28 Nov

Hymne à l’amour

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Ils se sont mariés il y a soixante ans. Robert et Roberte ont vécu ce que l’on appelle une petite vie tranquille. Lui était employé des postes et elle, femme de ménage dans un collège. Ils ont eu trois garçons et ont toujours vécu dans la même petite maison à Caudéran. En trois mois, Robert est parti d’un méchant cancer.

Roberte est là, devant l’église, en ce froid de décembre, soutenue par ses enfants derrière ce cercueil fleuri. Comment va-t-elle surmonter son chagrin?

Elle ne tient pas debout, terrassée par le malheur. Ils ne se sont jamais quittés, partageant les joies et les petits tracas de la vie quotidienne.

Le lendemain des obsèques, elle m’appelle :

– Mon petit, comment vais-je pouvoir surmonter ça ?

Cette maison trop grande, ce lit trop grand, cette pipe presque encore fumante posée sur la table de la salle à manger qui prolongent cette tristesse immense qu’elle ressent.

Mes mots sont tellement vides, tellement classiques :

– Il va falloir remonter mamie (je l’appelle toujours mamie car elle me nomme toujours mon petit).

Je lui conseille bien sûr d’aller passer quelques jours chez son fils dans le Médoc, mais elle n’en a pas envie, préférant rester dans cette atmosphère où l’image de son chéri est encore partout. Elle a ressorti les photos d’un vieil album en cuir, leur mariage, leurs premières vacances à la mer, la naissance des enfants, la première 403…

Trois mois se sont écoulés.

Mamie se partage entre ses arrières petits-enfants qu’elle garde le mercredi et une visite dominicale avec les grands. Elle pleure tout le temps, ne mange qu’un bol de soupe le soir et se lève tôt.

Elle me demande de venir la voir souvent; en partageant un petit café, elle me raconte ses souvenirs, ses rires, ses peurs, ses angoisses qu’elle a eus avec son Robert pendant si longtemps.

– Tu sais qu’un jour (il y a 30 ans), il n’est pas rentré de la nuit ? Il a essayé de me faire croire qu’il s’était endormi chez son copain Phiphi. Je ne l’ai jamais cru, il ne me l’a avoué que deux mois avant qu’il ne parte : il avait dormi chez une fiancée mais il m’a juré qu’il n’était jamais rien arrivé. J’ai fait semblant de le croire et pourtant je savais qu’il me prenait pour une naïve. Mais tu sais, petit, ce n’est pas au vieux singe que l’on apprend à faire la grimace.

Les mois s’écoulent et Roberte déprime de plus en plus. J’essaye la parole réconfortante mais je suis obligé de passer à une thérapeutique plus forte : l’antidépresseur ! Le bonbon Prozac qui ne ramène pas le mari mais qui permet de mieux supporter son absence.

Cela fait deux ans que Roberte essaye de survivre. Son inscription au foyer lui donne un but une fois par semaine : scrabble, question pour un champion, des chiffres et des lettres : tout un programme !

Et puis un jour… elle m’appelle. Il est six heures du matin.

– Viens, petit, il faut que je te parle, je ne peux plus tenir, j’ai un secret à te dire…

Mon petit café serré est servi sur le napperon blanc, elle est déjà habillée, rouge à lèvres soulignant ses lèvres fines, bien coiffée, parfumée de ce parfum qui me rappelle ma grand-mère (Heure Bleue de Guerlain) . Elle a un petit sourire coquin.

-« Voilà mon petit, je crois que je suis amoureuse…

– Quoi ?

– Oui, mes enfants m’ont offert un ordinateur pour mes 83 ans. Je n’y comprends rien et j’ai demandé à Kevin (mon petit fils) de me montrer. En rigolant, je lui ai demandé de chercher des noms dans le « facebock » ou « fissebouc », enfin tu sais ce truc où l’on retrouve tout.

– Tu t’es mise sur Facebook, toi ?

– Oui, petit ! Mais ce n’est pas fini, j’ai repensé à mon premier amour quand j’avais 17 ans.

– Et alors ? (émoustillé par ce come back tant d’années après)

– Et alors, je l’ai retrouvé et j’ai appelé…

– J’ai pu lui parler et il m’a de suite reconnue, il était tout gauche, maladroit, il m’a résumé sa vie en deux minutes, puis il a raccroché brutalement. En fait, il est toujours marié et sa femme est très malade. Il m’a rappelé hier, il parlait doucement, il m’a demandé s’il pouvait venir dimanche. Il prétexte qu’il va voir un match de Rugby.

– Roberte, amoureuse pour une liaison coquine ?

– Oui mon petit, coquine !

Depuis six mois, tous les dimanches, Roberte attend son amant (rassurez-vous, c’est en tout bien tout honneur : prostate enlevée, désir coupé !) Il vient de 15h à 17h et, quand les joueurs doivent rentrer aux vestiaires, lui doit rentrer chez lui.

Il lui a acheté un petit piano car elle en jouait quand elle était jeune. Elle a réappris leur chanson préférée : L’Hymne à l’amour d’Edith Piaf…

 

27 Nov

Les maux dedans #13

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C’était bizarre, on sentait très bien que certains sujets l’intéressaient et d’autres pas du tout. C’est un charmeur et un séducteur, il me parlait toujours d’une jeune femme que je lui avais adressée : Pascale.
(Pascale , belle femme de 39 ans avait eu de graves problèmes familiaux dans son enfance et après avoir cru trouver un équilibre avec Patrice, son mari revivait une situation difficile aussi bien professionnelle que conjugale)

Je connais Pascale depuis des années et je suis ami avec son mari. J’étais même à leur mariage, aussi j’aimais discuter avec elle de son travail analytique alors qu’elle ne savait pas que moi j’en faisais un avec le même psy. Son approche n’était pas du tout identique à la mienne, le transfert freudien avait commencé dès leur première rencontre, et elle me racontait qu’elle était persuadée qu’il était tombé amoureux d’elle. J’essayai de lui démontrer que c’était une période habituelle d’une analyse que l’on nomme « transfert ». Je lui expliquai qu’elle déplaçait ses angoisses, ses névroses en un amour impossible et que la qualité du psy sera de bien savoir gérer ce déplacement sans jamais bien sur passer à l’acte.

Je n’aurais pas dû et je le reconnais bien tardivement, enlever toutes les illusions à cette patiente. Elle aurait du et surtout elle aurait pu s’en rendre compte elle même. Si je m’attarde sur elle c’est parce qu’elle joue un rôle primordial pour l’issue dramatique qui se tramait doucement.
Les séances continuaient et même s’essoufflaient comme moi d’ailleurs en montant l’escalier en colimaçon. Parfois, je voyais un autre patient dans la salle d’attente. C’était bizarre, on ne croisait jamais nos regards, on regardait souvent nos pieds. On avait les mêmes attitudes, les mains qui se serraient nerveusement et les gestes répetitifs comme le « tournoiement » des pages d’une revue, d’un livre. Mes minutes de par mon travail sont comptées.  On aurait dit que cela lui faisait plaisir que, chaque fois que je me retrouvais avec un autre dans la salle d’ attende, (quelque soit celui qui était arrivé le premier) il venait toujours chercher l’autre me laissant ruminer seul. Il prenait un malin plaisir à faire durer l’entrevue et (ne croyez pas que je vire à la paranoia) il jouissait à me le dire :  » Vous êtes un patient et un patient doit être patient. Vous n’êtes pas le grand docteur qui se permet tout, vous êtes ici pour travailler et soulager vos maux ».

Ce matin-là, il me hurla plus fort que d’habitude: « Venezzzzzzzzz! »

Je m’allonge rapidement, j’ai mal au dos sur ce canapé pourri et la la phrase rituelle « je vous écoute » est remplacée par un monologue:

– « Monsieur, je n’ai plus de nouvelle de votre patiente Pascale, vous la voyez toujours ?

– Oui pour son fils quand il est malade.

– Pouvez-vous lui dire de revenir travailler, elle en a besoin, c’est trop grave. »

Je me demandai si je j’étais fou, si j’avais bu ou si j’avais à faire à un imposteur ? Je me levais à 5H 30 pour me faire psychanalyser, je devais payer 45 euros pour m’entendre dire que je devais télèphoner à une de ces patientes! Peut être Pascale avait-elle raison ?  Le transfert amoureux était-il réciproque?

Le comble fut atteint quand il se leva, se pencha sur moi et me tendit son téléphone: « Appelez la maintenant ! » Et il fit le numéro!

– Mais il est 6 heures du matin

– Parlez , me hurla t-il.

Pascale décrocha d’une voix très endormie, me dit un « allo » rempli d’inquiétude

– Allo, Pascale c’est moi

– Qu’est-ce qui a?

– Le docteur Mie voudrait que tu le recontactes

– T’es fou, tu me réveilles pour me dire de rappeller mon psy ?

– Oui, c’est lui qui veut.

– Tu m’emmerdes, je dors, je te rappelle !

Lui, il souriait, heureux que je l’ai appelée ou heureux de m’avoir prouvé une fois de plus que je ne savais pas dire « non ».

Je venais de raccrocher et d’un aplomb que j’admire encore aujourd’hui il resta debout et me balança: « 45 euros et en liquide » !

– Mais je n’ai rien dit ?

– Vous m’en avez dit plus que vous ne le pensez !

Que voulait t-il dire ? Je doutais, avait-il fait exprès ? Est-il amoureux de Pascale ? Est-il fou ?

Les séances continuaient et je me demandais si je perdais mon temps, mon argent ou si j’étais entrain de changer de personnalité et que j’allais savoir dire ce mot qui m’arrache les lèvres: NON
Je ne comprenais pas comment j’arrivais à ne pas tout lui dire, non sur sa technique, mais sur moi. Je n’arrivais pas à lui dire les tourmants de ma vie privée, très mouvementée à cette époque. Je n’arrivais pas à lui dire que j’étais fatigué de ma vie stressante et pas épanouissante. Je n’arrivais pas à lui dire que la mort m’obsédait, que j’étais comme attiré par cette inconnue qui pourrait peut être me donner enfin la sérénité.

Pascale avait repris ses séances avec le docteur Mie. Elle prenait un malin plaisir à me raconter Ses phrases libidineuses du genre: « je serai toujours là pour vous ! »

Elle y allait à sa guise, elle choisissait son horaire et elle ne lui donnait que 27 euros et remboursée par la Cpam !
Comme elle ne savait pas que je partageais le même thérapeute, je ne pouvais bien sur pas lui montrer la colère qui bouillonnait en moi.
Je me demandais si ses façons d’agir diamétralement opposées entre Pascale et moi étaient celles d’un surdoué de la psychanalyse ou bien d’un pervers amoureux d’une de ces patientes ou alors j’étais un pauvre jaloux qui pensait être le centre d’intérêt d’un thérapeute.

21 Nov

Premiers pas

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Voilà, je viens d’avoir les résultats du concours de médecine ! Je suis reçu ! Je vais pouvoir vivre mon rêve : être médecin !

Ma vie bascule, je sais aujourd’hui que cette première année terminée, je vais rentrer dans le vif du sujet : voir, toucher, soigner des malades…

Je reviens d’un match à Clermont-Ferrand où j’ai joué en première (et où j’ai perdu), je prends un train de nuit pour retrouver ma famille en congés. Je suis dans l’euphorie la plus complète, tout me réussit : rugby, médecine, copains, famille.

Je partage un compartiment du train avec une dame sympathique très bavarde d’un âge plus près de la retraite que du mien.

– Tu fais quoi comme étude ?

– Médecine, Madame.

– En quelle année ?

L’euphorie et les restes de ma troisième mi-temps clermontoise me poussent avec aplomb à lui lâcher :

– Je viens de passer l’internat (me permettant ce mensonge car persuadé que j’ai très peu de chance de retrouver cette inconnue du train)

– Bravo, tu es bien jeune, tu dois être très doué.

– Non, non, pas du tout, travailleur surtout ! (modeste)

Quinze jours plus tard, c’est la rentrée. J’ai le choix de mon premier stage : orthopédie au CHU avec le professeur Sénégas. Le ponte, le Dieu, le Patron, le rugbyman et celui qui a opéré mon genou en juin.

La blouse blanche est repassée, mon premier stéthoscope autour du cou (ils font comme ça à la télé), je vais découvrir mon Eden, je vais « sauver des vies » !

– Oh, Antoine, cela me fait plaisir de te voir, comment va ton genou ?

– (tremblant de peur devant ce monstre sacré que représente le professeur Sénégas), je lui dis un petit : super, j’ai rejoué à Clermont.

– Tu as gagné, j’espère ?

– Non, nous avons pris 35 points !

– Allez, oublie tout ça, je t’amène au bloc, tu vas assister à ta première opération .

C’est fou, cela fait cinq minutes que je suis rentré dans l’hôpital, le Patron me propose de l’accompagner voir une grosse intervention, il m’appelle Antoine et me parle de rugby. Je dois faire un rêve, ce n’est pas possible !

Il m’accompagne, discute de ma note d’anatomie au concours, du match perdu, de tout, de rien et moi je souris béatement. On rentre dans le vestiaire, il me demande de m’habiller en cosmonaute, en chirurgien quoi !

J’essaye de regarder ses gestes, j’admire son corps d’athlète. Je me sens tout petit ; un frisson de bonheur et de trouille m’envahit.

Je rentre dans ce bloc glacial où un traumatisé de la route est déjà allongé sur la table. Le Patron m’initie à mettre ma première paire de gants stériles, comme un instituteur de classe maternelle apprend à un bambin à se rhabiller (pince toi Antoine, tu ne rêves pas !). Après deux essais, j’arrive enfin à mettre mes gants en respectant l’asepsie.

Arrive un étudiant de sixième année, qui m’a vu en grande difficulté et me lance un : « Bonjour gamin, alors on opère ? ». Tout en me tendant sa main pour me saluer. Machinalement, je lui tends la mienne. C’était le piège ! Je ne dois jamais rien toucher puisque les gants sont stériles et donc… je dois recommencer cette manipulation « gantesque » et moi, je suis grotesque !

Et là, va commencer après le rêve, le cauchemar.

Tout est prêt. Le Patron commence : il fait la première incision au niveau du cou. Le froid glacial du bloc n’empêche pas une bouffée de chaleur dans tout mon corps. Je transpire, mon kimono de chirurgien se transforme en serpillère humide, des perles de sueur coulent sur mon front, je tremble, j’ai peur !

Je regarde juste derrière le Patron le petit filet de sang qui surgit sous le bistouri. Je vois tout d’un coup tout clair, tout trouble et… je me retrouve par terre, allongé, avec des dizaines de personnes qui me tapent dessus et me disent : « ouvre les yeux, ouvre les yeux, tu as eu un malaise vagal ».

Le Patron continue imperturbablement ses gestes et moi, je suis ridicule en train de perturber tout le monde. On me porte dans le vestibule, on me donne du sucre, je reviens juste à moi, je suis humilié.

Une femme s’approche de moi, me prend la main et me regarde fixement. Je ne la reconnais pas, puis en enlevant son masque, elle me sourit et me dit : « Alors, jeune homme, je croyais que vous veniez d’être reçu à l’internat ? ».

Mon humiliation est à son comble : c’est la femme du train de nuit qui est infirmière du bloc ! Mon mensonge de ce voyage d’une nuit d’été me servira de leçon et m’apprendra que la modestie et l’humilité doivent être les piliers de la réussite médicale.

J’ai le calot de travers, je suis debout, plus blanc que ma blouse, le masque serré contre mon visage, je veux revenir au bloc. Je suis un compétiteur, je ne veux pas que le patron rigole de moi, je repars !

– Alors Antoine (tout en continuant d’opérer) tu es un peu sensible ?

– Non, non, je n’avais pas mangé ce matin (encore un mensonge car j’ai dévoré une baguette entière).

– Bon regarde, je vais prélever un morceau d’os à la hanche pour caler entre deux vertèbres. Il réincise la peau et le coup de bistouri fait resurgir le même filet de sang.

Le compétiteur, vous savez l’interne du train, le grand joueur de rugby, le docteur Mamour… et bien il a encore plus chaud, il transpire comme un Zidane après un match, il essaye, essaye, essaye encore et… pouf de nouveau, il se retrouve par terre ayant perdu connaissance, le crâne fendu en tombant. Il saigne, il s’est fait dessus et ne sait plus comment il s’appelle, ni où il est !

Le Patron me regarde avec ses petits yeux rieurs et me dit : « Je crois que c’est bon Antoine, tu peux rentrer chez toi… ».

En conclusion, j’ai appris ce jour-là un mot important : humilité.

Merci Patron !

 

20 Nov

Les maux dedans #12

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Après cette séance rien ne fut comme avant. Dirigée si on peut dire par lui, il reprenait les derniers termes et me mettait sur la voie qu’il avait tracée.

– Alors votre femme vous a cru « morte » ?

– Je vous ai dit que c’était juste une faute de français et non un délire inconscient.

– Je ne vous dis rien, c’est vous ou plutôt votre inconscient (en trois séances il venait de me parler plus qu’en deux ans)

– Je continue à penser que, certes l’hystérie peut revêtir plein de manifestations mais je ne pense pas qu’elle puisse entrainer un arrêt cardiaque nécessitant un défibrillateur.

(c’est là que j’en aurai eu besoin) il se mit à hurler:

 » Vous ne comprenez rien de rien, vous vous foutez de moi, partez, partez et revenez lundi avec un discours intelligent. Et cela fait 45 euros, en liquide svp. »

J’avais vraiment envie d’arrêter cette mascarade, son agressivité, sa versatilité. Mais pour qui il se prend ce Lacan bordelais?  J’en ai marre, je le déteste. Heureusement on abordait une période de vacances et donc Monsieur partait faire de l’humanitaire bulgare.
Je profitais de ce repos cérébral pour faire le point, j’en profitais pour lire des livres plus simples, à mon goût (Ma vie de Young) et reprendre goût à la psychanalyse en évitant de penser à celui qui est le vecteur de cette analyse. Je me forçais à oublier le docteur et à ne penser qu’aux progrès que j’avais cru faire.
Je repense souvent à cette séance sur le malaise et l’adjectif féminin que j’avais attribué au mot « mort ». Je me suis souvent aperçu, depuis que cette erreur de grammaire revient souvent dans la bouche de mes patients. Combien de fois un homme conjugue au féminin un mot masculin sans pour autant que l’on s’y attarde?
Ce qui m’interrogeait c’était ce changement d’attitude, ces notes qu’il écrivait dans mon dos depuis peu de temps, alors que pendant deux ans il m’avait bercé d’un ronronnement de prédateur qui ne sentait rien dire de bon.

L’épisode de ce mot « morte » a été le coup de poignard qui aurait pu m’achever mais qui a été surtout le commencement d’une souffrance énorme qui dure et qui s’estompe enfin grâce à l’écriture d’aujourd’hui.
Les séances se sont succédées avec toujours le même fil conducteur. Parfois j’avais des choses à dire de façon ponctuelle, précise, sur des événements familiaux, sur des problèmes professionnels. Alors le stylo s’arrêtait, le bâillement reprenait et l’impatience se traduisait par un « allez, continuez, voyons ».

– « Mais j’ai envie de vous parler de ce problème familial que je traverse, je n’ai pas envie de revenir sur un lapsus sans conséquence

– Sans conséquence ?

Et là je lui expliquai enfin que je venais chez lui pour dire ce que je voulais et non pas pour dire ce que lui voulait !

C’était une victoire, je venais de dire enfin ce que je pensais. Mais cette victoire relative était à mon sens celle de la psychanalyse, je venais de m’affirmer ! Et voilà, en une seule seconde, je passe d’un doute énorme sur ma démarche, puis je tombe en extase tout ça parce que j’ose dire à un tyran de psy que j’ ai envie de dire ce que je veux !!!

Il parut contrarié par ma surprenante rébellion, et son ton de parole, fut monocorde comme si il voulait me faire comprendre : « Mon petit coco tu veux marquer des points mais n’oublie pas que c’est moi qui tiens les commandes ».

Je continuais mes réunions du mercredi pluri disciplinaire. J’avais amené avec moi un ami kiné, un pur, un enfant des Landes, il ne lui manquait que les échasses et le béret. La première fois qu’il est venu, il a cru que c’était l’émission tv surprise-surprise de Bellivo ! Il faut dire que c’était la belle psychologue lacanienne qui nous présentait un cas clinique et cela donnait quelque chose comme :

« Ce qui compte en ce rapport analysé-analysant, c’est le petit a sur le grand A, c’est ce nœud bromérien qui enveloppe l’autre autour de la souffrance qu’autrui ressent par la force de son phallus »

Mon landais de copain (jeannot) prit la parole avec son naturel habituel :
« Je ne pipe rien à ce que madame nous raconte, elle nous parle de math, de sexe ou de psychanalyse ? Cela serait plus simple si on disait : « Cette patiente souffre à cause de son père et basta !»

A ce moment-là, je ne savais plus où me mettre, je regardais le docteur Mie du coin de l’œil, la psy rangeait ses notes et mon Jeannot arborait un sourire de satisfaction égal à celui qu’il avait quand il marquait un essai à Pontenx les forges !

Deux minutes de silence suivirent cette tirade landaise avant que le chef ne prenne la parole :

« Voilà exactement pourquoi ces réunions sont indispensables. Nous pouvons non pas opposer le savoir à la logique mais nous pouvons les réunir par la parole. »

La présence de mon ami à chaque réunion apportait une décontraction et avait surtout le grand avantage de détendre notre gourou. Il me commentait à toutes les séances du vendredi les réactions de Jeannot.
Je ne serais pas honnête si je ne vous disais pas que mon orgueil était ébranlé par cette admiration de mon psy sur mon ami. Moi qui m’étais lancé à fond dans le lacanisme, moi qui lisais de l’hébreu lacanien, et qui subissais les folies d’un ayatollah, je payais des séances pendant lesquelles durant 5 minutes on me parlait de la simplicité et de la pureté du langage d’un fils de résinier.
Mais avec cette diversion j’oubliais un peu les hauts et les bas de mon analyse et surtout la versatilité du meneur des séances.

Un matin très motivé, c’est moi qui revenais sur mon travail analytique pur.

-« Cela fait bientôt trois ans que je viens et j’aimerais faire le point.

– Faites, faites!

– J’aimerais que nous le fassions à deux.

Pas de réponse, temps mort pendant deux minutes et c’est long deux minutes. Je me crois obligé de parler, et là, il m’assène :

– Nous en resterons là, cela fait 45 et en liquide svp. »

Une fois de plus frustration, colère intérieure, et pas un mot de plus, je ne pouvais rien lui dire. Par contre devant la porte avec mes billets dans la main, il aimait me parler de la dernière réunion, de tel ou telle patiente que j’avais eu le tort et je dis bien le tort de lui envoyer.
J’écris cela aujourd’hui parce qu’il y a eu le drame mais à l’époque je pensais bien faire et surtout je ne comprenais pas comment des gens intelligents ne pouvaient pas faire une analyse.

14 Nov

Amour et Gourmandise

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Philippe, il est grand, longiligne, des yeux très clairs. Pas besoin d’aller à Lourdes pour constater que les miracles peuvent exister même sur les bords de Garonne quand on est un homme bien.

Je connais Nathalie depuis quelques années car elle travaille dans l’industrie pharmaceutique. Petit bout de femme, énergique, elle me présente ses médicaments avec une détermination, inversement proportionnelle à sa taille. Comme je suis un curieux, bavard je m’intéresse à son parcours extra professionnel.
Comme beaucoup de personnes elle se remet difficilement d’une séparation conjugale. Puis, un jour, elle arrive avec des petits croissants à mon cabinet.

-Doc je vais nettement mieux,je viens de rencontrer une pépite: l’homme parfait !

– Donc Nathalie est amoureuse ?

– Plus que cela folle d’amour. »

Elle me raconte alors sa rencontre avec celui que j’appelle Gillette: la perfection au masculin !

Nathalie vient me voir régulièrement pour me vanter les bénéfices de tel ou tel médicament et nous finissons toujours notre entretien par un zapping de sa vie: tout n’est que bonheur, joie, amour.
Lui, il travaille beaucoup couvert de diplômes il a un poste à grande responsabilité, « son seul défaut c’est sa quantité de travail » qu’il produit tous les jours. Il commence tôt, finit tard mais lui fait passer des super week-ends en amoureux.

Le conte de fée en ce matin de novembre s’arrête net. Nathalie ne sourit pas, elle rentre dans mon bureau, les yeux rougis par des larmes coulant encore sur son visage ou les petites taches de rousseur ressortent plus que d’habitude.

– « Qu’y a t-il, Nathalie ?

– C’est Philippe !

– Vous vous êtes disputés?

Elle n’arrive pas à parler, des longs silences entrecoupés de sanglots puis:

– Il a une tumeur au cerveau ! »

Je suis abasourdi. On pense souvent que certaines personnes ne peuvent pas être touché par le malheur, tellement ils sont bien, généreux, humains, beaux !

Elle me raconte tout ce qui arrive, les premiers symptômes, les migraines, les pertes d’équilibres, les troubles neurologiques.
Puis vient le doute, l’espoir, les scanners, les IRM, et arrive le verdict impitoyable: Glioblastome cérébral !

Tout s’écroule, une vie à deux, un mariage, une maison, un amour immense. Il va falloir se battre affronter l’opération, la chimio, les rayons. L’infime espoir de survie est certes le seul moteur de tout ce parcours du combattant mais il est si petit.
Nathalie est courageuse, elle continue à travailler avec une force qui n’a d’égal que le courage de Philippe.
Pendant longtemps, leur vie se partage entre les espoirs, la fatalité, la peur, la souffrance. Ils s’aiment tellement que je pense, car je suis un éternel optimiste, que le tout petit espoir de guérison va se transformer en une rémission totale.

On est arrivé après le cursus chirurgical et oncologique à une période d’attente et de rééducation.
Philippe, bien que pas du tout de la partie, profite de cette période pour se faire plaisir en cuisinant. Il invente des recettes, il donne des saveurs à tous ses plats  comme il donne un sens à sa vie. Chez lui tout est raffiné, il mélange le sucré et le salé, il parfume ses desserts avec cette petit pointe d’acidité propre à relever cette sucrerie habituellement trop fade, faisant du banal un délice !
Quand Nathalie rentre le soir, Philippe a son grand tablier de cuisinier, il a mis le couvert les bougies sont sur la table et la maison respire d’une suave odeur de la cuisine d’antan.

Nathalie n’ose croire à cette vie merveilleuse, cela ne se voit qu’au cinéma me dit elle souvent. Elle a peur tous les jours, toutes les nuits. Mais elle est pragmatique, les pieds sur terre, et la tête dans les étoiles elle se régale de tous ces petits plats qui l’attendent tous les soirs. Toutes le semaines j’ai vu Philippe, l’amélioration a chaque visite, bonheur et sérénité retrouvée de ce couple magique.
Nathalie retrouve son punch habituel, son sourire dévastateur, elle est épanouie, parle peu mais que de son mari. Elle est sûre de sa guérison autant que ses dons culinaires.

– « Phil n’arrête pas il m’a fait prendre 5kg !

– Ok mais n’oublie pas que tu en as perdu 6.

– Mais c’est si bon il me fait des desserts à tomber à la renverse. »

Des jours, des mois ce sont passés un jour phil est venu me consulter avec Nathalie.

– « Nous avions (j’aime ce « nous », preuve que l’épreuve était bien partagée) peut être une chance sur 1000 de survivre et aujourd’hui l’hôpital nous a dit que c’était gagné ! Les larmes sur la joue de Nathalie n’étaient pas les mêmes. Elles signifiaient bonheur !

Il y a deux mois un vendredi soir je rentre tard, je suis épuisé, j’ai faim et le canapé m’attend. J’allume la télé, un gros plan s’arrête sur un des candidats à l’émission la plus célèbre pour élire le « chef ». Philippe est là, devant moi et des millions de téléspectateurs. Il a enchanté la France entière, il a sublimé ses plats comme il a su sublimé mon métier en me montrant que tout est possible dans la vie.

Merci Nathalie, merci Philippe, vous êtes mes pâtes d’amande, mes calissons, mes chouchous. Grâce à vous j’ai encore plus confiance en la médecine, en l’amour, en l’homme tout simplement.

13 Nov

Les maux dedans #11

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Alors que je sortais le compte exact bien sur de ma poche, il se mit à me parler comme on dirait à la télé « en off »;

– voilà, mon fils fête son anniversaire demain et j’aimerai lui donner un vrai maillot des Girondins et son rêve serait d’avoir celui de Jean-Pierre Papin !

Là, c’était mon petit chat qui me remonte sur mes genoux avec le ronron demandeur des croquettes. Et comme je donne toujours des croquettes à mon chat et bien j’ai donné le maillot de JPP à mon psy !

J’essayais de trouver une explication psychanalytique, du style, il veut me pousser à dire non, il veut voir l’étendue de ma faiblesse ou…de ma générosité.
Et là, ce jour-là je ne voyais aucun approche thérapeutique dans le maillot de Jpp ! Mais un psy sûrement compétent mais manipulateur.
Comment je lisais les différentes techniques de psychanalyse, j’en concluais qu’on devait toujours passer par des phases de répulsion, après celles de transfert.

Je faisais la gueule, tout au moins je me disais que je faisais la gueule car devant lui je ne montrai rien, je me suis juste permis de lui demander de changer le jeudi car je préférais le mercredi et là, surprise, il a accepté.
Ce n’est peut être rien un jour, mais pour moi, compétiteur dans l’âme, c’est une victoire sur mon dominateur. Certes, je pense aujourd’hui que ce changement devait l’arranger car il partait à Paris tout les jeudi en tant que président de l’école de la cause Freudienne, mais j’avais quand même dans mon fort intérieur marqué un point.

Quand il revenait le vendredi, après avoir hurlé son « Venezzzz » il m’accueillait avec une voix de plus en plus radiophonique et je ne comprenais pas ces différences de timbre entre un début et une fin d’un couloir.
Pour moi cela devenait machinal, presque robotisé, je dis « bonjour », j’enlève ma veste, je m’allonge, je regarde devant moi ce masque africain tout frisé comme lui, je regarde ce tableau jaunâtre, et j’attends le top départ: « alors on en était où ? »

J’aime bien son « on », cela veut dire que ce n’est pas mon analyse mais « notre » analyse. Au début je préparais mes séances et je savais par quoi j’allais commencer, maintenant, je ne pense à rien avant et je dis une première phrase et hop, je déroule mon inconscient sur le tapis du docteur Mie.

– voilà j’ai lu Freud ce dimanche et je me suis arrêté sur l’hystérie et les conversions hystériques décrites par Freud.
(je ne le voyais pas mais j’ai senti que je venais de dire une phrase clé, car le sortant de son endormissement habituel, j’entendais son esprit se réveiller, son gros, gros mont-blanc se mettre en route et le petit carnet qui se remplissait de cette phrase que je venais dire sur l’hystérie. Est-ce que cela voulait dire que je venais de trouver mon diagnostic ? Est-ce que cela voulait dire que je l’intéressais,enfin ?
Je ne peux donner la réponse mais ce que je peux dire c’est que cette séance aura été capitale si ce n’est pour lui, en tout cas pour moi et surtout pour l’écriture de ces lignes).

– « oui,continuez

– j’ai repensé à mes malaises, mes pertes complètes de connaissance, je me suis trouvé, ici, une explication, la culpabilité, la mort d’Eric, la présence de Sylvie, sa femme. Aujourd’hui après cette lecture de Freud je pense que ces malaises sont une forme de conversion hystérique si bien décrite dans…….

– continuez, continuez, bon sang !

(pour une fois il était excité, il n’arrêtait pas d’écrire tout ce que je lui disais, tout au moins je l’imaginai car je ne le voyais pas).

– alors après cette lecture de Freud je pense que le mot « hystérie » correspond à ces malaises. Il est vrai que je me pose la question, vu le coté organique de la symptomatologie, vu la bradycardie et vu la perte de connaissance totale. Le dernier malaise que j’ai eu et qui était plus important que d’habitude a inquiété tout mon entourage, même ma femme m’ a cru morte.
(Chers amis lecteurs ce n’est pas une faute de frappe, j’ai bien écrit et j’avais bien dit « morte »).

– Vous venez de dire morte
– oui ,pardon je me suis trompé !
– nous en resterons là cela fait 45 et en liquide, s’il vous plaît »

Cette séance là est le tournant de mon travail, de mon aliénation, de mon cauchemar car c’est à partir de là que tout a commencé…

06 Nov

Pick and Go

 

rugby_drmaison« Allo, Antoine, c’est Mathieu ! Tu peux jouer dimanche?

– C’est de l’humour? Tu connais mon âge? Cela fait bientôt 20 ans que je n’ai pas remis de crampons et, depuis mon genou, je suis Robocop, je mets du dégripol tous les jours ! Sacré prothèse !

-Tu n’as pas besoin de crampons, juste des roues bien gonflées!

-Mais qui es-tu ? Mathieu qui ? (je pense alors à mon copain demi d’ouverture des juniors du SBUC.

-Tu le sais très bien, arrête de faire l’innocent, je compte sur toi, c’est pour un match de bienfaisance.

Honnêtement, à ce moment là, je ne vois pas du tout de qui il s’agit. Pour ne pas le vexer je continue notre conversation.

 » Tu sais, il va y avoir du monde et puis que toi, tu sois là, ce serait formidable.

-Mais je ne peux plus courir avec ma prothèse, je boîte en permanence.

-Tu le fais exprès ? Tu joueras dans un fauteuil.

-Même si je sais que tu es le meilleur demi d’ouverture qui distribue des passes fabuleuses, mon genou sera toujours en titane !

-Ecoute doc’ , je crois que tu te trompes de demi d’ouverture. Je suis Mathieu ton patient tétraplégique, c’est pour faire un match de rugby en fauteuil pour Handisport. On a pensé que de faire un mélange d’anciens rugbymen avec nous serait une bonne pub pour notre association.

Cette conversation me parait surréaliste. Moi, un vrai naïf je crois que l’on me demande de rejouer, rêvant en un instant  retrouver l’odeur des vestiaires, les bruits des crampons sur le carrelage, l’odeur du camphre qui pique les narines. Puis la réalité de l’ appel d’un patient, d’un homme, d’un ami qui m’apporte à chaque venue sa force, sa volonté, sa tolérance.

Mathieu, c’est un destin, une vie qui bascule le jour où une vilaine vague le propulse sur le sable et lui fracture ses vertèbres lui sectionnant sa moelle épinière.

Quand il vient me voir au cabinet, il arrive en camionnette. Bien que tétraplégique, il arrive à conduire, à descendre tout seul, prendre son fauteuil, ouvrir cette porte de cabinet bien mal adaptée et va dans la salle d’attente où il attend son tour comme chacun. Il discute, s’intéresse aux autres malades. La différence c’est que lui, il est toujours souriant, toujours prévenant, laissant passer l’enfant fiévreux ou la vieille mamie pressée.

Quand il rentre dans mon bureau, je prends mon habit de clown pour cacher mon malaise, je plaisante avec lui avec notre arme commune: la dérision.

 » Doc, je suis à plat !

-Fatigué?

-Non, c’est mon pneu qui est dégonflé (en me faisant un sourire complice)

-C’est un coup de pompe !

-C’est ça, doc’! J’ai besoin de médicament, j’ai une tendinite au bras à force de pousser le fauteuil à l’entraînement.

Mathieu, il n’est handicapé que pour les autres, m’a t’il dit.

 » Moi je suis comme tout le monde, je suis marié, j’ai deux enfants, je travaille et je joue au rugby ! »

Je me régale de l’entendre me parler de son sport, c’est le moteur de sa vie, son enthousiasme, sa préparation individuelle, son organisation, sa recherche de sponsor.

 » C’est dur de trouver des moyens, il faut du matériel, des camionnettes pour nous transporter et, quand on part à l’étranger, c’est un Transval qu’il faut comme avion!

Il s’occupe de promouvoir le rugby. Il a le mental d’un Dussautoir, l’enthousiasme d’un Maxou Machenaud, la force d’un Picamoles .

On se plaint tous d’un bobo, d’une prothèse, d’une déprime, lui jamais !

Alors ce match de rugby, je vais le faire! Je vais essayer d’emmener tous mes vieux copains des prés qui taquinaient le cuir avec moi. Je vais essayer de rendre un peu à Mathieu tout le bien qu’il me fait. En plus de réunir mes deux passions médecine et rugby, il m’apprend l’humilité.

Je vous tiendrai informés de la date du match. On viendra nombreux pour applaudir et soutenir Mathieu et ses amis !

 

05 Nov

Les maux dedans #10

chat_drmaison

C’est vrai que tous les jours je me demande si je suis bête, « bilongoté » comme on dit en Afrique ou bien si je suis en train de vivre quelque chose que tous les analysés par un lacanien vivent.
Ne pouvant pas trop parler devant ce parterre de gens de cinéma, et comme je suis un peu têtu, je rappelle Vincent dès le lendemain.
Quand je dis cela, ça prouve la place énorme, oui énorme, que ce petit frisé a pris dans mon cortex. Le prétexte de ma venue chez Vincent était bien sûr différent que des questionnements sur un analyste même ami intime de Gérard Miller ou de la famille de Lacan !

J’abordai très vite le sujet avec ce copain qui n’a pas l’habitude de mâcher ces mots.
 » Ce mec est fou Antoine, c’est lui qui devrait consulter, et surtout c’est un dormeur. »

– Un dormeur ? »

– Oui, un jour où j’étais allongé, je me suis rendu compte qu’il dormait ! Je me suis levé et j’ai crié à son oreille :  » Tu dors Mie ! Tu crois que je vais te donner 40 euros pour te voir cluquer ? »

– Il a dû te parler de l’attention flottante freudienne ?

– Freud ou pas Freud, je me suis cassé et je ne l’ai jamais revu ! »

J’ai très vite arrêté cet entretien. Je me sentais mal à l’aise, j’étais si motivé par ma démarche, si fier aussi de m’y tenir trois fois par semaine que les doutes que je ressentais parfois prenaient une importance gênante.
Je me suis dit pour me rassurer que Vincent n’était pas moi et que sa personnalité et son coté brut de décoffrage ne pouvaient pas aller avec un Lacanien. Cela voulait dire aussi que j’étais surement et suffisamment compliqué pour que l’analyse me soit bénéfique.

Alors, c’est avec un enthousiasme de débutant que je repartis pour de nouvelles séances chez le dormeur « flottant ».

Tous les lundis matin, à six heures, ma petite voiture était téléguidée jusqu’au 202 de la rue Saint-Rémi.L’escalier toujours aussi abrupt entraînait un essoufflement et quelques minutes dans la salle d’attente me permettaient  de retrouver une élocution normale sur le divan. Mais ce jour là, il m’attendait devant la porte et me conduisit immédiatement, sans passer par la case d’attente, sur son divan. On aurait dit qu’il était pressé, il me parla sèchement :

 » On en était où ?

– Je ne m’en souviens pas

– Et voilà, c’est là le problème, vous ne vous rappelez pas! J’ai des inquiétudes sur vous Monsieur, vous ne travaillez pas assez, vous ne devez vivre que pour ça et pour votre inconscient.

– Je ne comprends pas.

– Et en plus, vous ne comprenez pas ! »

Alors il se mit à me raconter son séjour dans son orphelinat bulgare, ces enfants attachés dans un lit de fer, ces infirmières qui dormaient à coté d’eux toute la nuit. Je ne comprenais pas le rapport entre ses inquiétudes sur mon mauvais travail et cette œuvre humanitaire dans un pays de l’Est !
Une fois de plus, je nageais dans le doute. J’arrivais avec les idées de Vincent dans ma tête puis il m’engueulait et il touchait ma sensibilité ce qui remettait son compteur crédibilité à son maximum.

Une fois de plus, je pensais que tout était organisé, tout était voulu, tout était cadré comme dans les formules physiques de Monsieur Lacan.

C’était un de ces vendredis où mon repas était remplaçé par une nourriture intello-psycho- laca ..mienne plus une dose d’embouteillage, tout ça sans café pour 45 euros en liquide s’il vous plait. Pas de café certes, mais la tasse de thé dont la fumée se mélangeait à celle d’un cigare tordu (genevois)!
La séance avait bien commencé. Je parlais avec aisance de mon travail, de ma famille, de mes amis. Il était plus loquace que d’ habitude, il avait de l’humour, ses jeux de mots fusaient  et moi j’étais bien.

J’étais bien comme …quand on a son chat qui, si sauvage d’ordinaire, vient un soir, on ne sait pourquoi, se mettre sur vos genoux. On se dit que ça y est, la bête est dompté et puis vous voulez la caresser et là, hop, il s’en va à toute vitesse se mettre sous la vieille table du salon.
Avec le docteur Mie, c’était pareil qu’avec mon chat ! Ce jour-là donc, il n’était certes pas sur mes genoux mais il était zen et un petit état de satisfaction m’habitait.

Tu vois, Antoine, ce mec a du cœur! Il est brillant, il se donne à fond pour son travail et il est fort comme analyste. Mon choix du hasard était le bon.
Mais comme le petit chat qui part sous la table du salon, le génie redevenait un animal sauvage : il arrêta net son attitude empathique et  me lança un : »allons, continuez, continuez !! »

– Mais je ne sais pas quoi dire.

– Ce qui vient, dites ce qui vous vient.

– Mais, j’ai rien à vous dire.

–  Ce n’est pas à moi que vous devez dire, c’est à votre inconscient !

– Vous me parlez de mon inconscient, je ne connais même pas mon conscient !

– Nous en resterons là, cela fait 45 et en liquide s’il vous plait. »