15 Juin

Une soirée avec Joan Baez à l’Olympia

A 77 ans, Joan Baez vient de remplir dix Olympia à Paris et des salles un peu partout en Europe avant une tournée des festivals cet été. Mais quel engouement conduit des milliers de personnes à aller applaudir la chanteuse folk américaine pour sa tournée d’adieu ? Comme le chantait un certain Bob Dylan, tendez l’oreille, « la réponse est portée par le souffle du vent »…

Dimanche 10 juin 2018, l’Olympia à Paris annonce le concert du soir de Joan Baez. (C. Massé / France 3 Poitou-Charentes)

Radieuse et enjouée. A son entrée sur la scène de l’Olympia, dimanche soir, Joan Baez arborait un très large sourire. Un salut de la main à son public, la chanteuse saisissait ensuite sa guitare et entamait un classique de son répertoire : un morceau de Bob Dylan, « Don’t Think Twice », une ballade dans laquelle un homme signe la fin d’une romance avec une jeune femme à qui il « donna un jour son cœur » mais qui ne put s’empêcher de lui réclamer « son âme ».

Ce soir-là, la salle était comble. Tout comme les neuf autres dates du passage parisien de sa tournée d’adieu. Cinq nouvelles dates ont été ajoutées en février 2019. Cela suffira-t-il ? Certains sont là car ils sont fans, d’autres pour écouter chanter une fois dans leur vie l’une des légendes américaines des années Soixante. Les combats de l’époque, contre la guerre au Vietnam, en faveur de la lutte pour les droits civiques des Noirs, et pour la lutte non-violente rencontreraient un nouvel écho aujourd’hui, suggèrent certaines plumes. Notamment à l’aune des années Trump. C’est possible. Mais une évidence s’impose : comme à ses débuts en 1959, la chanteuse ébranle par sa voix et son propos.

Qu’elle entonne des classiques de Bob Dylan (« It’s All Over Now, Baby Blue » et « Farewell Angelina » suivront), qu’elle interprète ses propres textes (« Diamonds and Rust » ou « Here’s to You ») ou qu’elle présente des morceaux écrits par d’autres artistes pour son dernier album « Whistle Down The Wind », la chanteuse construit tout au long de son tour de chant un propos ancré dans l’expérience humaine. Pour elle, l’enjeu demeure le même : donner une voix à celles et ceux qui n’en ont pas. Ainsi, celle qui se décrit comme une troubadour, n’a de cesse de nous raconter, collectivement. De donner à entendre un récit de l’épopée de notre époque.

Si elle chante désormais une octave plus bas, elle ne cherche en rien à dissimuler les aspérités de ses cordes vocales. Joan Baez impressionne par une technique irréprochable et souvent bouleversante. Une faille dans la voix devient une force, une ressource pour dévoiler une émotion. Quand on l’écoute, on se dit que l’on ne s’est pas trompé. La dame n’a rien perdu de sa superbe.

« Aucune démonstration inutile chez elle, me disait mon amie Marie-Claire en sortant du concert, juste ce qu’il faut pour l’on tienne debout. »

Tout réside peut-être là, effectivement.

L’héritage folk anglo-irlandais

Au début de sa carrière, Joan Baez chantait le répertoire folk anglo-irlandais, celui hérité de l’émigration européenne aux Etats-Unis, qu’elle tenait en partie de sa mère, née en Ecosse. Souvent des ballades tragiques, parfois le récit de meurtres ou de jeunes femmes dont les hommes se disputent l’attention et l’amour. L’Amérique serait née dans la violence, raconte Martin Scorcese dans son film « Gangs of New York ». Les ballades folk le disent à leur manière et semblent l’inscrire dans la mémoire collective américaine.

Lorsque la lutte pour les droits civiques prend de l’ampleur, Baez inclut dans son répertoire les hymnes du mouvement et les morceaux de jeunes auteurs compositeurs interprètes, les songwriters de son époque, dont Bob Dylan qu’elle impose à son public. Dans sa voix, des morceaux tels que « Blowin’ in the Wind » deviennent des hymnes avant que leur auteur ne soit réellement reconnu du grand public.

Une épopée américaine

A travers ses choix musicaux, elle propose une lecture de l’épopée d’une Amérique en plein bouleversements sociaux et politiques. Tel un héro issu de la mythologie, elle semble vouloir montrer le chemin. Un autre chemin. Le récit qui se construit au fil de ses concerts et de ses albums dessine une époque et les contours d’un monde possible. Lorsque la guerre du Vietnam conduit la jeunesse américaine à la mort, elle est encore là, guitare au poing, refusant de cautionner la logique guerrière de son pays à l’étranger.

A l’orée des années Soixante-Dix, les luttes qui l’ont vu naître auprès du public se résolvent. L’égalité des droits entre blancs et noirs est acquise dans la loi, la guerre au Vietnam est terminée, mais Martin Luther-King a été assassiné, le 4 avril 1968 à Memphis.

Lors d’un entretien que j’ai eu avec elle aux Etats-Unis en 2010, elle disait qu’il lui « était impossible d’en parler ». Le regard chargé par l’émotion, elle retenait difficilement quelques larmes et poursuivait son propos, évitant d’entrer dans trop de détails. Celui qui était devenu son ami, qu’elle avait accompagné dans deux nombreux défilés pacifistes et qui, en retour, l’avait soutenue ouvertement dans sa lutte contre la guerre au Vietnam, n’était plus. L’histoire retient que c’est au moment où Martin Luther King afficha son appui à la lutte contre cette guerre (où de nombreux noirs américains étaient envoyés) qu’il perdit le soutien de la Maison Blanche… ouvrant la voie à son assassinat. Mais peut-être, ce jour-là, l’émotion était-elle aussi nourrie d’un souvenir fondateur remontant à l’adolescence, lorsqu’à l’occasion d’une rencontre Quakers, la religion adoptée par ses parents, elle entendit l’orateur du jour : un jeune pasteur noir alors inconnu. A travers ses propos, Martin Luther King, raconte-t-elle dans son autobiographie « Et une voix pour chanter », venait de donner sens à quelque chose qui vibrait en elle, soudainement vivement ébranlé par son assassinat (1).

La fin des années Soixante marque alors pour elle l’ouverture d’une époque marquée par l’écriture de ses propres chansons. « Quelqu’un un jour m’a demandé mais pourquoi n’écrirais-tu pas toi aussi ? Je crois que c’était Phil Ochs. » Ainsi serait née sa première composition, « Sweet Sir Galahad », une ballade qui raconte le retour à la vie de sa soeur, la chanteuse Mimi Farina, après la mort de son mari, Richard Farina.

A travers ses textes, Joan Baez se raconte, et dit simplement l’expérience de vie d’une jeune Américaine de son époque. Des dizaines de chansons suivront, souvent sous-estimées de la critique. Mais quelques-unes, comme « Diamonds and Rust », sont associées au meilleur de la folk. En partie parce qu’il y est question de sa relation amoureuse avec Bob Dylan. A moins que ce ne soit le récit de cette victoire sur le passé, cette capacité à balayer d’un revers de la main les souvenirs « rouillés » par la nostalgie.

Dimanche soir, la chanteuse célébrait, lumineuse, une fin de carrière apaisée. Les morceaux qui l’ont construite et ont donné sens à son propos ont résonné, telles de petites victoires acquises face aux grandes défaites. Tout comme les chansons les plus récentes, toujours aussi ancrées dans l’époque, à l’image de  « The President Sang Amazing Grace » de Zoe Mulford qui raconte une visite du président Obama à Charleston en 2015 dans une église noire endeuillée par une tuerie. Barack Obama, ne sachant quels mots trouver pour apaiser la douleur de la communauté, avait simplement entonné cet hymne du mouvement des droits civiques et bouleversé l’Amérique.

Lors de notre entretien de 2010, Joan Baez m’avait confié : « Je parlais récemment avec mon manager et il me disait, ne mets pas un terme à ce que tu fais, car tu es probablement la dernière à le faire, il n’y aura peut-être personne pour reprendre le flambeau » (de la chanson militante). A l’Olympia, la troubadour des années Soixante a pourtant réussi la démonstration qu’une vie d’engagements résidait moins dans les slogans que l’on affiche que dans l’audace des textes d’un répertoire exigeant.

 

Note –

(1) – Baez, Joan – « Et une voix pour chanter » (Presses de la Renaissance, 1988), Livre de poche, 48.

« Lorsqu’il eut terminé son intervention, j’étais debout, hurlant et pleurant à la fois : King donnait une forme et un nom à mes croyances passionnées mais imprécises. Peut-être à cause de ce véritable mouvement qui s’organisait, j’eus l’impression bien excitante que mon pacifisme « menait quelque part ». » (48)