De la même façon que l’escalafón taurin est archi dominé par les figures de José Tomás et de Morante de la Puebla, le paysage de la littérature « taurine » de langue française est surplombé par deux statues également aimables : Jacques Durand et Antoine Martin. Jacques, prince de la parcimonie, n’est pas ennemi de l’image ornementée ; Antoine, grand architecte de la déconnade savante, ne déteste pas la formule qui touche.
Le dernier (en date) livre d’Antoine Martin, « Produits carnés », est un recueil de nouvelles. Certaines ont déjà été publiées dans les compilations annuelles du prix Hemingway (l’auteur qui en fut le lauréat en 2009 avec le magnifique « Frère de Pérez » y a plusieurs fois participé, quelquefois sous son nom, quelquefois caché sous un pseudonyme) ; d’autres sont inédites. Mais peu importe qu’on les ai déjà lues ou qu’on les découvre : les avoir toutes sous la main est un délice.
L’auteur, si l’on comprend bien, a vécu la fin de l’enfance et l’adolescence dans un patelin du sud du pays sans attrait particulier. Il y a rencontré des personnages typiques mais pas exceptionnels. Il a vécu en un mot une vie parfaitement routinière. Mais sa mémoire infaillible a transformé ces quelques années en un gisement enchanté où il vient puiser la matière première de la plupart de ses contes. Et s’il veut renouveler le stock, Antoine Martin se borne à observer ce que le quotidien a de plus quotidien : supermarchés et émissions de télévisions.
Le reste est affaire d’imagination et de talent : Antoine ne manque ni de l’une ni de l’autre. Surtout, on sent dans chaque phrase le goût de plaire, l’envie de raconter. Les histoires peuvent être burlesques ou sinistres (et quelquefois les deux simultanément), on les lit toujours le sourire au lèvre. On est sous le charme de sa plume comme on le fut à la lecture de Marcel Aymé et d’Alphonse Daudet.
La langue d’Antoine Martin n’a peur de rien. Ni des outrances, ni de la juxtaposition des lexiques vulgaire et savant, ni des calembours. Mais elle est terrifiée à l’idée d’ennuyer le lecteur, ne serait-ce qu’un instant. Du coup, elle se lance dans des fantaisies construites selon des règles manifestement strictes, mais que l’auteur a le bon goût de garder secrètes. Le résultat, ce sont ces élucubrations réjouissantes. C’est un foisonnement constant, mais gracieux. On ne s’étonnera pas de retrouver dans une même histoire les paroles de la chanson paillarde Bali Balo, des références (plus ou moins explicites) à la phénoménologie de Hégel, un marabout par ailleurs employé aux travaux de nettoyage d’un supermarché et une pantomime tauromachique organisée à des fins publicitaires.
Car tous ces textes ont un point commun : la corrida. Soyons honnête, la corrida selon Antoine Martin n’est qu’un prétexte pour parler d’autre chose.
Un peu comme la « vraie » corrida, non ?
Produits carnés paraît ce 17 avril au Diable Vauvert.
Joël Jacobi