Dans les années soixante-dix, on en aurait certainement pondu quelques pages savantes dans une revue de Sciences Humaines. On aurait intitulé ça :
« Volonté de spectacle et spectacle de la volonté« ,
et on aurait glosé à l’infini sur le « Paradoxe Padilla »…
Soyons honnêtes : tout ça n’aurait jamais dû se produire. Il y a deux ans, Juan José Padilla, sympathique torero spectaculaire de la fin des années 2000, se dirigeait tout tranquillement vers une retraite moyenne, comme la carrière qu’il déroulait depuis l’année 1994, au cours de laquelle il prit l’alternative.
Mais le 7 octobre 2011, dans les arènes de Saragosse, un toro de Ana Romero vint trancher, de la pire des manières, dans la chair biographique cousue d’avance. Padilla trébuche au moment de la pose d’une paire de banderilles, et reçoit un coup de corne dans le visage : traumatisme facial sévère, lésions auditives et du maxillaire irréversibles, perte de l’œil gauche… Les choses basculent. Et la presse raconte à l’infini cette carrière interrompue.
Mais à voir réécrire ainsi, sous le seul œil qui lui reste, la fin de son histoire, Padilla décide qu’il tiendra lui-même la plume. Et la muleta. Car démentant toutes les prévisions, il annonce à sa sortie de l’hôpital qu’il reviendra dans les arènes la saison suivante. Hochements de têtes. Mais bien sûr : après tout, il a bien droit à sa tournée d’adieux, comme un compagnon de la chanson borgne.
L’histoire taurine, qui a la mémoire longue, célèbre plusieurs borgnes, souvent pour leur courage, jamais pour leur longévité dans l’arène. Ainsi Manuel Domínguez Campos « Desperdicios », premier borgne de la tauromachie, l’œil droit énucléé par le toro Barrabas, le 1er juin 1857 dans les arènes du Puerto de Santa Maria : après la cornada, Domínguez s’arracha lui même le globe oculaire, pendant et inutile, avant de rejoindre à pied l’infirmerie. Cinquante trois jours après, le maestro « Desperdicios », borgne, reprenait l’épée…
Mais de Lucio Sandin à Luis de Pauloba, on sait que les toreros d’un seul œil ne font jamais long feu dans une arène…
En mars 2012, pour la feria d’Olivenza, la première de la saison, Juan José Padilla fait donc le paseo, un bandeau noir à l’ancienne posé sur l’œil. Pour cette première corrida, comme pour celles qui suivent, les gens viennent d’abord saluer le courage insensé de celui qui ne se rend pas. Qui, bandeau de pirate sur l’oeil, refuse la fatalité. D’ailleurs, cette histoire de pirate, c’est pas si mal : pourquoi est-ce qu’on ne creuserait pas l’idée ? Après tout, il s’agit, ici aussi, plus ou moins, de marketing et de désir du public. Va pour le pirate. Spontanément, les peñas s’emparent de la mise en icône, et les drapeaux de circonstance – tête de mort blanche sur fond noir – fleurissent dans les gradins, surgissent en marées houleuses à chaque vuelta. Et puis pourquoi ne pas garder ce bandeau, alors que la chirurgie esthétique vous refait un visage et un œil comme si de rien n’était ?…
Résultat des courses à la fin 2012 : Soixante et onze corridas toréées en France, en Espagne et aux Amériques : beaucoup plus que dans n’importe lesquelles des dix sept saisons qui précédèrent celle-ci !
Car petit à petit, le projet a prit forme : vendre, avec Padilla et sa tauromachie joyeuse, violente, populaire, l’image de l’infini courage, et du spectacle de son engagement. Il faut certes plus que du courage pour continuer à toréer, comme si de rien n’était – banderilles incluses – à toréer « comme avant », comme quand on avait deux yeux pour voir venir le danger – cornes incluses… Jusqu’à la blessure, c’était la volonté de Juan José Padilla de donner du spectacle, qui s’organisait dans ses apparitions. Désormais, c’est le spectacle de cette volonté que l’on met en scène.
Ainsi, quelque chose s’est installé, impeccablement, avec la dose de cynisme dont les taurins sont aussi capables, et que l’on prit plaisir à observer la semaine dernière à Mont-de-Marsan, où Padilla triompha vraiment devant un bon toro de Joselito.
Un triomphe de plus dans cette étrange marche glorieuse qui, depuis sa terrible blessure, fait de Padilla un homme riche et adulé. Dans le callejon, le maigre Diego Robles, qui veille sur sa carrière, ne dit, dans un sourire forcé, pas autre chose :
« Dans notre malheur, le pire c’est que ça ne nous soit pas arrivé trois ans plus tôt »…