15 Avr

Les élucubrations d’Antoine

produis carnésDe la même façon que l’escalafón taurin est archi dominé par les figures de José Tomás et de Morante de la Puebla, le paysage de la littérature « taurine » de langue française est surplombé par deux statues également aimables : Jacques Durand et Antoine Martin. Jacques, prince de la parcimonie, n’est pas ennemi de l’image ornementée ; Antoine, grand architecte de la déconnade savante, ne déteste pas la formule qui touche.

Le dernier (en date) livre d’Antoine Martin, « Produits carnés », est un recueil de nouvelles. Certaines ont déjà été publiées dans les compilations annuelles du prix Hemingway (l’auteur qui en fut le lauréat en 2009 avec le magnifique « Frère de Pérez » y a plusieurs fois participé, quelquefois sous son nom, quelquefois caché sous un pseudonyme) ; d’autres sont inédites. Mais peu importe qu’on les ai déjà lues ou qu’on les découvre : les avoir toutes sous la main est un délice.

L’auteur, si l’on comprend bien, a vécu la fin de l’enfance et l’adolescence dans un patelin du sud du pays sans attrait particulier. Il y a rencontré des personnages typiques mais pas exceptionnels. Il a vécu en un mot une vie parfaitement routinière. Mais sa mémoire infaillible a transformé ces quelques années en un gisement enchanté où il vient puiser la matière première de la plupart de ses contes. Et s’il veut renouveler le stock, Antoine Martin se borne à observer ce que le quotidien a de plus quotidien : supermarchés et émissions de télévisions.

Le reste est affaire d’imagination et de talent : Antoine ne manque ni de l’une ni de l’autre. Surtout, on sent dans chaque phrase le goût de plaire, l’envie de raconter. Les histoires peuvent être burlesques ou sinistres (et quelquefois les deux simultanément), on les lit toujours le sourire au lèvre. On est sous le charme de sa plume comme on le fut à la lecture de Marcel Aymé et d’Alphonse Daudet.

La langue d’Antoine Martin n’a peur de rien. Ni des outrances, ni de la juxtaposition des lexiques vulgaire et savant, ni des calembours. Mais elle est terrifiée à l’idée d’ennuyer le lecteur, ne serait-ce qu’un instant. Du coup, elle se lance dans des fantaisies construites selon des règles manifestement strictes, mais que l’auteur a le bon goût de garder secrètes. Le résultat, ce sont ces élucubrations réjouissantes. C’est un foisonnement constant, mais gracieux. On ne s’étonnera pas de retrouver dans une  même histoire les paroles de la chanson paillarde Bali Balo, des références (plus ou moins explicites) à la phénoménologie de Hégel, un marabout par ailleurs employé aux travaux de nettoyage d’un supermarché et une pantomime tauromachique organisée à des fins publicitaires.

Car tous ces textes ont un point commun : la corrida. Soyons honnête, la corrida selon Antoine Martin n’est qu’un prétexte pour parler d’autre chose.

Un peu comme la « vraie » corrida, non ?

 Produits carnés paraît ce 17 avril au Diable Vauvert.

Joël Jacobi

05 Avr

Joselito, le vrai

20140405_174458Il y a des vies qui paraissent n’avoir été vécues que pour être racontées dans un livre. Ainsi, celle de Belmonte, avec ses anecdotes tellement fameuses qu’on ne sait plus si le texte décrit la réalité ou si ça n’est pas plutôt l’inverse.

Celle de Joselito est de la même espèce : un roman qui attend son auteur. A-t-on idée, quand on va devenir figure de la tauromachie, de voir le jour dans un quartier chic de Madrid alors que vos parents vivent dans un minable gourbi ? D’être abandonné par sa mère ? D’assister son père dans ses petites affaires de dealer ?

C’est comme ça que commence la vraie vie de Joselito, le vrai, comme un roman d’apprentissage : un enfant malheureux victime de la cruauté des adultes et surtout de l’insouciance de son père, un filou, un noceur toxicomane qu’on n’arrive jamais à détester. Le jeune Joselito, au début du livre, c’est David Copperfield qui aurait quitté l’Angleterre victorienne pour l’Espagne de la movida.

Vient ensuite la rencontre avec la tauromachie et le personnage clé de la carrière de notre torero : Enrique Martín Arranz. C’est un professeur de tauromachie autoritaire, puis un père de substitution tyrannique, enfin un père tout court. Un type que notre héros vénère, mais qu’on n’arrive pas à aimer tout à fait.

L’adolescence taurine de Joselito à l’école taurine de Madrid, puis dans la maison d’Enrique qu’il partage avec El Fundi et Bote, c’est une vie de légionnaire. Entraînement à n’en plus finir, discipline de fer et brimades. El Fundi craque, Bote se fait blesser et la figure taurine de Joselito se forme. Cette silhouette arrogante et fragile, ce halo de mélancolie dans quoi il donnait toujours l’impression d’évoluer quand il était vêtu de lumières, ce regard qui osait si rarement se lever vers les gradins, tout ce qui faisait le charme de ce torero se comprend à la lecture de ces pages.

Ce livre si fort, si personnel, cède hélas aux conventions du genre. Se trouvent ainsi rassemblés, heureusement dans un seul chapitre, toutes sortes de lieux communs sur la tauromachie. Parmi lesquels la sempiternelle phrase de Belmonte (hélas !) selon laquelle se torea como se es, on torée comme on est. Une banalité tautologique dont les taurins nous rebattent unanimement les oreilles (en prenant l’air inspiré) depuis des générations.

A ce détail près, Joselito le vrai qui abonde par ailleurs en révélations savoureuses sur les relations du maestro avec ses collègues Ponce, Rincón, Jesulín ou José Tomás est un texte passionnant.

 

Un livre indispensable dans la bibliothèque taurine.

 Joël Jacobi

Joselito, le vrai est paru aux éditions Verdier.