« Il y a des jours où l’on devrait pouvoir indulter la nuit… »
Il est près de cinq heures du matin. Nous ne sommes plus que trois ou quatre, accrochés au zinc du bar Le Méditerranée, rue Roussy à Nîmes. Ivres et heureux. Derrière son comptoir, Marius, le patron, vient de lâcher dans un soupir cette phrase qui va nous poursuivre pendant des années. Dans l’après-midi, Enrique Ponce a gracié un toro dans les arènes de la ville. Un moment exceptionnel, inoubliable. De ces petits miracles, on sort toujours transformés, un peu meilleurs qu’avant.
Mais l’accomplissement taurin réclame que l’on ajoute à ce bonheur des mots, des rires nerveux, de l’alcool, des phrases, sérieuses ou délirantes, des cris, des analyses, des souvenirs, des accolades, des bouts de poèmes et des yeux ronds. Une grande faena n’existe que lorsqu’on l’a suffisamment rabâchée, car l’on ne peut, littéralement, jamais en croire tout à fait ses yeux.
Pour ce travail de contre deuil (de naissance, donc ? « travail » est aussi le mot qui désigne la phase de préparation à l’accouchement), pour ce dernier temps du triomphe taurin qui consiste à tenter de le fixer définitivement, comme la couche de laque rajoutée à un tableau fini, il faut un lieu. Comme un atelier. Ce sera, le plus souvent, un bar taurin. Celui de Marius, à Nîmes, était le plus merveilleux de tous.
On n’ira pas jusqu’à prétendre que tout était pensé dans ces moindres détails, mais l’agencement des tables et des circulations vous obligeait, d’abord, à vous arrêter au zinc. Certains n’allaient pas plus loin. D’autres gagnaient les grandes tablées bruyantes d’amis regroupés comme autant de sectes pour célébrer les corridas du jour. Nous, nous glissions toujours jusqu’à la petite cour du fond, où Geneviève servait le pain andalou et les sèches à la madrilène. Et quelques rasades d’amitié. C’est au retour, avant de pouvoir atteindre la rue, que Marius vous arrêtait au bar. On y a bu de tout, des alcools doucereux, des rivières d’anis, du whisky ou du gin, de sages bières ou des Armagnacs de Decazeville. Toujours Marius souriait, bienveillant, amical, et toujours revenant, du fond de son immense aficion, à ce qui nous rassemblait là : la corrida du jour, avec ses risques et ses déceptions, ses merveilles et ses surprises.
Ce jour-là, le jour de Ponce, nous avions mis sept heures à répéter la même chose, que nous avions bien vécu, ensemble, finalement, ce que nous avions vu. Et dans l’ivresse épuisée qui nous faisait enfin glisser à petits pas vers la porte et la rue, il y avait eu cette phrase, merveilleuse pépite qui avait enfin dit ce que nous cherchions tous.
Chaque aficionado français, pour peu qu’il mérite ce beau nom, a un souvenir de ce genre avec Marius, dans son bar, un soir de corrida. C’est en ça qu’il était grand.
Il y a quelques années, Marius avait disparu plusieurs semaines dans les limbes de cette maladie qui l’a finalement vaincu hier. Absent à la ville, et à lui-même. En sortant de l’hôpital, il avait raconté son coma délirant dans lequel il combattait avec acharnement et pundonor un lourd toro blanc. Il pensait l’avoir terrassé. Mais il y a des toros morts qui vous tuent. Celui qui ôta la vie à Yiyo lui planta sa corne dans le cœur alors que, transpercé par l’épée, il s’effondrait dans un dernier sursaut.
Marius est mort. Pour ceux qui aiment la vie par dessus tout, c’est une défaite. Pour nous qui aimions Marius, c’est un désastre.
Jean-Michel Mariou