Voilà, je viens d’avoir les résultats du concours de médecine ! Je suis reçu ! Je vais pouvoir vivre mon rêve : être médecin !
Ma vie bascule, je sais aujourd’hui que cette première année terminée, je vais rentrer dans le vif du sujet : voir, toucher, soigner des malades…
Je reviens d’un match à Clermont-Ferrand où j’ai joué en première (et où j’ai perdu), je prends un train de nuit pour retrouver ma famille en congés. Je suis dans l’euphorie la plus complète, tout me réussit : rugby, médecine, copains, famille.
Je partage un compartiment du train avec une dame sympathique très bavarde d’un âge plus près de la retraite que du mien.
– Tu fais quoi comme étude ?
– Médecine, Madame.
– En quelle année ?
L’euphorie et les restes de ma troisième mi-temps clermontoise me poussent avec aplomb à lui lâcher :
– Je viens de passer l’internat (me permettant ce mensonge car persuadé que j’ai très peu de chance de retrouver cette inconnue du train)
– Bravo, tu es bien jeune, tu dois être très doué.
– Non, non, pas du tout, travailleur surtout ! (modeste)
Quinze jours plus tard, c’est la rentrée. J’ai le choix de mon premier stage : orthopédie au CHU avec le professeur Sénégas. Le ponte, le Dieu, le Patron, le rugbyman et celui qui a opéré mon genou en juin.
La blouse blanche est repassée, mon premier stéthoscope autour du cou (ils font comme ça à la télé), je vais découvrir mon Eden, je vais « sauver des vies » !
– Oh, Antoine, cela me fait plaisir de te voir, comment va ton genou ?
– (tremblant de peur devant ce monstre sacré que représente le professeur Sénégas), je lui dis un petit : super, j’ai rejoué à Clermont.
– Tu as gagné, j’espère ?
– Non, nous avons pris 35 points !
– Allez, oublie tout ça, je t’amène au bloc, tu vas assister à ta première opération .
C’est fou, cela fait cinq minutes que je suis rentré dans l’hôpital, le Patron me propose de l’accompagner voir une grosse intervention, il m’appelle Antoine et me parle de rugby. Je dois faire un rêve, ce n’est pas possible !
Il m’accompagne, discute de ma note d’anatomie au concours, du match perdu, de tout, de rien et moi je souris béatement. On rentre dans le vestiaire, il me demande de m’habiller en cosmonaute, en chirurgien quoi !
J’essaye de regarder ses gestes, j’admire son corps d’athlète. Je me sens tout petit ; un frisson de bonheur et de trouille m’envahit.
Je rentre dans ce bloc glacial où un traumatisé de la route est déjà allongé sur la table. Le Patron m’initie à mettre ma première paire de gants stériles, comme un instituteur de classe maternelle apprend à un bambin à se rhabiller (pince toi Antoine, tu ne rêves pas !). Après deux essais, j’arrive enfin à mettre mes gants en respectant l’asepsie.
Arrive un étudiant de sixième année, qui m’a vu en grande difficulté et me lance un : « Bonjour gamin, alors on opère ? ». Tout en me tendant sa main pour me saluer. Machinalement, je lui tends la mienne. C’était le piège ! Je ne dois jamais rien toucher puisque les gants sont stériles et donc… je dois recommencer cette manipulation « gantesque » et moi, je suis grotesque !
Et là, va commencer après le rêve, le cauchemar.
Tout est prêt. Le Patron commence : il fait la première incision au niveau du cou. Le froid glacial du bloc n’empêche pas une bouffée de chaleur dans tout mon corps. Je transpire, mon kimono de chirurgien se transforme en serpillère humide, des perles de sueur coulent sur mon front, je tremble, j’ai peur !
Je regarde juste derrière le Patron le petit filet de sang qui surgit sous le bistouri. Je vois tout d’un coup tout clair, tout trouble et… je me retrouve par terre, allongé, avec des dizaines de personnes qui me tapent dessus et me disent : « ouvre les yeux, ouvre les yeux, tu as eu un malaise vagal ».
Le Patron continue imperturbablement ses gestes et moi, je suis ridicule en train de perturber tout le monde. On me porte dans le vestibule, on me donne du sucre, je reviens juste à moi, je suis humilié.
Une femme s’approche de moi, me prend la main et me regarde fixement. Je ne la reconnais pas, puis en enlevant son masque, elle me sourit et me dit : « Alors, jeune homme, je croyais que vous veniez d’être reçu à l’internat ? ».
Mon humiliation est à son comble : c’est la femme du train de nuit qui est infirmière du bloc ! Mon mensonge de ce voyage d’une nuit d’été me servira de leçon et m’apprendra que la modestie et l’humilité doivent être les piliers de la réussite médicale.
J’ai le calot de travers, je suis debout, plus blanc que ma blouse, le masque serré contre mon visage, je veux revenir au bloc. Je suis un compétiteur, je ne veux pas que le patron rigole de moi, je repars !
– Alors Antoine (tout en continuant d’opérer) tu es un peu sensible ?
– Non, non, je n’avais pas mangé ce matin (encore un mensonge car j’ai dévoré une baguette entière).
– Bon regarde, je vais prélever un morceau d’os à la hanche pour caler entre deux vertèbres. Il réincise la peau et le coup de bistouri fait resurgir le même filet de sang.
Le compétiteur, vous savez l’interne du train, le grand joueur de rugby, le docteur Mamour… et bien il a encore plus chaud, il transpire comme un Zidane après un match, il essaye, essaye, essaye encore et… pouf de nouveau, il se retrouve par terre ayant perdu connaissance, le crâne fendu en tombant. Il saigne, il s’est fait dessus et ne sait plus comment il s’appelle, ni où il est !
Le Patron me regarde avec ses petits yeux rieurs et me dit : « Je crois que c’est bon Antoine, tu peux rentrer chez toi… ».
En conclusion, j’ai appris ce jour-là un mot important : humilité.
Merci Patron !