25 Août

Parce que c’était lui, parce que c’était moi…

main

 

Il vient de faire son footing. Nous sommes samedi matin je viens de finir mes consultations. Il est transpirant, souriant, beau. Nous sommes en septembre et son teint halé fait ressortir ses yeux si bleus. Adrien, c’est l’homme parfait ! Marié depuis plus de 20 ans avec Isabelle (il n’a eu qu’elle dans sa vie), il a deux enfants superbes, un super job, il a 45 ans. C’est beau la vie !

 » Regarde, Antoine, quand je cours j’ai des muscles qui sautent sans arrêt.  »

Je  ne peux, à cet instant, penser une seconde que je viens de commencer le film le plus triste de ma vie professionnelle. Je suis hors drame, je suis dans la « bisounours life ». Tout le monde rêve de connaitre Adrien, sa femme, belle comme une rose, ses deux enfants Camille et Matéo aussi beaux que vifs et intelligents.

J’examine ses muscles, son dos, ses jambes, tout en lui parlant du dernier match de Toulouse contre Toulon (il adore le rugby).

 » C’est vrai que ça saute tes petits muscles, tu es fatigué ? »

– Pas plus, je viens de courir une heure, je me prépare pour le marathon du Médoc.

– Je vais te faire faire un bilan pour voir si tu n’as pas de carence, magnésium, fer etc. »

Je ne pense à rien, je le regarde, il n’est pas inquiet, sourit, plaisante sur mon écriture plus arabisante que médicale. Ma réflexion sur le bilan sanguin que je demande me fait avoir les yeux dans le vague et par hasard (ou nécessité) ils se posent sur ses mains. Il n’a plus de muscle dans le creux de sa paume droite, juste sous le pouce.

Je lui demande de me la montrer, je la touche, la caresse. Je le regarde, je suis ému, je suis bouleversé. Il ne comprend pas, il me lance: « ça va Antoine ? »

Mon cortex vient de connecter les cellules de ma mémoire d’internat: « fasciculations plus amyotrophie de la loge thénar » = sclérose latérale amyotrophie, maladie de Charcot !

Maladie de Charcot c’est la descente aux enfers, c’est la mort par supplice, ce sont tous les muscles qui se paralysent un par un, sauf ceux des yeux. Le cerveau fonctionne jusqu’à la fin, la mort est atroce et arrive maximum en 3 à 4 ans.

Mon ami est là devant moi, heureux, souriant, se demandant sûrement si son copain qui lui caresse la main de façon attendrissante n’est pas entrain de changer de sexualité alors que  je viens de commencer un compte à rebours de fin de vie, de fin de SA vie.

Je me reprends et l’humour (mon arme de protection fatale) me pousse à lui lancer:  » t’as de beaux yeux tu sais » façon Gabin.

Mon diagnostic clinique est sûr. Je ne veux pas y croire. Ce n’est pas possible, pas lui, pas cet homme merveilleux, cet ami, ce papa, ce mari, ce sportif.

Heureusement que les examens complémentaires existent en médecine. Ils permettent de retarder l’annonce du verdict et surtout de s’y préparer.

 » On va faire le bilan et je vais demander un électromyogramme.

– Tu penses à quoi ? »

Il a l’air soudainement inquiet et ses yeux rieurs d’il y a quelques secondes sont interrogatifs avec les sourcils en accents circonflexes comme si il essayait de pénétrer dans mes circonvolutions cérébrales.

Ma réponse est nulle: « à tout et à rien, t’inquiète pas ».

Il est midi, je monte dans ma voiture. Habituellement je ressens un grand bonheur de finir ma semaine,de rentrer chez moi, décompresser, voir mes enfants et me saouler de matchs de rugby, allongé sur le canapé, le D4 à la bouche.

Mais là, je suis k.o ! J’ai envie de pleurer, je n’y arrive pas. Je roule sans savoir où je vais, je ne pense à rien, je suis mal, j’ai une boule de la taille d’un ballon de foot dans le ventre. Je déteste mon métier, je me déteste, je déteste celui en qui je crois, ce connard de Dieu pourquoi faire du mal:

« Tu peux m’expliquer toi qui fait le beau le créateur, le gentil,  pourquoi tu fais ça? Tu es mauvais, tu donnes la vie pour la reprendre et faire souffrir. Adrien ne t’a rien demandé, tu lui montres un appartement témoin et tu l’enfermes dans un tunnel qui le fait glisser vers la mort ? Tu es un salaud mon Dieu ! »

Le plus dur quand on vit cela, c’est de rentrer en famille, de voir sa femme, ses enfants qui ne savent rien de mon tourment et de faire comme si rien n’était. Parler des devoirs du matin, de la chambre mal rangée, du match de Paul de demain, de la guitare de Louis, des futures vacances en famille. Je voudrais être seul sur une plage du bassin, les pieds sur le sable, la tête dans les étoiles. J’aimerais rencontrer mon Dieu et lui parler face à face et qu’il m’explique.

Le lundi quand je reprends mon travail, j’ai toujours ce sentiment d’être chanceux car je fais le plus beau métier du monde. Il me tarde de commencer ma journée. Ce lundi l’enthousiasme est remplacé par l’angoisse des résultats de l’irm et de l’emg d’Adrien. Mon empressement pour lui faire faire ses examens le surprend. Je suis lâche, je lui raconte que c’est pour vite lui trouver un traitement pour ses fasciculations or il n’y a pas de traitement…

Je suis très fier que l’on dise de moi : « il va très vite mais il a un bon flair diagnostic ». J’aimerais tellement me tromper aujourd’hui, j’aimerais tellement me dire ce soir : »Pourquoi as-tu pensé à une « sla » alors que c’est un manque calcium ou de magnésium ? »

18h- Le téléphone retentit. J’ai le coeur qui bat, j’ai devant moi une pauvre ado de 16 ans qui pleure car son petit copain vient de la laisser.

« Allô, Mareilhac? C’est Philippe, le neuro : « c’est une « belle sla », c’est sûr ! bravo ! »

Ma tête explose, mon coeur se fend en deux et lui ,cet andouille de neuro, technicien électrique me dit « bravo » !!  Bravo de quoi ? bravo pour annoncer à mon meilleur ami qu’il va souffrir, qu’il va mourir dans moins de 3 ans, que sa femme va se retrouver seule avec deux bambins ?

Et puis, pourquoi il dit « belle sla »?  Comment une telle maladie peut -elle être qualifiée autrement que monstrueuse, atroce, injuste ?

Je n’ai pas besoin d’appeler Adrien, il vient lui même, poussé sûrement par le souvenir de ma tristesse en lui caressant la main samedi.

« Alors, tu en penses quoi ? »

Je ne sais pourquoi dans de telles situations j’arrive à parler, des phrases automatiques que je ne maitrise pas mais qui sont justes et à propos.

« Je pense que c’est une atteinte de la moelle, que cela peut aller du plus grave au plus bénin, il va falloir voir un bon neuro ».

– Arrête Antoine, dis moi, tu penses à quoi ?

– Tu m’embêtes Adrien, j ai peur que tu aies une vilaine merde.

– Je le sais depuis samedi, quand je t’ai vu me caresser ma main. J’ai su, j’ai tout cherché sur internet, j’ai une maladie de Charcot, je suis foutu, mais ça va, je vais me battre. Les miracles, tu sais ça existe ».

Ce mec est l’homme parfait, il avait déjà tout et maintenant alors qu’il se sait condamné il a la dignité, le courage, la force.

Le lendemain, sans avoir fermé l’oeil de la nuit, je ressens une oppression énorme, je suis désemparé. Adrien m’a toujours parlé de son meilleur copain à Toulouse. Il est pharmacien, il s’appelle Jean-Luc. Ma seule idée de la journée c’est de le retrouver, de lui parler, de parler à quelqu’un qui aime Adrien. Je n’ai pas le courage d’appeler Isabelle, sa femme. Les réseaux sociaux servent à quelque chose, en regardant sur sa page je vois un de ses amis qui se prénomme « Jean-Luc ». J’appelle et je trouve une voix chaude, humaine, transpirant la ville rouge et Nougaro.

« Je ne vous connais pas mais nous avons un ami très cher en commun, Adrien ».

Le ton de sa voix exprime de suite, la compréhension, il sait que c’est grave.

« C’est bon, arrête j’ai tout pigé. Il est foutu…  » Il se met à éclater en sanglot et …moi aussi. On arrive même plus à parler.

Ce qui a de merveilleux dans la vie, c’est comme il est écrit  dans l’ecclésiaste: « Ce qui fut, cela sera; ce qui s’est fait se refera ».  Et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Jean-Luc est, depuis ce jour-là et encore aujourd’hui, mon indispensable ami.

La leçon de vie que j’ai vécu pendant 3 ans m’a beaucoup plus apporté que les heures allongées sur un divan. Aux cotés d’Adrien et Isabelle, j’ai tout appris, j’ai essaimé une marguerite où je disais bonheur, force, humilité, simplicité, courage, humour, amour, amour, amour jamais tristesse.

On ne peut détailler ces 3 ans où du choc du départ, on passe de l’espoir à la désillusion, de la souffrance à l’agonie.

Deux mois après la certitude du diagnostic, Adrien a voulu manger avec moi. Simplement, il m’ a dit:

« Antoine, prends soin d’eux. »

Je vois mon ami devant moi, me regardant droit dans des les yeux, sur ses deux jambes, comment voulez-vous que je ne lui dise pas.

« Bien sur, je te le promets Adrien, je te le jure ».

Il ne me répond pas il se lève, m’ embrasse et me serre  dans ses bras pendant un long moment.

Trois ans sont passés. Adrien est dans sa chambre, trachéotomisé, il ne bouge rien, il est assisté jour et nuit. Isabelle est là 22h sur 24. Elle essaie pendant deux heures de gymnastique intense de se défouler comme un boxeur à deux mois d’un championnat de boxe. Il a toute sa conscience et ne peut communiquer que par le clignement des paupières. Je lui montre lettre après lettre et la fermeture des paupières signifie que je dois la retenir.

Un soir, Adrien veut me parler, enfin cligner..

Il me rappelle ma promesse …. il est parti cette nuit-là.

Je t’aime, Adrien.