai, le cinéaste burkinabé Jean-Baptiste Ouedraogo y a séjourné deux semaines où il a travaillé au scénario de son premier long métrage, intitulé « Wakat ». Il a été retenu après ses sélections au Poitiers Film Festival en 2013 et 2018.
Jean-Baptiste Ouedraogo, à la villa Bloch, le 9 mai 2019.
A Poitiers, Jean-Baptiste Ouedraogo a trouvé un espace de travail au calme, un peu à l’écart de la ville. A la villa Bloch, il compte parmi les premiers artistes en résidence. Son domaine, c’est le cinéma. Dans l’ancienne demeure de l’écrivain et journaliste Jean-Richard Bloch, il vient de bénéficier d’une résidence de deux semaines pour travailler le scénario de son premier long métrage, l’histoire d’une vieille femme chargée de transmettre les codes d’un rituel ancestral, pour appeler la pluie.
Si les températures très fraîches de ce début mai l’ont un peu surpris à son arrivée du Burkina-Faso, Jean-Baptiste Ouedraogo, 33 ans, a trouvé ici, « un site idéal pour la création artistique ».
« Le cadre est enchanteur », lâche-t-il dans un sourire.
La villa, située dans le quartier de la Mérigotte, offre un écrin de verdure, loin du brouhaha citadin. Du salon, on aperçoit la vallée verdoyante.
Il faut proposer des films qui parlent de nous, sinon dans 40 ans, on n’aura pas d’images de nous et que penseront nos enfants ? (J.-B. Ouedraogo)
Scénario de long-métrage
Le scénario sur lequel il travaille, intitulé « Wakat » (« Le Temps ») sera celui de son premier long-métrage. Il y est question d’une vieille dame et de récits qu’elle veut transmettre à sa petite fille. Victime d’un trou de mémoire, elle ne parvient plus à structurer sa pensée. Récits d’hier, d’aujourd’hui et de demain se confondent.
« C’est la particularité du scénario. On a des histoires qui s’enchevêtrent. Le scénario est assez complexe; ils se déroulent sur trois époques. »
Si le premier jet est terminé, Jean-Baptiste travaille désormais avec deux coaches, proposés par le Poitiers Film Festival.
« J’ai besoin de retours, c’est essentiel pour moi’, raconte-t-il. « C’est la première fois que j’écris un long métrage. Ça me permet de mieux voir les faiblesses du scénario. »
Ce projet est aussi inspiré de ma propre histoire. Ma grand-mère m’a transmis des choses de nos traditions mais me disait souvent ‘Tu veux trop savoir’. (J.-B. Ouedraogo)
Dans sa fiction, la vieille femme doit donc transmettre tout un pan de la mémoire orale et les codes d’un rituel. Tout se déroule « sur fond de conception africaine du temps ».
« Dans la religion de cette femme, des maîtres du fer, du feu et de la terre, il faut passer par des rituels pour chaque saison », raconte Jean-Baptiste Ouedraogo. « Et pour la saison des pluies, il faut un rituel pour appeler la pluie. Et là, dans l’histoire, le temps passait, le rituel n’était pas fait, les gens commençaient à angoisser et à craindre que la pluie ne vienne pas. La vieille venait de se rendre compte qu’elle perdait la mémoire et qu’elle ne pourrait pas réaliser le rituel… Elle entreprend alors de transmettre à sa petite-fille. »
Des courts-métrages primés
Jusque-là, Jean-Baptiste Ouedraogo s’était fait connaître pour ses courts-métrages, dont certains ont été sélectionnés dans des festivals internationaux.
« Une partie de nous », son film présenté au Poitiers Film Festival en 2013, a aussi été primé au Fespaco, le grand festival de cinéma du continent africain (prix du meilleur film de fiction des écoles). Le passage au long métrage revêt un enjeu tout particulier, lié à la singularité de son scénario et des récits qui s’enchevêtrent : il lui faut donner vie à ses personnages dans une structure narrative complexe.
« L’idée est d’aider Jean-Baptiste à avoir un parcours qui mène son projet de film dans plusieurs laboratoires d’écriture », raconte Elodie Ferrer, déléguée aux programmes professionnels du Poitiers Film Festival et qui avait retenu le projet du cinéaste dans la sélection Jump-In de la dernière édition du festival. Mais, faute de visa, l’artiste avait alors été contraint de rester chez lui.
« On a fait le pari de le faire venir ici pour qu’il travaille et pour que son potentiel soit remarqué. »
Jean-Baptiste est suivi par une tutrice. Et pas n’importe laquelle : Dora Bouchoucha, la grande productrice de cinéma tunisienne (« La Saison des hommes ») qu’il devrait retrouver à Tunis.
Jean-Baptiste Ouedraogo, à la villa Bloch, le 9 mai 2019.
Un prince à Poitiers
De ses deux semaines de travail à Poitiers, Jean-Baptiste Ouedraogo ressort avec « le sentiment d’avoir bien avancé ».
« Vous savez, ce projet, je le porte depuis deux ans », confie-t-il assis dans le canapé du salon de la villa Bloch. « Il est aussi inspiré de ma propre histoire. » Cette grand-mère qui perd la mémoire dans le film est un peu la sienne. « Elle m’a transmis des choses de nos traditions mais me disait souvent ‘Tu veux trop savoir’. Et un jour, elle a fait un AVC et a perdu la mémoire. »
Cette histoire liée aux traditions des peuples du continent noir, il aimerait en voir plus au cinéma.
Lui-même issu d’une société royale du nord de son pays (chez lui on le nomme Pazouknam – prince -) estime qu’ « il nous faut retourner à nos grandes valeurs. (…) On ne peut pas avoir de films que sur des histoires de fric ou de tromperies », lâche-t-il en riant.
« Il faut proposer des films qui parlent de nous, sinon dans 40 ans, on n’aura pas d’images de nous et que penseront nos enfants ? », s’interroge-t-il avec une certaine gravité dans la voix.
Il le constate volontiers, peu de films du continent africain émerge sur la scène internationale.
« Au Sénégal, par exemple, il existe en ce moment une politique pour contribuer au cinéma du pays », explique-t-il. Chez lui, au Burkina Faso, « on a un petit fond qui permet aux cinéastes de faire des films ».
Ours d’Or à Berlin pour son nouveau film « Synonymes », en salles le 27 mars, l’Israélien Nadav Lapid répondra aux questions du public poitevin du TAP Castille, le 1er avril, à l’issue de la projection de 20h30. Le cinéaste a gardé des liens forts avec le Poitiers Film Festival où il a été découvert en France, avec deux courts-métrages d´école. « Synonymes » a été tourné à Paris, ville où il a vécu. Comme son personnage principal, lui aussi a voulu rompre avec son pays en le fuyant.
Nadav Lapid reçoit l’Ours d’Or à la Berlinale le 17 février 2019 pour son film « Synonymes ». (Photo : Xinhua News Agency/Newscom/MaxPPP)
J’ai découvert le cinéma de Nadav Lapid en 2005, à Poitiers, à l’occasion des Rencontres internationales Henri Langlois, depuis devenues le Poitiers Film Festival. Le cinéaste israélien présentait alors un court-métrage intitulé « Road » (lien youtube VO), film d’étudiant réalisé à la Sam Spiegel and Television Film School à Jérusalem.
Choc visuel et émotionnel
Ce jour-là, le choc visuel et émotionnel me fit immédiatement retenir le nom de ce jeune homme de 28 ans, alors inconnu.
Je me souviens surtout d’un garçon très curieux d’esprit, intéressé par tout ce que proposait le festival (…), quelqu’un qui savait très clairement ce qu’il voulait et qui savait l’imposer (C. Massé-Jamain, Poitiers Film Festival)
Qu´il prenne le temps d´échanger lundi 1er avril avec le public qui l´a découvert il y a presque 15 ans témoigne de son attachement avec Poitiers et des liens noués au fil des années avec le festival du film.
Bande annonce :
Premième sélection à Poitiers
Son premier court-métrage sélectionné à Poitiers, « Road », racontait l’histoire d’ouvriers palestiniens excédés par l’attitude de leur patron israélien. Ils le kidnappaient, faisaient son procès et, à travers lui, celui du sionisme. Le film donnait à voir le conflit israélo-palestinien sous un angle particulièrement transgressif. La toute fin, saisissante et apocalyptique, a laissé une profonde impression en moi.
Poitiers découvre alors un jeune cinéaste audacieux. Dans les couloirs du festival, quand on le croise, on tente quelques mots en anglais mais lui s’exprime déjà dans un français courant.
Nadav Lapid se souvient surtout de « la qualité des films sélectionnés ». « J’étais très étonné », m’a-t-il confié par téléphone depuis Israël à la mi-mars.
« C’était l’une des premières fois que son film était présenté en festival à l’étranger », se souvient Christine Massé-Jamain, chargée d’accueil des professionnels et de programmation au Poitiers Film Festival.
« De cette époque, je me souviens surtout d’un garçon très curieux d’esprit, intéressé par tout ce que proposait le festival », poursuit-elle. « J’ai rencontré à l’époque un jeune cinéaste très libre d’esprit, quelqu’un aussi qui savait très clairement ce qu’il voulait et qui savait l’imposer ».
Comme beaucoup d’étudiants cinéastes en compétiton à Poitiers, il garde de cette époque des liens d’amitié très forts.
« J’ai rencontré un étudiant allemand en cinéma qui est resté un très bon ami, quelqu’un avec qui je suis toujours en contact régulier. C’est un lien important pour moi qui a été créé à Poitiers. »
Le court-métrage « Road », via YouTube:
Deuxième sélection
Deux années plus tard, Nadav Lapid était à nouveau en sélection à Poitiers avec un second court-métrage d’école : « La petite amie d’Emile » (lien VOD). Le jeune cinéaste n’avait alors pas pu faire le déplacement.
« Dans ce film, on découvrait une jeune femme en quête d’elle-même, amoureuse d’un garçon qui brillait par son absence », se souvient Christine Massé-Jamain. « Et, à nouveau, dans ce court-métrage, le spectateur était confronté à un contexte politique, de manière très marquée, à travers l’émergence d’un dispositif policier massif anti-attentat lorsque la jeune femme oublie son sac par inadvertance. »
Nadav Lapid, sur le tournage de son troisième long métrage, « Synonymes » (SBS Distribution)
Premier long métrage primé
La sortie de son premier long métrage, « Le Policier », en 2012, confirme le talent du cinéaste. Il reçoit le Prix Spécial du Jury du festival du film de Locarno, le Prix du Public du festival des 3 Continents et, chez lui, en Israël, le prix du Meilleur Premier Film, Meilleur Scénario, Meilleure photographie au festival du film de Jérusalem
Son film se focalise sur la vie d’un jeune policier, symbole israélien ultra viril. L’homme, dont la femme s’apprête à accoucher, va être confronté à une attaque terroriste menée par un groupe de jeunes juifs israéliens. Une attaque de l’intérieur : le scénario, inimaginable, tend à mettre en lumière l’iniquité de la société israélienne.
Bande annonce du « Policier »:
Sensation à Cannes
En 2013, Nadav Lapid est de retour à Poitiers avec sa productrice, Anne-Dominique Toussaint (Les Films des Tourelles). Il est alors parrain du festival et participe au focus sur les pays méditerranéens.
Son second long métrage, « L’Institutrice », est en préparation. Avec Anne-Dominique Toussaint, il participe à la leçon de cinéma consacrée à la production cinématographique et évoque le travail en cours devant le public poitevin.
Alors, quand on apprend que la Berlinale 2019 lui remet son Ours d’Or pour son nouveau film, forcément, on est heureux pour lui, mais surtout, on a hâte de découvrir ce « Synonymes » qui, chose faite quelques jours plus tard, se révèle tout aussi saisissant que ses deux précédents longs métrages et fait tout autant l´effet d’une déflagration.
— PoitiersFilmFestival (@poitiersfilm) 6 mars 2019
Dans sa dernière oeuvre, Nadav Lapid interroge les questions d’identité de manière très frontale. Déjà encensé par la critique, « Synonymes » fait, ce mois-ci, la Une des Cahiers du Cinéma (Edito) (voir aussi entretien sur France Inter).
Au début du film, le personnage principal, Yoav, la vingtaine (interprété par Tom Mercier), fait la connaissance d’une jeune couple de Français (Quentin Dolmaire et Louise Chevillotte). Il vient d’arriver en France et a débarqué de nuit dans un appartement inconnu dont on lui a mis une clef de côté pour sa première nuit parisienne. Très vite, ses vêtements lui sont tous dérobés; il se retrouve nu, totalement mis à nu, tel un nouveau-né. Il court, nu, à la recherche du voleur, en vain, et se réfugie dans la baignoire où il se réchauffe sous un jet d’eau chaude. Insuffisant.
« Synonymes » de Nadav Lapid (SBS Distribution)
Tom Mercier et Louise Chevillotte dans « Synonymes » de Nadav Lapid (SBS Distribution)
Quentin Dolmaire et Tom Mercier dans « Synonymes » de Nadav Lapid (SBS Distribution)
Quentin Dolmaire et Tom Mercier dans « Synonymes » de Nadav Lapid (SBS Distribution)
Nadav Lapid, sur le tournage de « Synonymes » (SBS Distribution)
Tom Mercier (Yoav) dans « Synonymes » de Nadav Lapid (SBS Distribution)
Nadav Lapid raconte que son personnage « est prêt à ça », à se retrouver à nu. « Il veut mourrir en tant qu’Israélien et renaître en tant que Français », explique-t-il.
Yoav rejette son identité israélienne et va jusqu’à refuser de prononcer le moindre mot d’hébreu.
C’est comme ça que ça s’est passé pour moi. D’une certaine manière, le film est la réécriture cinématographique des évènements que j’ai vécus (Nadav Lapid)
Une oeuvre très autobiographique
Cette position radicale a aussi, dans la vie, été celle du cinéaste. Nadav Lapid a lui-même, à un moment donné, rejeté son pays qu’il a fui pour vivre à Paris au début des années 2000.
La position du personnage « est radicale, oui, mais d’une manière aussi, c’est très simple: c’est juste comme ça que ça s’est passé pour moi, dans ma vie. D’une certaine manière, le film est la réécriture cinématographique des évènements que j’ai vécus. »
Recueilli par un jeune couple de Français qui l’enveloppe d’une couverture sur leur lit, Yoav va ainsi « renaître, comme un bébé dans ce lit » et se retrouver vêtu d’un magnifique manteau orange qui lui est offert par le couple et le démarque de tout et tout le monde. Pour le réalisateur, son personnage est « quelqu’un qui se détache et s’arrache de tout ». Et, en premier lieu, donc, de son identité.
Pour Nadav Lapid, Yoav se « rend compte qu’il y a des liens forts qui l’enchaînent et lorsqu’il veut les rompre, bien sûr, ce n’est pas évident, il ne suffit pas de prendre un avion pour Charles-de-Gaulle; il prend conscience par exemple que chaque mot d’hébreu contient un bout de cette identité dont il ne veut plus. Il va donc rejeter ça entièrement. »
Le film décrit aussi un personnage qui déambule à vive allure dans les rues de Paris.
Il regarde ses pieds, puis le ciel, embrasse la ville de sa singulière présence physique, massive et sensible. Il capte les sons, les odeurs et semble refuser de regarder droit devant lui. Yoav a le nez rivé sur le dictionnaire qu’il a acheté à son arrivée. Il apprend le Français en mémorisant à voix haute, les mots et leurs synonymes qui, dans Paris, résonnent comme une litanie à la fois tonitruante et poétique, évoquant autant la rafale de mitraillette que la rime. Rarement au cinéma la beauté d’une langue aura été ainsi révélée, éclatante, aux oreilles du spectateur, et de manière aussi troublante. La liste de synonymes fait l’effet d’un tourbillon de mots desquels émerge une profusion inattendue de sens, comme si le cinéaste donnait ainsi à entendre sa propre quête (de sens) et révélait cette plaie ouverte dans laquelle il trempe sa plume.
Ce n’est pas un film de gauche, ce n’est pas un film qui prône telle ou telle position ou politique. Mais Israël rend le personnage fou, oui. (…) Pour lui, être Israélien, c’est être soldat. (Nadav Lapid)
Alors que Yoav s’immerge dans la langue et la culture françaises, à l’écran, le spectateur suit un personnage en plein combat avec lui-même. S’agit-il pour le personnage de rompre avec son pays et sa politique ?
Pour Nadav Lapid, « ce n’est pas une question politique dans le sens étroit du terme, il n’est pas par exemple question d’une critique d’une politique israélienne, aux check-points ou dans les Territoires, ce n’est pas dans ce sens-là, ce n’est pas un film de gauche, ce n’est pas un film qui prône telle ou telle position ou politique. Mais Israël le rend fou, oui. Dans le film, on le voit. L’existence israélienne est représentée par des hommes musclés virils prêts à lutter pour leur pays et qui ne se posent pas trop de questions, qui sont toujours enthousiastes et prêts à l’action. On peut dire que c’est ce qui le rend fou, ce côté qui est lié à l’armée, cette chose agressive et violente. Pour lui, être Israélien, c’est être soldat. »
Tom Mercier, dans le rôle de Yoav, dans « Synonymes » réalisé par Nadav Lapid (SBS Distribution)
Yoav apparait tel ce combattant dont parle le réalisateur. Lorsqu’il s’engage, c’est à bras le corps. Rien n’est jamais fait dans la demi-mesure.
Il est confronté à une « déchirure entre être Israélien et être Français », raconte Nadav Lapid. « Il y a, à la base, cette dichotonomie israélien/français, violent et calme, radical et cultivé, militaire et bohémien. Cette déchirure existe à l’intérieur du corps de ce jeune homme. Il essaie de se débarasser de cette dichotomie, il essaie de faire triompher l’autre, le Français. Ses mots deviennent français mais son corps reste israélien, la trace du passé ineffacable est israélienne. »
Yoav mène un combat imminemment personnel, contre sa propre nature. Mais au moment où la France semble l’avoir intégré, son corps fait à nouveau l’expérience du rejet.
« Ce qu’il découvre, c’est qu’aucun pays n’est à la hauteur », poursuit Nadav Lapid, « à la hauteur de ce qu’on aurait aimé et peut-être découvre-t-il qu’il sera toujours une sorte de SDF du monde, que jamais il ne trouvera une identité qui lui conviendra entièrement et que, toujours, il se heurtera à des portes fermées. Son combat est de parvenir à changer son identité pour ne plus être prisonnier de lui-même. »
Dans son manteau orange, Yoav apparaît telle une figure héroïque, à part, capable de tout, mais qui a aussi ce pouvoir sur les autres, notamment ses amis français : celui de se raconter par le biais des histoires qu’il partage avec eux.
Encore une fois, ce troisième film de Nadav Lapid ne laisse pas indifférent. Sa force réside dans son inventivité narrative et dans une constante recherche formelle qui colle à l’évolution du personnage. « Synonymes » détonne par son propos et envoûte par sa capacité à réinventer ce qui fait cinéma aujourd’hui. Si son réalisateur est Israélien, le film lui est à 100% de production française. On se souviendra ainsi qu’en 2019, un réalisateur israélien a chamboulé le cinéma français.
« Les Choses du dimanche » de Thomas Petit (Fémis)
Classiques, mais très prometteurs : Louise Groult et Thomas Petit, deux jeunes réalisateurs issus de la Fémis, présentent leurs courts-métrages de fin d’études au Poitiers Film Festival. Leur travail s’inscrit dans une tradition française du cinéma d’auteur.
D’un côté, Louise Groult, 28 ans, de l’autre, Thomas Petit, 24 ans, accompagnés de leurs producteurs respectifs, Anne-Laure Berteau, 26 ans et Lucas Le Postec, 28 ans, tous les quatre fraîchement diplômés (en juin dernier) de la Fémis, la prestigieuse école de cinéma parisienne. L’une est issue de la filière scénario, l’autre de la réalisation. Ils sont venus à Poitiers cette semaine présenter leurs courts-métrages d’école, « Les petites vacances » et « Les choses du dimanche« , sélectionnés à la 41ème édition du Poitiers Film Festival, le festival des écoles de cinéma.
Le premier s’inscrit dans une tradition rohmérienne du film « de plage ». A 16 ans, Charlotte est en vacances à la mer avec sa cousine. Elle rencontre un garçon plus âgé qu’elle et pas vraiment disponible. Mais c’est l’été et elle aimerait vivre une histoire, comme sa cousine. Le second film se présente comme une balade dans Paris sur fond d’histoire d’amitié et d’amour. Trois copains se retrouvent chez l’un d’eux pour le week-end. Les deux films partagent cette même thématique de la chronique sentimentale, héritée de la Nouvelle vague.
Si leurs deux films adoptent une forme assez classique, ils touchent par leur capacité à se maintenir au plus près des personnages et de leurs sentiments à fleur de peau. La révélation finale d’un désir ou d’une blessure intime, immanquablement, marquera le spectateur.
« Les petites Vacances » de Louise Groult (Fémis)
Rencontre
Est-ce une demande de l’école d’aborder une thématique autour de la chronique amoureuse et de l’adolescence, ou un choix personnel ?
Louise Groult :Ce n’est pas du tout imposé par l’école. En filière scénario, je n’avais pas à réaliser de film, a priori. Pour le diplôme, on a juste à écrire un long métrage, ce que j’ai fait. Mais les producteurs, en l’occurrence Anne-Laure, pour passer le diplôme devait produire un film de son choix. Comme on s’entendait bien et qu’on avait déjà commencé à travailler ensemble, elle m’a proposé de réaliser un film. A partir de là, c’était plus ou moins carte blanche, on a réfléchi à ce qu’on pouvait raconter et à ce qui pouvait lui parler à elle aussi. Ça s’est fait naturellement comme ça, raconter des vacances d’été un peu foireuses, qui se déroulent pas comme on pourrait rêver que ça se passe. De filmer en Normandie aussi, là d’où je viens.
Thomas Petit :La seule chose qu’on nous impose à la Fémis, c’est le moment de l’année où on les tourne. Louise savait qu’elle devait tourner son film en été et moi, j’étais obligé de le tourner au mois de janvier et c’est vrai que nos deux films se ressemblent un peu parce qu’on a des goûts communs, des intérêts communs. Ils ont cette différence là que j’étais obligé de tourner en hiver et je trouvais ça un peu déprimant parce que souvent les films tournés en hiver ont tendance à se faire en intérieur en majorité et je voulais quand même sortir dehors. Assez vite s’est imposée la thématique d’une balade adolescente dans Paris. Je voulais que ça ressemble à des vacances un peu comme le film de Louise.
Vous avez écrit votre scénario ou est-ce celui d’un autre étudiant ?
Thomas Petit :Je l’ai écrit avec quelqu’un d’autre. On a été deux à travailler dessus. L’idée de départ est la mienne et tout le scénario a été écrit avec Hania Ourabah.
Louise Groult, au Poitiers Film Festival, réalisatrice du film « Les petites Vacances » (Crédit : Poitiers Film Festival)
Qu’est-ce qui a primé dans votre démarche d’écriture ?
Louise Groult :Au début, j’avais envie de cette situation où une jeune femme se retrouve avec un type qui se masturbe à côté d’elle et rien d’autre. C’était ce que je visualisais et le film s’est construit autour de ça. Comment on en est arrivé là, qu’est-ce qui peut se passer après et comment une situation pareille peut trouver un dénouement. Il y avait ce personnage de femme qui traverse le film un peu renfrognée, toujours un peu en retrait, en posture d’observatrice. Il y avait l’envie d’écrire un personnage comme ça et ensuite de diriger les comédiens dans ce sens-là.
Thomas Petit :Une des idées de départ était que ça devait être une histoire d’amitié et d’amour entre des jeunes de cet âge-là. Mais, ce qui est arrivé très vite dans l’écriture, ce sont les acteurs. J’ai tendance à vouloir chercher très vite des acteurs avant de savoir ce que sera le rôle, imaginer quels acteurs pourraient incarner les personnages. Pour ce film-là, j’ai commencé à chercher en même temps que j’écrivais. Tout devient un peu flou à ce moment-là parce qu’on ne sait plus si telle idée est arrivée avant ou après la rencontre avec tel acteur, que le personnage est devenu ce qu’il est devenu.
Thomas Petit, au Poitiers Film Festival, réalisateur du film « Les Choses du dimanche » (Crédit : Poitiers Film Festival)
Dans « Les choses du dimanche », il y a ce moment de basculement, où l’un des personnages n’en peut plus et met un autre face à ses contradictions, et tout bascule. Est-ce vers ce genre de moment que l’on cherche à tendre dans l’écriture ?
Thomas Petit :Très vite, c’était d’avoir un personnage, qui, parce qu’il est travaillé par des sentiments qu’il a du mal à cacher et n’est pas très agréable avec les autres. Je voulais que ce soit un personnage qui se prenne des leçons par les gens autour de lui dans la deuxième moitié du film. Donc, ce moment, c’est là où tout va basculer car les choses ne se passent pas comme il voudrait qu’elle se passe et, cet ami, toujours en retrait, le seul moment où il va oser s’affirmer, ce sera pour l’engueuler et lui dire ce qu’il a besoin d’entendre. C’est une bascule qui, oui, était très importante. On savait que le personnage devait se prendre une leçon. C’est comme dans les films de Rohmer où pendant toute une moitié, les personnages ont leur avis sur le monde et la deuxième moitié, ils se le font déconstruire.
Vous citez Rohmer, Thomas, mais j’imagine que vous aussi, Louise, vous pourriez le citer, à travers cette tradition que semble incarner votre film, celle du film de plage, de conte moral aussi.
Louise Groult :Pas du tout au départ. En écrivant, ça n’était pas conscient du tout. Mais comme ça revient tout le temps, je pense que oui et, il y a ce truc bien français de film de bord de plage, de bord de mer, d’intrigue amoureuse, qui est vraiment un truc extrêmement français, sans réel équivalent ailleurs.
Thomas Petit :C’est un héritage de film, j’ai l’impression que tout le monde a envie de faire son film de bord de mer, de petit conte moral en vacances. C’est un peu un passage obligé. Ça donne envie, même une fois qu’on en a fait un, d’en refaire un. C’est inépuisable! Je crois que l’on a tous inconsciemment Rohmer dans un coin de la tête.
« Les Choses du dimanche » réalisé par Thomas Petit (Fémis)
Est-ce que ces situations-là permettent de révéler quelque chose de vos personnages, de la nature humaine ?
Thomas Petit :En fait, ils se retrouvent nus, dans tous les sens du terme presque. C’est très minimaliste, les personnages ne sont pas noyés dans les différents aspects de leur vie que pourraient être le travail, l’école. Ils sont juste quasiment à poil sur une plage et, il n’y a qu’à travers les dialogues et les échanges entre eux, qu’ils peuvent se révéler en tant que personnage. C’est ce côté dénudé, dans tous les sens du terme, qui est très excitant. Et pour nous qui sommes en école, ce n’est pas très cher à faire, on a un budget limité et émotionnellement, on peut quand même aller quelque part.
Quelles sont vos envies aujourd’hui, maintenant que vous êtes diplômés ? Un premier film ou travailler sur les tournages de réalisateurs déjà confirmés ?
Louise Groult :Thomas comme moi, on a quand même à cœur de poursuivre nos collaborations avec les producteurs de nos films. Avec Anne-Laure, on a un autre projet de court-métrage que l’on aimerait réussir à monter l’année prochaine. J’ai aussi un projet de long métrage écrit à l’école que j’aimerais bien réaliser dans les années qui viennent.
« Les petites Vacances » de Louise Groult (Fémis)
Le binôme formé à l’école est destiné à se développer ?
Louise Groult :L’idéal serait de grandir ensemble et de garder cette même énergie. (…) A la Fémis, en filière scénario, on écrivait un long métrage par an. Il y en a deux au moins que j’aimerais vraiment développer. En tout cas, j’y pense et je me dis que ce serait bête de ne pas mieux les travailler, de les pousser jusqu’au bout.
Thomas Petit :On va essayer de continuer à faire des films ensemble, avec Lucas, qui, lui, monte sa société de production. Je n’ai pas tant de films que ça en tête, pour l’instant un seul. Ce qui est sûr, c’est qu’après ce court métrage là, j’avais envie de passer au long, d’autant qu’à la Fémis, en réalisation, on n’est pas tant que ça confronté au long-métrage, en tout cas moins que les élèves en filière scénario qui eux écrivent des longs tous les ans, qui restent au stade de scénario. Mais ça leur permet de se former à ça. Ce que je suis en train de faire en ce moment, c’est écrire mon premier long métrage. C’est assez clair que mes journées ne sont consacrées qu’à ça. (…) En sortant de cette école, on sait à peu près quel genre de films on a envie d’écrire. Tout le monde lorgne vers le long métrage, même quand on projette de faire un ou deux courts pour continuer à se former, pas seulement pour faire un film, les 4 ans de Fémis m’ont vraiment donné l’appétit du long.
« Les Choses du dimanche » de Thomas Petit (Fémis)
LES PRODUCTEURS
Thomas et Louise vous ont trouvés pour faire leur film, et pour vous, comment ça se passe, vous avez d’autres projets avec d’autres réalisateurs déjà ?
Lucas Le Postec :Oui, avec d’autres. Il vaut mieux. Il y a quelque chose dans le cinéma qui est lié au risque. Les projets de films sont des projets hautement risqués. Comme tout bon financier, on diversifie notre portefeuille de risque (rires). Plus sincèrement, c’est aussi une question de cinéphilie. Quand on aime le cinéma et qu’on a envie de faire des projets de film, on aime voir plein de cinémas différents et chaque réalisateur a son univers. Il y a ce plaisir-là d’alterner différents plaisirs de cinéphilie.
Vous sortez de l’école, vous allez créer votre propre société de production, n’est-ce pas un peu fou ?
Lucas Le Postec :On verra dans un an où on en sera. Mais quand vous sortez de la Fémis en production avec un réalisateur avec vous, qui plus est un réalisateur qui a un peu de succès en festival, vous diminuez considérablement les risques. Tout ça est un peu calculé, les risques sont pesés.
En tant que producteur, est-ce que vous avez envie de passer commande de films à des réalisateurs ?
Lucas Le Postec :En France, sauf preuve du contraire, c’est un peu impossible pour le cinéma d’auteur. Chez Pathé, chez Gaumont, ils peuvent produire des films comme ça. En France, il y a cette culture enracinée du cinéma d’auteur qui fait que c’est impossible d’imposer un scénario à un réalisateur. Beaucoup se disent ouverts à l’idée de faire un film qu’ils n’ont pas écrit, mais dans les faits, ils ont parfois du mal à s’approprier l’idée. (…) Il ne faut pas forcément aller à l’encontre de sa culture qui a permis de développer une telle cinéphilie, qui fait aussi la différence de la France sur le plan international. Si on voulait imiter d’autres, on serait sûrement moins bons qu’eux.
Anne-Laure Berteau :Je vais aussi créer ma structure à la sortie de l’école. Je développe deux projets avec Louise et je travaille aussi avec cinq autres auteurs, réalisateurs. La démarche, c’est de diversifier les personnes avec lesquelles on travaille. En tant que producteur, si on travaillait avec un seul réalisateur, aussi brillant soit-il, on aurait du mal à s’en sortir. (…) Pour moi, la démarche du producteur français est un peu celle d’un éditeur. S’il veut écrire, et bien, il devient auteur. (…) On collecte des artistes et des œuvres qui nous semblent correspondre à une vision que nous avons mais qui n’est pas traduite pas nous. Au sein de la Fémis, j’ai travaillé avec un réalisateur qui fait des films de genre, ce n’était pas mon truc et pourtant on avait plein de choses en commun. Louise, son travail aussi est différent, et je produis également du documentaire et peut-être que pour des gens de l’extérieur il n’y a pas de cohérence, mais pour moi oui, et elle vient de la vision que j’ai de mon travail. Cette richesse et cette exception française permet ça aussi. C’est moins de la maîtrise sur une oeuvre qu’essayer de proposer un paysage qui soit notre paysage à nous, en tant que producteur.
La réalisatrice américaine, Debra Granik, présentait à Poitiers le week-end dernier son nouveau film « Leave no Trace », sorti en salles ce mercredi. Nommée aux Oscars en 2011 pour « Winter’s Bone », son nouveau film se révèle un vibrant plaidoyer en faveur de la possibilité de vivre en dehors de la société.
Debra Granik, réalisatrice de « Leave no Trace » pose devant l’affiche de son film présenté à Poitiers en avant-première, samedi 15 septembre 2018.
Est-il possible aujourd’hui de vivre loin de la société ? Et même de s’en émanciper définitivement ? Les personnages du nouveau film de Debra Granik, « Leave no Trace », Will et sa fille Tom, en font la cruelle expérience dans l’Amérique contemporaine.
Adapté du roman « Abandon » (« My Abandonment« ) de Peter Rock, l’histoire est celle, réelle, d’un père et sa fille, ayant vécu plusieurs années en pleine forêt, à la limite de la ville de Portland, dans l’Etat de l’Oregon.
Le père se disait que sa fille avait le reste de la sa vie pour se conformer à la société moderne et qu’à travers la vie qu’il lui proposait, il pouvait lui transmettre une alternative (D. Granik)
Debra Granik choisit de les filmer dans leur quotidien, sur leur campement, se réchauffant au coin du feu de camp, à la recherche de leur nourriture, dans leur quête d’eau potable. Dès la séquence d’ouverture, leur vie est présentée à travers une série de scènes très documentées, le père apprenant à sa fille à vivre et à survivre dans ce milieu naturel, fuyant la présence d’autres hommes. Le spectateur découvre leurs codes, leur mode de communication et ce souci de ne laisser aucune trace derrière eux pour demeurer indétectable par la société des hommes, si proche.
Le retour à la nature
A l’image, la réalisatrice déploie une palette infinie de tons de vert à travers lesquels filtre une lumière blanche. Le spectateur est plongé dans un monde qui pourrait autant lui paraître hostile qu’il lui semble familier, à travers les sentiers de la forêt, comme s’il était en balade.
Dans cette histoire, la ville n’est pas bien loin. Le père s’y rend d’ailleurs régulièrement. Pour toucher sa pension militaire. Pour acheter ce que la forêt ne peut lui procurer. Le spectateur découvre alors une tranche de l’histoire de cet homme, ancien combattant, incapable de revenir.
« Il est définitivement aliéné de notre monde, raconte Debra Granik lors d’un échange avec le public à l’issue de la projection de samedi au TAP Castille. Comme d’autres anciens combattants traumatisés, victimes de blessures de guerre, il ne peut plus vivre cette vie quotidienne qui est la notre. »
« Tous les deux vivent très humblement, poursuit-elle. Mais ils restent très dépendants de la ville, pour une raison simple : ils ne sont pas propriétaires de la terre sur laquelle ils vivent. »
Lorsque la société, à travers les services sociaux américains, les découvre, ils apparaissent d’abord suspects. Tous vont vouloir croire à une maltraitance paternelle envers une jeune fille dont le niveau d’éducation et le bien-être vont se révéler de très loin supérieurs à ceux des enfants de son âge.
La réalisatrice livre alors une passionnante réflexion sur la notion de transmission. Lors de l’échange avec le public, elle évoque une rencontre avec un autre père et sa fille, qui eux aussi ont tenté cette vie, à la marge. « Lui se disait qu’elle avait le reste de la sa vie pour se conformer à la société moderne et qu’à travers la vie qu’il lui proposait, il pouvait lui transmettre une alternative. »
A travers ce film, Debra Granik aborde une thématique régulièrement explorée par le cinéma américain : celle du retour à la nature. Le spectateur se souviendra d’« Into The Wild » de Sean Penn, de « Captain Fantastic » de Matt Ross ou du grand classique de Sydney Pollack, « Jeremiah Johnson » incarné par Robert Redford, situé au 19ème siècle.