Ours d’Or à Berlin pour son nouveau film « Synonymes », en salles le 27 mars, l’Israélien Nadav Lapid répondra aux questions du public poitevin du TAP Castille, le 1er avril, à l’issue de la projection de 20h30. Le cinéaste a gardé des liens forts avec le Poitiers Film Festival où il a été découvert en France, avec deux courts-métrages d´école. « Synonymes » a été tourné à Paris, ville où il a vécu. Comme son personnage principal, lui aussi a voulu rompre avec son pays en le fuyant.
J’ai découvert le cinéma de Nadav Lapid en 2005, à Poitiers, à l’occasion des Rencontres internationales Henri Langlois, depuis devenues le Poitiers Film Festival. Le cinéaste israélien présentait alors un court-métrage intitulé « Road » (lien youtube VO), film d’étudiant réalisé à la Sam Spiegel and Television Film School à Jérusalem.
Choc visuel et émotionnel
Ce jour-là, le choc visuel et émotionnel me fit immédiatement retenir le nom de ce jeune homme de 28 ans, alors inconnu.
Je me souviens surtout d’un garçon très curieux d’esprit, intéressé par tout ce que proposait le festival (…), quelqu’un qui savait très clairement ce qu’il voulait et qui savait l’imposer (C. Massé-Jamain, Poitiers Film Festival)
Que Nadav Lapid reçoive l´Ours d´Or à Berlin le 17 février dernier pour son troisième long métrage, « Synonymes » (rencontre à Berlin – Télérama), constitue à peine une surprise; une récompense internationale devait un jour couronner son travail singulier.
Qu´il prenne le temps d´échanger lundi 1er avril avec le public qui l´a découvert il y a presque 15 ans témoigne de son attachement avec Poitiers et des liens noués au fil des années avec le festival du film.
Bande annonce :
Premième sélection à Poitiers
Son premier court-métrage sélectionné à Poitiers, « Road », racontait l’histoire d’ouvriers palestiniens excédés par l’attitude de leur patron israélien. Ils le kidnappaient, faisaient son procès et, à travers lui, celui du sionisme. Le film donnait à voir le conflit israélo-palestinien sous un angle particulièrement transgressif. La toute fin, saisissante et apocalyptique, a laissé une profonde impression en moi.
Poitiers découvre alors un jeune cinéaste audacieux. Dans les couloirs du festival, quand on le croise, on tente quelques mots en anglais mais lui s’exprime déjà dans un français courant.
Nadav Lapid se souvient surtout de « la qualité des films sélectionnés ». « J’étais très étonné », m’a-t-il confié par téléphone depuis Israël à la mi-mars.
« C’était l’une des premières fois que son film était présenté en festival à l’étranger », se souvient Christine Massé-Jamain, chargée d’accueil des professionnels et de programmation au Poitiers Film Festival.
« De cette époque, je me souviens surtout d’un garçon très curieux d’esprit, intéressé par tout ce que proposait le festival », poursuit-elle. « J’ai rencontré à l’époque un jeune cinéaste très libre d’esprit, quelqu’un aussi qui savait très clairement ce qu’il voulait et qui savait l’imposer ».
Comme beaucoup d’étudiants cinéastes en compétiton à Poitiers, il garde de cette époque des liens d’amitié très forts.
« J’ai rencontré un étudiant allemand en cinéma qui est resté un très bon ami, quelqu’un avec qui je suis toujours en contact régulier. C’est un lien important pour moi qui a été créé à Poitiers. »
Le court-métrage « Road », via YouTube:
Deuxième sélection
Deux années plus tard, Nadav Lapid était à nouveau en sélection à Poitiers avec un second court-métrage d’école : « La petite amie d’Emile » (lien VOD). Le jeune cinéaste n’avait alors pas pu faire le déplacement.
« Dans ce film, on découvrait une jeune femme en quête d’elle-même, amoureuse d’un garçon qui brillait par son absence », se souvient Christine Massé-Jamain. « Et, à nouveau, dans ce court-métrage, le spectateur était confronté à un contexte politique, de manière très marquée, à travers l’émergence d’un dispositif policier massif anti-attentat lorsque la jeune femme oublie son sac par inadvertance. »
Premier long métrage primé
La sortie de son premier long métrage, « Le Policier », en 2012, confirme le talent du cinéaste. Il reçoit le Prix Spécial du Jury du festival du film de Locarno, le Prix du Public du festival des 3 Continents et, chez lui, en Israël, le prix du Meilleur Premier Film, Meilleur Scénario, Meilleure photographie au festival du film de Jérusalem
Son film se focalise sur la vie d’un jeune policier, symbole israélien ultra viril. L’homme, dont la femme s’apprête à accoucher, va être confronté à une attaque terroriste menée par un groupe de jeunes juifs israéliens. Une attaque de l’intérieur : le scénario, inimaginable, tend à mettre en lumière l’iniquité de la société israélienne.
Bande annonce du « Policier »:
Sensation à Cannes
En 2013, Nadav Lapid est de retour à Poitiers avec sa productrice, Anne-Dominique Toussaint (Les Films des Tourelles). Il est alors parrain du festival et participe au focus sur les pays méditerranéens.
Son second long métrage, « L’Institutrice », est en préparation. Avec Anne-Dominique Toussaint, il participe à la leçon de cinéma consacrée à la production cinématographique et évoque le travail en cours devant le public poitevin.
Bande annonce de « L’Institutrice » :
L’année suivante, « L’Institutrice » est sélectionnée à la Semaine de la critique à Cannes où il est à nouveau remarqué (critique du journal Le Monde) et fait sensation.
Ours d’Or à Berlin
Alors, quand on apprend que la Berlinale 2019 lui remet son Ours d’Or pour son nouveau film, forcément, on est heureux pour lui, mais surtout, on a hâte de découvrir ce « Synonymes » qui, chose faite quelques jours plus tard, se révèle tout aussi saisissant que ses deux précédents longs métrages et fait tout autant l´effet d’une déflagration.
Grand invité dans le cadre de notre Focus Israël, Liban, Palestine en 2013, #NadavLapid a été consacré récemment de l’Ours d’or de la Berlinale pour son film « Synonymes » ! #poitiers #cinéma #filmfestival #award @berlinalehttps://t.co/l74Xf0raHl
— PoitiersFilmFestival (@poitiersfilm) 6 mars 2019
Dans sa dernière oeuvre, Nadav Lapid interroge les questions d’identité de manière très frontale. Déjà encensé par la critique, « Synonymes » fait, ce mois-ci, la Une des Cahiers du Cinéma (Edito) (voir aussi entretien sur France Inter).
Au début du film, le personnage principal, Yoav, la vingtaine (interprété par Tom Mercier), fait la connaissance d’une jeune couple de Français (Quentin Dolmaire et Louise Chevillotte). Il vient d’arriver en France et a débarqué de nuit dans un appartement inconnu dont on lui a mis une clef de côté pour sa première nuit parisienne. Très vite, ses vêtements lui sont tous dérobés; il se retrouve nu, totalement mis à nu, tel un nouveau-né. Il court, nu, à la recherche du voleur, en vain, et se réfugie dans la baignoire où il se réchauffe sous un jet d’eau chaude. Insuffisant.
Nadav Lapid raconte que son personnage « est prêt à ça », à se retrouver à nu. « Il veut mourrir en tant qu’Israélien et renaître en tant que Français », explique-t-il.
Yoav rejette son identité israélienne et va jusqu’à refuser de prononcer le moindre mot d’hébreu.
C’est comme ça que ça s’est passé pour moi. D’une certaine manière, le film est la réécriture cinématographique des évènements que j’ai vécus (Nadav Lapid)
Une oeuvre très autobiographique
Cette position radicale a aussi, dans la vie, été celle du cinéaste. Nadav Lapid a lui-même, à un moment donné, rejeté son pays qu’il a fui pour vivre à Paris au début des années 2000.
La position du personnage « est radicale, oui, mais d’une manière aussi, c’est très simple: c’est juste comme ça que ça s’est passé pour moi, dans ma vie. D’une certaine manière, le film est la réécriture cinématographique des évènements que j’ai vécus. »
Recueilli par un jeune couple de Français qui l’enveloppe d’une couverture sur leur lit, Yoav va ainsi « renaître, comme un bébé dans ce lit » et se retrouver vêtu d’un magnifique manteau orange qui lui est offert par le couple et le démarque de tout et tout le monde. Pour le réalisateur, son personnage est « quelqu’un qui se détache et s’arrache de tout ». Et, en premier lieu, donc, de son identité.
Pour Nadav Lapid, Yoav se « rend compte qu’il y a des liens forts qui l’enchaînent et lorsqu’il veut les rompre, bien sûr, ce n’est pas évident, il ne suffit pas de prendre un avion pour Charles-de-Gaulle; il prend conscience par exemple que chaque mot d’hébreu contient un bout de cette identité dont il ne veut plus. Il va donc rejeter ça entièrement. »
Le film décrit aussi un personnage qui déambule à vive allure dans les rues de Paris.
Il regarde ses pieds, puis le ciel, embrasse la ville de sa singulière présence physique, massive et sensible. Il capte les sons, les odeurs et semble refuser de regarder droit devant lui. Yoav a le nez rivé sur le dictionnaire qu’il a acheté à son arrivée. Il apprend le Français en mémorisant à voix haute, les mots et leurs synonymes qui, dans Paris, résonnent comme une litanie à la fois tonitruante et poétique, évoquant autant la rafale de mitraillette que la rime. Rarement au cinéma la beauté d’une langue aura été ainsi révélée, éclatante, aux oreilles du spectateur, et de manière aussi troublante. La liste de synonymes fait l’effet d’un tourbillon de mots desquels émerge une profusion inattendue de sens, comme si le cinéaste donnait ainsi à entendre sa propre quête (de sens) et révélait cette plaie ouverte dans laquelle il trempe sa plume.
Ce n’est pas un film de gauche, ce n’est pas un film qui prône telle ou telle position ou politique. Mais Israël rend le personnage fou, oui. (…) Pour lui, être Israélien, c’est être soldat. (Nadav Lapid)
Alors que Yoav s’immerge dans la langue et la culture françaises, à l’écran, le spectateur suit un personnage en plein combat avec lui-même. S’agit-il pour le personnage de rompre avec son pays et sa politique ?
Pour Nadav Lapid, « ce n’est pas une question politique dans le sens étroit du terme, il n’est pas par exemple question d’une critique d’une politique israélienne, aux check-points ou dans les Territoires, ce n’est pas dans ce sens-là, ce n’est pas un film de gauche, ce n’est pas un film qui prône telle ou telle position ou politique. Mais Israël le rend fou, oui. Dans le film, on le voit. L’existence israélienne est représentée par des hommes musclés virils prêts à lutter pour leur pays et qui ne se posent pas trop de questions, qui sont toujours enthousiastes et prêts à l’action. On peut dire que c’est ce qui le rend fou, ce côté qui est lié à l’armée, cette chose agressive et violente. Pour lui, être Israélien, c’est être soldat. »
Yoav apparait tel ce combattant dont parle le réalisateur. Lorsqu’il s’engage, c’est à bras le corps. Rien n’est jamais fait dans la demi-mesure.
Il est confronté à une « déchirure entre être Israélien et être Français », raconte Nadav Lapid. « Il y a, à la base, cette dichotonomie israélien/français, violent et calme, radical et cultivé, militaire et bohémien. Cette déchirure existe à l’intérieur du corps de ce jeune homme. Il essaie de se débarasser de cette dichotomie, il essaie de faire triompher l’autre, le Français. Ses mots deviennent français mais son corps reste israélien, la trace du passé ineffacable est israélienne. »
Yoav mène un combat imminemment personnel, contre sa propre nature. Mais au moment où la France semble l’avoir intégré, son corps fait à nouveau l’expérience du rejet.
« Ce qu’il découvre, c’est qu’aucun pays n’est à la hauteur », poursuit Nadav Lapid, « à la hauteur de ce qu’on aurait aimé et peut-être découvre-t-il qu’il sera toujours une sorte de SDF du monde, que jamais il ne trouvera une identité qui lui conviendra entièrement et que, toujours, il se heurtera à des portes fermées. Son combat est de parvenir à changer son identité pour ne plus être prisonnier de lui-même. »
Dans son manteau orange, Yoav apparaît telle une figure héroïque, à part, capable de tout, mais qui a aussi ce pouvoir sur les autres, notamment ses amis français : celui de se raconter par le biais des histoires qu’il partage avec eux.
Encore une fois, ce troisième film de Nadav Lapid ne laisse pas indifférent. Sa force réside dans son inventivité narrative et dans une constante recherche formelle qui colle à l’évolution du personnage. « Synonymes » détonne par son propos et envoûte par sa capacité à réinventer ce qui fait cinéma aujourd’hui. Si son réalisateur est Israélien, le film lui est à 100% de production française. On se souviendra ainsi qu’en 2019, un réalisateur israélien a chamboulé le cinéma français.
Rencontre avec Nadav Lapid au TAP Castille à Poitiers, lundi 1er avril à 20h30 (Echange via Skype dans la salle à l’issue de la séance).
TAP Castille, 24 place du Maréchal Leclerc, 86000 Poitiers. Tél. +33(0)5 49 39 50 91 Contact : cinema@tap-poitiers.com