17 Oct

Toi mon amour, toi mon enfer

vieux_drmaisonIls se détestent depuis 45 ans !

Ils sont mariés depuis 46 ans !

Quand ils viennent au cabinet, c’est toujours le même scénario : rendez-vous 16h, arrivée 15h30. Passage devant la secrétaire, monsieur soulève son chapeau en guise de bonjour, il précède sa femme de façon inélégante sans lui retenir la porte. Il fait couler son café de la machine. Elle arrive, péniblement en soufflant, et parlant seule à voix basse : « ça lui écorcherait sûrement la main de me tenir la porte à ce gros bonhomme ! ».

Il boit son café, discute de façon agréable avec les autres patients sans se soucier de sa femme. Il se retourne devant la secrétaire pour demander si j’ai du retard et prend un de ces journaux qui sont dans ma salle d’attente depuis si longtemps (un Match des années 90 ou un VSD annonçant la mort de François Mitterrand.) Cela a le don de le mettre en en colère « on va lui prêter des sous à ce toubib, il pourrait renouveler son stock ! »).

Comme une tortue, elle arrive juste pour s’asseoir mais jamais à coté de lui ! Elle ne dit rien aux autres,  continue à marmonner : « Quel malotru ! Mon mari ne m’a jamais aidée, moi qui suis handicapée par mes douleurs et mon embonpoint ». Parvenu (comme elle le souhaitait) à ses oreilles, il lui lance un regard mitraillette en lui infligeant à haute voix devant des patients surpris : « Toi, si tu n’es pas contente, tu n’as qu’à pas venir avec moi ! »

Il reprend alors son sourire VRP (son ancien travail) et discute avec les autres.

C’est à leur tour, je viens les chercher. Lui se lève le premier et passe devant elle en lui disant : « Je passe devant, j’ai besoin de lui parler ! ».

Ils ne passent jamais ensemble.

«  Alors, mon cher docteur, comment allez-vous ?

(Je n’ai absolument pas le temps de discuter de moi, alors j’embraye très vite.)

– Tout va bien, que me vaut l’honneur de votre visite ?

– Je vais la tuer ! Elle m’insupporte, elle ne fait que manger, râler et parler toute seule !

– Vous n’êtes pas venu pour me dire que cela ? Je sais que vos relations sont tendues mais quand même !

– C’est vrai, prenez-moi la tension, je dois exploser avec ce que je vis !

– 18/10, c’est trop !

– Je vous le dis, je vais me retrouver hémiplégique et il ne faudra pas que je compte sur elle pour pousser le fauteuil.

Je lui donne un médicament hypotenseur et lui prescris un bilan.

« Surtout, ne lui dites pas, elle serait trop heureuse ! »

Un peu comme les vieilles dames des bandes dessinées, elle arrive en boitant, couverte d’un manteau et d’une écharpe augmentant un thorax très développé (au moins un 100 G) s’opposant à des jambes très fines et des petits pieds serrés dans des chaussures à talon.

« Alors, qu’est ce qui ne va pas chère madame ?

– Lui !

– Pourquoi lui, c’est quand même pour vous que vous êtes venue ?

– Oh moi, surtout ne me soignez pas ! Je préfère mourir que de rester avec cet ignoble personnage. Il me parle mal, il boit, il me trompe.

– Il vous trompe ? (un peu surpris de voir ce monsieur de 81 ans faire des écarts dans sa vie conjugale).

– Il remonte soi-disant le moral de l’épouse de son ami d’enfance décédé récemment.»

J’ai un petit sourire car je connais très bien cette dame respectable âgée de 86 ans et je n’imagine pas un seul instant une « liaison fatale » entre les deux protagonistes… enfin on ne sait jamais !

Je lui renouvelle ses médicaments en écoutant les différentes plaintes : il ne s’occupe jamais du chat, il met le son de la télévision trop fort car il est sourd et refuse de se faire appareiller, il ronfle, il l’énerve quand il fait sa gym au milieu du salon, il ne regarde pas un match le samedi mais il en regarde sept !

« Je le hais, docteur ! »

J’essaie de compatir et lui demande pourquoi ils n’ont pas fait une séparation avant, sachant que lui aussi se plaint.

« Où voulez-vous que j’aille ? Il m’a toujours empêchée de travailler, il fallait que j’élève les enfants et que je m’occupe de lui !

Je le vois parfois tout seul sans sa femme.

Il aime venir se plaindre lui aussi.

« Elle me gâche ma fin de vie, j’ai travaillé comme un fou pour lui donner un confort de vie, elle passe son temps chez le coiffeur pour son brushing, elle a une femme de ménage 10h par semaine et je n’ai pas le droit de regarder un match à la télé ! Docteur, je la hais !

Les mêmes mots, les mêmes gestes. Pourtant toujours ensemble depuis si longtemps. Pourquoi n’ont-ils pas divorcé avant ? Seraient-ils plus heureux séparés au lieu de se battre psychologiquement jour après jour. En les voyant, je pense toujours au couple Signoret-Gabin. Même leur chat complète le tableau !

Un dimanche, il est 15h et elle m’appelle chez moi.

« Allo docteur, venez vite, je crois qu’il est arrivé un drame chez nous, venez ! »

Je n’ai pas eu le temps de poser quelques questions, qu’elle a raccroché.

J’arrive dans cet immeuble bourgeois, l’odeur du poulet dominical est présente dans toute la maison. Elle m’attend inquiète.

« Docteur, on s’est disputé pour une bêtise ce matin, il est monté dans le grenier vers 10h et quand je l’ai appelé pour manger, il ne m’a pas répondu. Comme il faisait sa mauvaise tête, je n’ai pas insisté. Mais là, je suis inquiète, car ne pas venir manger son poulet c’est impossible ! »

Voir cette vieille dame, qui, il y a quelques jours, me disait qu’elle le haïssait dans cet état de stress me touche et me surprend.

Je monte très vite (enfin, avec un genou en métal, on monte comme on peut !) et je frappe à la porte du grenier.

Il ne me répond pas, la porte est fermée. Comme à la télé, je recule et d’un coup de pied magistral j’éclate la porte (j’ai l’impression d’être Starsky ou Hutch).

Je l’aperçois couché dans un vieux lit, une couverture le recouvre. J’ai peur du pire, je le secoue, je lui crie dessus : monsieur ! monsieur !

(se levant brutalement) « Qu’y a-t-il, qu’y a-t-il ? »

Son haleine me donne le diagnostic rapide : il est saoul ! Il remet ses prothèses auditives qui émettent un sifflement strident.

« Mais que faites-vous là ? »

Je me rends compte que pendant ce temps, sa femme pleure en silence dans le coin de la pièce. Elle s’approche de lui, lui prend la main et lui murmure tout bas : « tu m’as fait peur vieux maboule, je croyais que tu étais mort. »

Il lui prend la main, lui fait un petit bisou sur le front :  « Elle m’enquiquine souvent mais c’est quand même ma petite femme chérie ! »

Le plus heureux de cette scène c’est le gros vatapa, ce beau chat qui semble se réjouir de voir ses maîtres en parfaite harmonie. Il ronronne de bonheur, le vieux fauteuil en cuir lacéré par tant de coup de griffes en témoigne.

Des années passent, le couple vieillit, oubliant les rancœurs du passé, ils arrivent à se respecter.

Il m’appelle un matin, inquiet, car sa femme ne va pas bien du tout. Ce n’est qu’une vilaine bronchite, mais de voir son empressement à m’appeler, à aller chercher les médicaments à la pharmacie, je me rends compte de l’immense affection et tendresse qu’il lui porte. J’ai dans la tête la chanson de Brel :

 « Les vieux ne meurent pas, ils s´endorment un jour et dorment trop longtemps

Ils se tiennent la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant

Et l’autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère

Cela n´importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer

Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois en pluie et en chagrin

Traverser le présent en s´excusant déjà de n´être pas plus loin

Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d´argent

Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je t´attends

Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend. »

 

30 Sep

En guerre…

bandana rouge

Nous ne sommes pas égaux devant la maladie !

Je remarque souvent dans mes journées de travail que la loi des séries existe.

Ce matin, parmi mes visites, deux femmes m’ont appelé. La première c’est Janine. Elle vit seule avec son fils de 11 ans, Kevin. La deuxième, c’est Marie-France, mariée, trois garçons. Elle ne travaille pas, son mari, chef d’entreprise, est souvent absent et a une réussite énorme dans le monde de l’ameublement.

Janine a comme Marie France 41 ans. Ce sont deux univers complètement opposés.

D’un côté, Janine, dans sa petite maison pas loin de Bacalan. Héritage de ses parents, il y a une seule chambre dans laquelle Kevin tapisse les murs de ses idoles: les joueurs de football des Girondins de Bordeaux. Janine dort dans un clic-clac à côté de la cuisine. La toile cirée est recouverte du petit déjeuner du matin. Janine travaille comme femme de ménage à la mairie du Bouscat. Le papa de Kevin est parti quand elle était enceinte. Elle n’a jamais voulu refaire sa vie préférant se consacrer à son fils, faisant des sacrifices quotidiens pour pouvoir lui donner une éducation où le mot amour domine .

Elle n’a pas de voiture, mais le petit a un super vélo !!

Marie-France, c’est une très belle femme. Le brushing toujours impeccable, elle a une femme de ménage toute la journée. Elle aime s’occuper de la paroisse et du ramassage des dons vestimentaires. Les trois enfants ont des prénoms très évangéliques : Matthieu, Jean et Pierre. Ils vivent tous dans ce très bel appartement donnant sur le parc bordelais. Le toit terrasse a une vue imprenable. Il est souvent le lieu de fêtes où le Ferrero est le héros de la soirée.

Le hasard du jour a voulu que je vienne dans ces deux familles totalement différentes mais ayant un point commun, hélas… un mauvais point commun .

Je commence ma journée en allant voir Janine. Déjà debout à 6h30, elle a reçu son bilan sanguin. Elle est très fatiguée depuis quelque temps. Elle a perdu 11kg ! Elle explique cela par son épuisement entre son travail et l’éducation de Kevin. Elle a aussi passé un scanner abdominal car ses troubles digestifs ne font qu’augmenter.

Le teint olivâtre, les yeux cernés, elle fume sa cigarette devant son bol de café. Elle m’interroge :

« Qu’en penses tu, doc’?

– Ce n’est pas terrible Janine, je ne sais pas trop. (En fait je sais très bien, c’est un cancer du pancréas et le pronostic est abominable. En 30 ans je n’ai jamais eu d’heureuse surprise).

– Tu peux tout me dire doc’, même si c’est le crabe ! Il ne m’arrivera rien car je n’ai pas le droit de mourir tant que le petit a besoin de moi.

– Ecoute Janine, je t’envoie faire un bilan à la clinique, on verra bien.

– Pas question ! Je peux tout faire, mais je couche à la maison, je n’ai personne pour garder Kevin.

J’ai fait un lourd travail de négociation et nous avons décidé qu’elle fera ses examens en externe et sera là tous les soirs .

Le tableau est bien différent quand j’arrive chez Marie-France.

L’odeur de la bougie à la vanille rend l’atmosphère encore plus agréable. Les meubles sont très contemporains et, seule une vieille commode Louis XVI° trône dans le vestibule avec les photos des vacances sur le Bassin. La femme de ménage Marguerita travaille depuis des années chez eux et prépare le thé de madame .

« Elle ne boit que cela, elle ne mange rien, me dit son mari qui, pour une fois, n’est pas allé au bureau .

Ils sont aisés certes mais très généreux, très accueillants et forment une famille harmonieuse.

« On vous a mis le résultat des analyses sur la table ainsi que le scanner. Je veux discuter avec vous avant d’aller la voir dans sa chambre. »

Les résultats, le scanner, l’âge des deux malades sont entièrement identiques. Marie-France a un cancer du pancréas !

« Qu’en pensez vous, cher docteur?

J’ai envie de dire la même réponse que celle que j’avais formulée à Janine : « ce n’est pas terrible, je ne sais pas trop ».

– Je pense que cela peut être très sérieux Monsieur, je dois la faire hospitaliser.

– Je m’en doutais, j’ai déjà appelé le professeur Reinsem, il me réserve une chambre seule dans son service. Marie ne supportera pas d’être en chambre double.

– Ne voulez-vous pas que je la vois avant ?

– Je vous en prie, suivez moi. »

La chambre est inondée de lumière. Le trumeau au mur renvoie la verdure des arbres du parc. Marie-France est assise dans son lit, vêtue d’une robe de chambre blanche. Elle a les cheveux défaits, elle qui a souvent un chignon très Marie-Antoinette, elle est belle mais si amincie !

« Alors, très cher toubib, qu’en est il?

– Je ne peux rien dire, je ne vous cache pas que les résultats ne sont pas très bons, il faut des examens complémentaires .

– Ne me dites pas que c’est un cancer, je ne le supporterais pas !

C’est incroyable, à une heure d’intervalle dans deux familles complètement opposées, je suis confronté a l’annonce d’une maladie malheureusement souvent fatale. D’un côté, Janine me dit à sa façon « j’ai un cancer mais je vais me soigner car mon fils a besoin de moi » et, de l’autre, Marie-France ne veut même pas prononcer et entendre le mot.

Bien sûr pour moi, c’est la même maladie mais mon attitude doit être adaptée, doit tenir compte du milieu, de la famille, des enfants.

Marie-France est hospitalisée le jour même. Très vite prise en charge par le grand Professeur Reinsem, elle  commence sa chimio huit jours plus tard.

Janine, elle aussi, a vu le même professeur. Je l’ai appelé le jour même en insistant pour qu’elle fasse sa chimio vite et en externe.

Marie-France, dès ses premiers cheveux perdus, a voulu acheter une perruque. Janine a pris le bandana rouge de son fils et ne l’a plus quitté.

Marie-France supporte mal tous ses médicaments. Elle est très déprimée et ne prononce jamais les mots de sa maladie.

Janine rigole devant son verre de vin en chantonnant : « toi, mon crabe, tu ne passeras pas par moi ».

Ce matin on doit faire un lavage de la chambre implantable. Les deux (c’est un pur hasard) se sont retrouvées ensemble dans le même box.

Elles discutent ensemble et se rendent compte qu’elles ont le même docteur. L’infirmière assiste à la discussion et me la raconte le soir quand je passe à l’hôpital.

Marie-France, toujours hospitalisée ce soir, s’est confié a moi.

« Vous savez, Docteur, que j’ai vu ce matin une de vos patientes, Janine.

(l’air surpris)- Ah bon ? comment va t’elle ?

– Mal, elle a un cancer du pancréas, je pense qu’elle ne s’en sortira pas la pauvre. Je prie beaucoup pour elle. Heureusement que ma lésion ne s’est pas transformée comme la sienne. »

Fait-elle exprès? Refuse t’elle la vérité? Se protège t’elle?  Elle est très angoissée et terriblement inquiète.

Janine est rentrée s’occuper de Kevin et je vais la voir.

« Doc’, j’ai vu une de tes baronnes ce matin. Elle est mal cette femme, elle ne se bat pas. Elle sait ce qu’elle a mais ne l’avoue pas. Ne me dites pas que, lorsque nous sommes chauves avec une chimio à l’hôpital de Reinsem, nous ne savons pas que nous avons un cancer ! Elle me dit qu’elle a un kyste du pancréas bénin. Moi, vous savez, je sais tout, je sais surtout que je vais guérir très vite car Kevin commence en avoir marre de voir sa maman chauve avec son bandana !! »

Cette histoire date d’il y a dix ans !

Marie-France est partie six mois plus tard entourée de toute sa famille.

Janine va très bien, elle va, tous les dimanche, voir son grand Kevin jouer au football !

 

 

19 Sep

Belle comme un enfant

drmaison_fauteuil

Bon, je sais cela fait ringard, j’adore Dalida, j’ai même pleuré quand elle est morte!

Elle venait d’avoir 18 ans. Elle était belle comme un enfant

Manon c’est synonyme de réussite, elle a le bac, elle est jolie comme un coeur, elle a des amis partout et, ce soir, elle va fêter son anniversaire. Son petit copain a son permis depuis 8 jours.

La soirée s’est bien déroulée, pas d’excès, ni alcool ni drogue, juste rire et s’amuser. Il gare la voiture, Manon est assise derrière, elle s’est endormie.

Il n’a pas tous les automatismes et recule trop vite et emboutit la voiture de derrière. Manon, en plein sommeil, est relâchée et son cou fait un aller-retour comme une poupée de chiffon. Elle se réveille, elle a mal.

Ses amis essaient de la sortir de la voiture mais elle ne les aide pas. Elle ne sent plus rien, elle veut bouger son bras, elle ne peut le soulever et ses jambes sont inertes. Elle ne bouge plus rien ! C’est un mauvais rêve, ce n’est pas possible, elle va se réveiller, elle va courir.

Non, rien ne bouge, elle ne ressent plus rien. Elle est tétraplégique !

Elle arrive à l’hôpital, l’examen clinique suffit pour établir le diagnostic:rupture complète de la moelle épinière ! Le scanner confirme : atteinte de la moelle C5-C6.

Je vais voir Manon le lendemain aux Urgences. Elle me regarde arriver, me sourit et ne se doute pas que c’est le premier jour du reste de sa vie sans pouvoir bouger. J’essaie de lui faire bouger la main, je la tiens dans la mienne mais rien ne se passe, aucune force, aucun soubresaut ! Elle est flasque de la tête aux pieds. C’est le jour où sa vie bascule et pourtant déjà elle n’est qu’espoir et détermination.

Chaque minute qui passe elle regarde se doigts, ses jambes, espère voir un petit frémissement, un petit muscle qui bougerait mais toujours rien. Elle ne se rend pas compte que c’est définitif. Je crois vraiment qu’il existe une grâce providentielle où les malades inconsciemment, au début de leur maladie, refusent leur sort. Elle me dit même en regardant son voisin de box :

« Le pauvre, il ne pourra plus jamais marcher, tu te rends compte, il a peine 30 ans! »

Mes mots sont vides, je parle mais ne dis que des banalités, lui parle des études, de son frère, de la pluie, du beau temps.

Elle ne me pose jamais la question sur son devenir. Chaque jour, chaque heure, chaque seconde c’est un combat mais en douceur. C’est comme si sa vie était filmée au ralenti. Elle est dépendante à 100 pour 100 mais elle est fataliste. Aujourd’hui elle quitte le box de réanimation et passe en chambre à quatre lits. C’est pour elle une victoire, elle est avec 3 autres malades accidentées comme elle mais aucune n’est paralysée. Elles sont victimes de fractures, de plaies mais elles bougent, elles crient. Manon, elle, ne se plaint pas mais elle ne bouge rien!

Je peux écrire des pages et des pages sur ce calvaire mais je ne peux pas, je veux être comme Manon un éternel optimiste, prendre une leçon de vie chaque jour.

Manon ne pleure jamais, elle sourit. On dirait que la paralysie de tous ses muscles augmentent la force de ses zygomatiques !!

Elle est très vite dans un centre de rééducation, elle a plein d’humour. Un jour je prends de ses nouvelles, elle me dit depuis son fauteuil:

« T’inquiète pas doc, ça roule!

– Tu as le moral? »

En éclatant de rire, elle me regarde me répond :

« Tu dis ça pour me faire marcher? »

Je suis mal à l’aise devant tant de dérision mais je suis tellement bien quand je suis avec elle. Mon genou (laissé en rade sur le terrain de rugby de Saint Sever) me fait souvent mal et parfois je boite. En me voyant grimacer, elle me demande :

« Tu as mal?

– Mais non, je suis vieux.

– Tu sais, j’aimerais avoir mal moi, je n’ai jamais mal, je ne ressens rien.

Manon rentre à la maison ce mois d’ avril 1991. Sa maman, pendant ses longs mois à l’hôpital, a transformé la maison: tout de plein pied, une salle de soin, un lit adapté et …Orphie !

Orphie c’est un golden retriever couleur sable. Manon, en arrivant, me dit :

« Tu as vu doc, je te présente mes bras, mes jambes. Orphie  est dressée pour les remplacer. Regarde : Orphie, télécommande ! »

Notre labrador velu se précipite et la lui ramène. Manon est comme une enfant, heureuse, souriante, belle.

Pendant de long mois, la nouvelle vie de Manon s’est construite peu à peu, la maman, le frère sont là autour d’elle.

Manon me fait venir un soir.

Sa maman à voix feutrée :

« Elle veut te voir, je ne sais pas pourquoi, tu me diras. »

Quand je rentre dans la chambre, Orphie est chargée de repousser la porte sur les intonations de Manon.

– Ecoute doc, tu sais la tétraplégie, c’est la maladie qui ne permet même pas se suicider. Alors je vais vivre, vivre à fond. Pour ça, j’ai besoin de toi.

– Tu vas me trouver des amis, des jeunes de mon âge et ils vont venir travailler chez moi. Je vais sortir en ville, je vais aller dans les grandes surfaces. Je veux manger au resto, même au domac.

– domac? c’est quoi?

– T’es vieux doc, domac c’est le Mac do!!

– Je veux aller en boite, je veux être sur la piste, je veux faire tourner le fauteuil, je veux me faire draguer, je veux fumer, je veux, je veux vivre comme tout le monde !

J’ai trouvé des jeunes étudiants qui, à tour de rôle, sont venus vingt quatre heures sur vingt quatre. Manon a repris ses études, a passé son permis !!  Elle conduit un van style hippies des années 70. Elle a sauté en parachute, et un jour… un des petits jeunes qui venait travailler pour lui donner de la vie est resté plus souvent.

Manon m’ a appelé et m’a dit :

– Bravo mon doc pour ton casting. Je suis amoureuse et encore mieux Louis aussi !!!

Elle venait d’avoir dix huit ans….

 

 

02 Sep

Il faisait chanter le cuir

rugby2

Tous mes patients deviennent souvent mes amis, mes amis sont souvent mes patients.

Mon implication est aussi grande mais parfois l’émotion est encore plus forte.

Il est de la campagne, il est fort, il est gaillard, il joue au rugby, il est l’ami de tous. Il a toujours joué dans son petit club et va tenter de sauter de trois divisions et jouer dans la première.

C’est Obélix ! Il est tombé dans la marmite quand il était petit.

ll est commercial et vendrait des cacahuètes à un curé. Il vend de tout : des voitures, des photocopieurs, des téléphones…

Quand il arrive au club, il commence en équipe réserve. Il court partout, il fait rire tout le monde et trouve sa place très vite. Le soir après l’entraînement, il reste des heures à nous raconter ses histoires, son enfance à la campagne, ses bêtises.

On ne l’aime pas, on l’adore ! Il dort peu, parfois pas du tout. Il invite tout le monde. Il est de tous les déménagements des amis. Il porte un frigidaire à lui tout seul. Il est génial !

Sa vie sentimentale est complexe. Il a autant de femme que de voitures. Il en change souvent, mais elles ne sont jamais fâchées contre lui. Elles viennent le voir jouer le dimanche, discutent entre elles.

Ce jour là pour la première fois, il vient me voir au cabinet en prenant rendez vous. Il n’a pas sa verve habituelle, il attend sagement son tour… triste.

Quand il rentre dans le bureau, il essaie en vain de faire son humour habituel en me disant : « Doc, j’ai le nerf asiatique coincé dans le bec du perroquet ! » Autrement dit il a mal au dos avec une sciatique suite au match de la veille. Souvent un mal au dos peut révéler autre chose et les expressions  « en avoir plein le dos, être dos au mur, faire le dos rond etc, etc.. » reflètent souvent un malaise plus psychologique où le lumbago n’est que la partie visible .

Le diagnostic de sciatique est fait mais j’ose lui demander si tout va bien moralement ?

 » Ce n’est pas le top aujourd’hui, je suis fatigué, fatigué de tout. »

Je lui propose un bilan sanguin, mais ce grand costaud a peur de la prise de sang ! (moi aussi d’ailleurs)

 » Tu sais Antoine, je cours partout, je ne dors jamais, je fais la bringue, je travaille, j’ai des nanas toutes les heures et je n’ai plus envie de rien. »

Etonné de voir ce colosse  qui s’effondre devant moi, je lui propose de manger à midi avec moi.

La première partie du repas est identique à la fin de ma consultation : un homme à bout ! Burn-out ? Dépression ? J’hésite ..

Arrivés dans ma cantine habituelle (vous savez, là où les odeurs des fleurs d’oranger envahissent  le restaurant et où le parler pied-noir réchauffe nos oreilles) mon ami, le Depardieu des stades, me raconte sa vie de fou dans une détresse énorme.

Puis arrive Zozo, notre entraineur, le bon vivant au discours aussi simple qu’imagé.

 » Mais tu me fais quoi Michel ? Tu vas pas faire le con à déprimer, tu joues en première dimanche, tu pars à fond et tu accélères… tu vas jouer qu’une mi-temps mais je veux te voir 80 mn devant. Isole-toi mais fais attention ne t’isole pas tout seul. Dès la première mêlée, je veux que tu les emmènes jusqu’à la gare de Montauban ». (je pourrais en écrire des livres)

Mon Michel, regaillardi par notre Zozo en deux minutes, redevient Obélix et se met à rire à en faire trembler cette casa, annexe d’Alger des années 60. Il parle fort, se ressert du vin, invite les voisins, raconte sa nuit avec la plus belle nana de tous les temps. Zozo, calmant le jeu, rajoute : « sûrement belle pour l’étang de Biscarosse, pas plus ».

Pendant plusieurs semaines Michel va mieux, son match en première est une merveille et il fête ça à sa manière : excessive !

Il me raconte sa dernière blague. Avec son copain, Alex, ils sont dans les Pyrénees, se sont fait passer par des organisateurs du futur tour de France et se sont fait inviter dans les restaurants ou autres bars afin de négocier le placement de la ligne d’arrivée!!

Parfois, les gens les plus simples ont une psychologie plus grande que des thérapeutes distinguées. Zozo vient me voir un matin pour prendre un café et surtout pour me dire ce qu’il ressent vis-à-vis de Michel.

 » Doc, Obélix il tourne pas rond, il est biphasique ! »

Je sais que Zozo est grand spécialiste en électricité générale mais là je ne comprends pas!!

 » Tu veux dire quoi ?

– Je veux dire, mon drôle, que ton copain il ne tourne pas rond.

– Il ne joue pas dimanche ? (persuadé que cette discussion est rugbystique et non médicale)

– Eh, Docteur Mabuse, tu le fais exprès, je te dis qu’il a un moustique qui lui court-circuite ses neurones. Michel a un problème psy.

Je comprends mieux le mot « bi-phasique » que je dois traduire en « bipolaire ». Zozo a peut-être raison, cet excès en tout, ces passages à vide, cette cyclothymie.

Je suis perplexe devant ce jugement si pertinent d’un entraîneur si caricatural mais si humain.

Le lendemain, j’appelle Michel pour discuter un peu. Il est content de me voir. En forme, souriant il m’apporte des croissants et chocolatines que j’aime tant.

 » Michel, ça tourne rond en ce moment ? Tu ne te trouves pas en survoltage ? (reprenant la métaphore électricité)

– Non, ça ne va pas. Je suis à coté de la plaque, je ne fais que des conneries, j’ai plus un sou en poche. J’ai envie de crever. Il n’a pas fini sa phrase qu’il me tape dans le dos en riant très fort :  » je déconne, doc, je déconne !! »

Michel continue à s’entrainer plus fort que jamais et aux interrogations de Zozo sur l’état « pschychique » je ne lui cache pas mon inquiétude mais aussi la difficulté d’en discuter.

Trois mois plus tard, il est 7 heures du matin Michel m’appelle.

 » Doc, je veux te dire au revoir, je vais sauter.

– Sauter où ?

– Dans le vide ! Je suis dans un appartement aux Aubiers que je viens de louer, j’ai vendu ma maison, j’ai plus rien, j’ai tout craqué.

Je parle, je ne cesse de parler à Michel tout en me dirigeant vers l’appartement. Je monte quatre à quatre les neufs étages, l’ascenseur est en panne.  Je continue de lui parler, de le distraire.

J’essaie d’ouvrir la porte. Elle est ouverte ! Je l’entends, il ne se doute pas que je suis derrière.

Il est debout sur le balcon au dessus du vide ! Le fait qu’il ait laissé la porte d’entrée ouverte me rassure ainsi que son appel téléphonique d’au revoir.

Je ne suis pas le sauveur de l’humanité mais ma pulsion de survie m’entraine à pas feutrés sur le balcon. J’agrippe la ceinture d’Obélix et le propulse sur le balcon par terre.

 » Pourquoi tu fais ça doc ? (j’ai l’impression qu’il est  soulagé mais qu’il m’en veut un peu)

Je ne sais pas quoi dire, je suis perdu, je l’aide à se relever.

Je suis resté deux heures avec lui. Je négocie son transport dans une clinique afin de tenter une dernière chance de surmonter tout ça.

Michel est donc soigné de sa maniaco-dépression.

Il revient un mois plus tard s’entrainer, ce n’est plus le même. Il ne rit plus, il sourit. Ce n’est plus Obélix, c’est un homme normal mais ce n’est plus Michel.

Sans rien dire, il a un jour arrêté son traitement. Il a rejoué, il a ri, il a dévoré la vie. Et un soir ……

 

 

25 Août

Parce que c’était lui, parce que c’était moi…

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Il vient de faire son footing. Nous sommes samedi matin je viens de finir mes consultations. Il est transpirant, souriant, beau. Nous sommes en septembre et son teint halé fait ressortir ses yeux si bleus. Adrien, c’est l’homme parfait ! Marié depuis plus de 20 ans avec Isabelle (il n’a eu qu’elle dans sa vie), il a deux enfants superbes, un super job, il a 45 ans. C’est beau la vie !

 » Regarde, Antoine, quand je cours j’ai des muscles qui sautent sans arrêt.  »

Je  ne peux, à cet instant, penser une seconde que je viens de commencer le film le plus triste de ma vie professionnelle. Je suis hors drame, je suis dans la « bisounours life ». Tout le monde rêve de connaitre Adrien, sa femme, belle comme une rose, ses deux enfants Camille et Matéo aussi beaux que vifs et intelligents.

J’examine ses muscles, son dos, ses jambes, tout en lui parlant du dernier match de Toulouse contre Toulon (il adore le rugby).

 » C’est vrai que ça saute tes petits muscles, tu es fatigué ? »

– Pas plus, je viens de courir une heure, je me prépare pour le marathon du Médoc.

– Je vais te faire faire un bilan pour voir si tu n’as pas de carence, magnésium, fer etc. »

Je ne pense à rien, je le regarde, il n’est pas inquiet, sourit, plaisante sur mon écriture plus arabisante que médicale. Ma réflexion sur le bilan sanguin que je demande me fait avoir les yeux dans le vague et par hasard (ou nécessité) ils se posent sur ses mains. Il n’a plus de muscle dans le creux de sa paume droite, juste sous le pouce.

Je lui demande de me la montrer, je la touche, la caresse. Je le regarde, je suis ému, je suis bouleversé. Il ne comprend pas, il me lance: « ça va Antoine ? »

Mon cortex vient de connecter les cellules de ma mémoire d’internat: « fasciculations plus amyotrophie de la loge thénar » = sclérose latérale amyotrophie, maladie de Charcot !

Maladie de Charcot c’est la descente aux enfers, c’est la mort par supplice, ce sont tous les muscles qui se paralysent un par un, sauf ceux des yeux. Le cerveau fonctionne jusqu’à la fin, la mort est atroce et arrive maximum en 3 à 4 ans.

Mon ami est là devant moi, heureux, souriant, se demandant sûrement si son copain qui lui caresse la main de façon attendrissante n’est pas entrain de changer de sexualité alors que  je viens de commencer un compte à rebours de fin de vie, de fin de SA vie.

Je me reprends et l’humour (mon arme de protection fatale) me pousse à lui lancer:  » t’as de beaux yeux tu sais » façon Gabin.

Mon diagnostic clinique est sûr. Je ne veux pas y croire. Ce n’est pas possible, pas lui, pas cet homme merveilleux, cet ami, ce papa, ce mari, ce sportif.

Heureusement que les examens complémentaires existent en médecine. Ils permettent de retarder l’annonce du verdict et surtout de s’y préparer.

 » On va faire le bilan et je vais demander un électromyogramme.

– Tu penses à quoi ? »

Il a l’air soudainement inquiet et ses yeux rieurs d’il y a quelques secondes sont interrogatifs avec les sourcils en accents circonflexes comme si il essayait de pénétrer dans mes circonvolutions cérébrales.

Ma réponse est nulle: « à tout et à rien, t’inquiète pas ».

Il est midi, je monte dans ma voiture. Habituellement je ressens un grand bonheur de finir ma semaine,de rentrer chez moi, décompresser, voir mes enfants et me saouler de matchs de rugby, allongé sur le canapé, le D4 à la bouche.

Mais là, je suis k.o ! J’ai envie de pleurer, je n’y arrive pas. Je roule sans savoir où je vais, je ne pense à rien, je suis mal, j’ai une boule de la taille d’un ballon de foot dans le ventre. Je déteste mon métier, je me déteste, je déteste celui en qui je crois, ce connard de Dieu pourquoi faire du mal:

« Tu peux m’expliquer toi qui fait le beau le créateur, le gentil,  pourquoi tu fais ça? Tu es mauvais, tu donnes la vie pour la reprendre et faire souffrir. Adrien ne t’a rien demandé, tu lui montres un appartement témoin et tu l’enfermes dans un tunnel qui le fait glisser vers la mort ? Tu es un salaud mon Dieu ! »

Le plus dur quand on vit cela, c’est de rentrer en famille, de voir sa femme, ses enfants qui ne savent rien de mon tourment et de faire comme si rien n’était. Parler des devoirs du matin, de la chambre mal rangée, du match de Paul de demain, de la guitare de Louis, des futures vacances en famille. Je voudrais être seul sur une plage du bassin, les pieds sur le sable, la tête dans les étoiles. J’aimerais rencontrer mon Dieu et lui parler face à face et qu’il m’explique.

Le lundi quand je reprends mon travail, j’ai toujours ce sentiment d’être chanceux car je fais le plus beau métier du monde. Il me tarde de commencer ma journée. Ce lundi l’enthousiasme est remplacé par l’angoisse des résultats de l’irm et de l’emg d’Adrien. Mon empressement pour lui faire faire ses examens le surprend. Je suis lâche, je lui raconte que c’est pour vite lui trouver un traitement pour ses fasciculations or il n’y a pas de traitement…

Je suis très fier que l’on dise de moi : « il va très vite mais il a un bon flair diagnostic ». J’aimerais tellement me tromper aujourd’hui, j’aimerais tellement me dire ce soir : »Pourquoi as-tu pensé à une « sla » alors que c’est un manque calcium ou de magnésium ? »

18h- Le téléphone retentit. J’ai le coeur qui bat, j’ai devant moi une pauvre ado de 16 ans qui pleure car son petit copain vient de la laisser.

« Allô, Mareilhac? C’est Philippe, le neuro : « c’est une « belle sla », c’est sûr ! bravo ! »

Ma tête explose, mon coeur se fend en deux et lui ,cet andouille de neuro, technicien électrique me dit « bravo » !!  Bravo de quoi ? bravo pour annoncer à mon meilleur ami qu’il va souffrir, qu’il va mourir dans moins de 3 ans, que sa femme va se retrouver seule avec deux bambins ?

Et puis, pourquoi il dit « belle sla »?  Comment une telle maladie peut -elle être qualifiée autrement que monstrueuse, atroce, injuste ?

Je n’ai pas besoin d’appeler Adrien, il vient lui même, poussé sûrement par le souvenir de ma tristesse en lui caressant la main samedi.

« Alors, tu en penses quoi ? »

Je ne sais pourquoi dans de telles situations j’arrive à parler, des phrases automatiques que je ne maitrise pas mais qui sont justes et à propos.

« Je pense que c’est une atteinte de la moelle, que cela peut aller du plus grave au plus bénin, il va falloir voir un bon neuro ».

– Arrête Antoine, dis moi, tu penses à quoi ?

– Tu m’embêtes Adrien, j ai peur que tu aies une vilaine merde.

– Je le sais depuis samedi, quand je t’ai vu me caresser ma main. J’ai su, j’ai tout cherché sur internet, j’ai une maladie de Charcot, je suis foutu, mais ça va, je vais me battre. Les miracles, tu sais ça existe ».

Ce mec est l’homme parfait, il avait déjà tout et maintenant alors qu’il se sait condamné il a la dignité, le courage, la force.

Le lendemain, sans avoir fermé l’oeil de la nuit, je ressens une oppression énorme, je suis désemparé. Adrien m’a toujours parlé de son meilleur copain à Toulouse. Il est pharmacien, il s’appelle Jean-Luc. Ma seule idée de la journée c’est de le retrouver, de lui parler, de parler à quelqu’un qui aime Adrien. Je n’ai pas le courage d’appeler Isabelle, sa femme. Les réseaux sociaux servent à quelque chose, en regardant sur sa page je vois un de ses amis qui se prénomme « Jean-Luc ». J’appelle et je trouve une voix chaude, humaine, transpirant la ville rouge et Nougaro.

« Je ne vous connais pas mais nous avons un ami très cher en commun, Adrien ».

Le ton de sa voix exprime de suite, la compréhension, il sait que c’est grave.

« C’est bon, arrête j’ai tout pigé. Il est foutu…  » Il se met à éclater en sanglot et …moi aussi. On arrive même plus à parler.

Ce qui a de merveilleux dans la vie, c’est comme il est écrit  dans l’ecclésiaste: « Ce qui fut, cela sera; ce qui s’est fait se refera ».  Et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Jean-Luc est, depuis ce jour-là et encore aujourd’hui, mon indispensable ami.

La leçon de vie que j’ai vécu pendant 3 ans m’a beaucoup plus apporté que les heures allongées sur un divan. Aux cotés d’Adrien et Isabelle, j’ai tout appris, j’ai essaimé une marguerite où je disais bonheur, force, humilité, simplicité, courage, humour, amour, amour, amour jamais tristesse.

On ne peut détailler ces 3 ans où du choc du départ, on passe de l’espoir à la désillusion, de la souffrance à l’agonie.

Deux mois après la certitude du diagnostic, Adrien a voulu manger avec moi. Simplement, il m’ a dit:

« Antoine, prends soin d’eux. »

Je vois mon ami devant moi, me regardant droit dans des les yeux, sur ses deux jambes, comment voulez-vous que je ne lui dise pas.

« Bien sur, je te le promets Adrien, je te le jure ».

Il ne me répond pas il se lève, m’ embrasse et me serre  dans ses bras pendant un long moment.

Trois ans sont passés. Adrien est dans sa chambre, trachéotomisé, il ne bouge rien, il est assisté jour et nuit. Isabelle est là 22h sur 24. Elle essaie pendant deux heures de gymnastique intense de se défouler comme un boxeur à deux mois d’un championnat de boxe. Il a toute sa conscience et ne peut communiquer que par le clignement des paupières. Je lui montre lettre après lettre et la fermeture des paupières signifie que je dois la retenir.

Un soir, Adrien veut me parler, enfin cligner..

Il me rappelle ma promesse …. il est parti cette nuit-là.

Je t’aime, Adrien.