Pour les gens qui partagent la belle passion des toros, les dimanches de corrida dans les Landes ont un parfum unique, irremplaçable. Pas simplement parce que l’aficion de ces terres taurines là est à nulle autre pareille, mais parce que le partage va bien au-delà des deux heures que durent le spectacle.
En général, on arrive le matin, et il n’est pas rare que quelques carcassades de canards gras vous attendent sur une bonne braise, pas loin des portes des arènes.
Puis c’est le bar du village, la lecture commentée à voix haute, entre deux cafés, du Sud Ouest du jour, mauvaise foi comprise.
Les amis arrivent, surtout ceux que l’on n’attendait pas. On reprend un café, un Perrier, on est au soleil, à considérer l’art si particulier qu’on a, par ici, de tailler les mûriers-platanes.
On s’inquiète déjà de ce qu’on va manger à midi.
Ici ou là, une messe se termine : on voit passer, en petits groupes vifs, les fidèles qui se pressent vers le pâtissier. La messe, on s’en fout, on n’y était pas. Et puis on n’aime pas les gâteaux. Ou alors les tartes aux fraises, avec une très bonne pâte brisée.
En fait, c’est surtout la messe, qu’on n’aime pas, souvenirs d’enfance des petites lâchetés des uns et des autres, des silences et des omissions. Oui, la messe, on fait plus que s’en foutre, mais grâce à elle, et aux platanes, on se croirait dans une chanson de Charles Trénet. Alors c’est bien comme ça.
Une vieille dame passe : elle vient de chercher son pain chez le boulanger de la place. On regarde l’heure. On se dit que chaque jour, au même moment, à cinq minutes près, elle doit passer ici, près de la table où l’on s’est installé. Le pain sous le bras, le journal…
D’ailleurs, l’église ou la Mairie vient d’envoyer les cloches : il est midi.
On passe au rosé glace.
On ferme les yeux. Le soleil s’empare tout à coup des visages. On voit rouge.
Deux jeunes filles sortent d’une ruelle, juste derrière le café. Elles rigolent en regardant leur téléphone portable. Quand elles arrivent à la hauteur de la terrasse du café, elles ne voudraient pas, mais leur allure, leur pas, changent imperceptiblement. Elles savent le regard des attablés.
D’autres amis arrivent. Ils sont en retard. Rien de grave : encore cinq ou six heures avant les toros. On se demande quand est-ce que la vieille dame au pain a vu sa dernière corrida…
Ces moments de douceur, ces instantanés de village au goût de toros à venir, je prétends que seules les arènes landaises sont capables de les offrir à l’aficionado attentif. Vous ne trouverez jamais ailleurs une telle qualité d’atterrissage, d’accueil au sens propre du terme. Ou il faudrait aller bien loin, dans quelques villages d’Andalousie. Mais la douceur landaise est unique, éclairée de l’intérieur par une lumière très particulière.
Je pensais à ça, dimanche à Samadet, en passant à pied le troisième barrage de gendarmes qui bouclaient, à partir de neuf heures du matin, l’intégralité du centre. Je me disais : « C’est ça que nous perdons avec toutes ces conneries de manifestations d’anti taurins : la douceur, et le temple. Cette manière géniale de laisser passer les heures qui nous inquiètent. Ensemble, en considérant les autres. »
Au dernier barrage, le gendarme m’a rendu ma carte de presse avec un mot aimable. En m’éloignant, je me suis entendu lui dire : « Merci, et bon courage. »
Je me suis figé un peu plus loin. Au fait, bon courage de quoi ? Bon courage quand il faudra que tu casses la tête à un jeune couillon de Hambourg ou de Besançon venu manifester contre ce qu’il pense être une « barbarie » hors d’âge ? Bon courage pour nous empêcher de traîner en terrasse, les narines à l’air ?
Le bon sens et l’Observatoire auront raison de m’objecter que c’est le couillon d’Hambourg et pas le gendarme de Clermont Ferrand qui m’empêche de bader. Bien sûr.
Mais c’est plus fort que moi, je n’y arrive pas ! Aller aux arènes comme ça, protégé comme les Maîtres de Forges lors d’une grève, désolé, je ne peux pas.
Comme je n’arrive pas à me réjouir qu’on arrête ces gosses qui nous insultent à l’entrée des arènes. Je n’arrive pas à leur souhaiter le panier à salade, les claques préventives, la garde à vue désespérante. Ils ont le droit de manifester, de trouver que nous sommes de vieux réactionnaires sans excuses, ils ont le droit de le dire et de le penser. Simplement, ce qui serait super, c’est qu’ils fassent ça ailleurs…
A ce propos, que les antis taurins réfléchissent deux minutes (ça les changera) : ce n’est pas nous qu’ils doivent convaincre ! Ils n’y arriveront jamais… Le mieux serait qu’ils manifestent là où ils risquent d’être entendus. Devant les Préfectures, les Conseils Régionaux, à Bruxelles, bien sûr. En Crimée ! Mais pas devant les arènes ! Nous, nous continuerions tranquillement d’aller aux toros, comme de toute éternité, en traînant gentiment à la terrasse des bistrots. Et de temps en temps, nous irions nous aussi à Bruxelles, pour remettre leurs arguments à l’endroit.
Qu’ils manifestent, comme la Loi et la morale leur en fait droit. Mais ailleurs.
Alors merci aux maires des villes taurines françaises de leur courage et de leur ténacité. Merci à l’Observatoire et aux autres de pousser les fers de la Loi et de son respect. Mais tout ceci n’aura, tout le monde le sait, qu’un temps. La communauté nationale, en ces temps de crise grave, ne pourra pas longtemps supporter le coût du déploiement policier. Les manifestants le savent. C’est même leur objectif principal.
Les pouvoirs publics doivent donc – c’est de leur responsabilité – trouver autre chose pour empêcher ces face à face mortifères et imbéciles. Et vite.
Car moi, je ne veux pas aller aux arènes « protégé » par la Police. Et je ne veux surtout pas faire une croix sur le doux rêve landais des matinées de corrida, quand on se dit que, finalement, tout ça vaut vachement la peine d’être vécu…
Jean-Michel Mariou