Une journée bien remplie. Ce n’est pas une histoire mais seulement le déroulement de ma vie de médecin.
J’adore travailler tôt le matin, j’aime ce silence, ces rues calmes où les petits commerces commencent leurs journées : Roland, ce boucher aux yeux si bleus, François ce primeur aux confitures que même ma grand-mère n’aurait pas mieux faites, ces éboueurs qui me saluent en prenant leur casse-croute du matin.
Je fonce vers ma première visite à Pessac, un grand monsieur, au sens propre comme au figuré, 1 mètre 90, ancien joueur de haut niveau au rugby, ancien chef d’entreprise. Il ne peut plus marcher vu les genoux usés par tant de matchs et aussi par une opération ratée sur la prothèse.
» Salut mon petit, tu as vu ces Toulousains ? quelle équipe ! Par contre ce rugby, c’est devenu un sport de fillettes, pas une partie de bouffes ! De mon temps, je t’aurais relevé cette mêlée et le talonneur, je te jure il aurait mangé le gazon, il moucherait rouge ! »
On est bien loin du motif de ma visite, lui donner ses doses de calmants pour ses douleurs. Il reste dans son fauteuil toute la journée et parfois toute la nuit, la télécommande de la télé dans la main, il enchaîne tous les matchs et les regarde en boucle.
Je vais le voir tous les mois, il est 6h20, et je crois que si j’enregistrais nos mots, nos phrases y seraient toujours identiques.
» J’ai mal, mon petit, je suis foutu, je ne peux plus rien faire !
– Oui mais regarde, tu as ta femme, tes enfants, ton rugby. »
Je l’examine, lui prends la tension, regarde son genou où l’herbe d’Aguilera ou de Musard semble encore incrustée sur cette articulation si douloureuse.
Le petit café soluble avalé, je repars non sans avoir donné le bisou salvateur.
Le téléphone commence lui aussi à se réveiller !
» Allo Antoine, Kevin a de la fièvre, tu peux venir avant l’école ? »
« Doc, maman perd la boule, elle vient de sortir dans la rue et elle cherche papa !
– Pourquoi il était sorti ?
– Mais Antoine, réveille-toi , papa est mort depuis longtemps !!! »
» Allo Antoine, soit tu m’arrêtes, soit je tue mon chef! Il me supprime mes vacances et je dois faire l’ouverture.
– L’ouverture ?
– Ben oui, l’ouverture de la chasse ! »
» Allo Docteur, c’est Madame de la Prairie du Pré Vert, mon époux, Monsieur de la Prairie du Pré Vert, a un dérangement intestinal, pourriez-vous cher Docteur, avoir l’amabilité de passer à la chartreuse, pas trop tôt mais aussi pas trop tard car nous faisons un bridge. »
Je suis capable de m’adapter et je prends un ton très coincé en parlant les mâchoires très serrées :
» Bien sûr chère Madame, je passerai dès que possible !
– Si vous pouvez en fait venir vers 9h45, Maria, notre employée de maison, pourra vous ouvrir les grilles. »
Je vais de domicile en domicile, je passe de la tour des Aubiers pour soigner la vieille Denise, ancienne prostituée de Mériadeck à la chartreuse 18ème.
C’est un régal, c’est une pièce de théâtre, un film, je donne tout mais je reçois tant !!!
11h – j’arrive à mon cabinet, déjà le parking est bien rempli, ma tasse de café serré (le 12éme) est vite avalé.
Le petit papi d’à-côté du cabinet est devant moi, il saigne de la main. En sortant les poubelles, il s’est coupé.
» Doc, tu peux me recoudre ça vite, mes tomates m’attendent et si tu en veux, dépêche-toi ! »
Bon, ça ce n’est pas prévu. L’ancienne contrôleuse des impôts montre déjà son impatience, n’oubliant pas qu’elle a toujours dirigé et que tous les contribuables bordelais ont tremblé devant elle.
Les rhumes, gastros, déchirures musculaires ou autres bobos s’enchainent et me font oublier que j’ai faim.
12h – je fonce à ma cantine engloutir un plat du jour que Robert m’a préparé. Une micro sieste et ça repart.
13h15 – le patient de 14h est déjà là (comme il dit: « comme ça je n’attends pas »). Ca y est, c’est parti, le match commence.
Ce qu’il y a de fabuleux, c’est la diversité; je passe d’un petit bobo, d’un genou râpé à un cancer du pancréas ou à une dépression grave, pour revenir au petit rhume ou autre gastro.
Les malades pensent, et c’est bien normal, être uniques, que je ne connais qu’eux, leurs résultats, leur passé. Je dois jongler entre ma mémoire, mon adaptabilité, mon humour.
Un jour arrive la femme d’un de mes amis intimes, je ne connais qu’elle, j’ai souvent mangé chez eux. Au moment de faire l’ordonnance, le trou : comment s’appelle-t-elle ? J’utilise mon premier joker :
» Tu as ta carte vitale?
– Je l’ai oubliée (là je suis mal, je ne vais pas lui demander son nom quand même ?!)
Deuxième joker :
– Cela s’écrit comment déjà ton nom ?
Et là, mon pauvre Antoine, tu passes pour un débile :
– Dupont : D U P O N T
– Euh, oui mais je ne savais pas si c’était un D ou un T ? »
J’enchaine malade sur malade. Plus la journée avance, plus j’ai la forme, par contre j’ai toujours faim, alors comme un enfant, je mange un peu de chocolat, un gâteau, un fruit (sois honnête Antoine un fruit pas souvent !)
Nous sommes en pleine ville et je me crois à la campagne : je ne repars jamais sans mes salades, mes œufs, mes cèpes !! Ah les cèpes, ils savent tous que j’adore ça. Alors, Robert, Jacques, Michel… saison venue, m’en apportent des caisses entières (je ne dis rien, je ne le déclare pas à l’Urssaf).
C’est quand même bien de vivre dans cette terre viticole, ma cave est remplie de bonnes bouteilles. Je suis comblé, je suis gâté, je leur donne tout, mais ils me le rendent !
Il est bientôt 19h – le tourbillon de la journée se calme, la salle d’attente est silencieuse. Marthe (82 ans) est là, sagement emmitouflée dans son vieux manteau, ses yeux sont toujours rouges larmoyants, elle vient en bus me voir depuis le centre de Bordeaux. Sa démarche est boitillante et elle souffle à chaque pas.
» Pourquoi tu es venue si tard Marthe ? Tu es souffrante ?
– Non, mon petit, j’ai besoin de te parler et je voulais que tu sois que pour moi alors j’ai pris le dernier rendez-vous. (Elle se met à pleurer en essayant de me prononcer un premier mot.)
– Whisky ne va pas bien, il va mourir !!!
Whisky c’est son petit caniche que Marcel, son mari, lui a offert il y a 15 ans pour leur anniversaire de mariage. Marcel est mort un an plus tard et Marthe donne toute son affection à son petit chien. Ils n’ont jamais eu d’enfant.
– Je suis allée voir le véto, (elle éclate en sanglot) et il faut le piquer ! Tu te rends compte Antoine piquer whisky, si Marcel voit ça il se retourne dans sa tombe ! »
Même si j’adore les animaux, je suis presque soulagé que le mal-être de Marthe ne soit pas une mise en maison de retraite ou tout autre motif de santé, je l’aime beaucoup Marthe !
» Voilà mon petit, je me suis dit, ce véto il ne le connait pas mon Whisky, toi tu le connais, tu le vois souvent, tu es comme son grand frère (voilà, ça y est, je suis de la lignée des caniches nains, couleur caramel au poil frisé et de courtes pattes !!!)
– Et alors ?
– Alors mon petit, il faut que tu lui fasses toi « l’eucranasie » (non, eucranasie n’est pas un mot animalier, il faut traduire par euthanasie)
– Moi ?
– Oui, Marcel serait fier de toi, tu sais. »
Voilà maintenant que ma culpabilité judéo chrétienne ressurgit… choisir entre Eros ou Thanatos, mon amour pour Marthe ou la mort de Whisky !
J’ai raccompagné Marthe chez elle ce soir-là… parce que je l’aime cette mamie.