03 Oct

Maman chérie

fleur

Elles vivent ensemble toutes les deux : elle, Françoise, médecin scolaire qui ne travaille plus et Germaine, sa maman qui a perdu son mari d’un infarctus il y a deux ans.

Françoise a 52 ans. Elle reste à la maison pour s’occuper de sa maman. Elle forme un petit couple indissociable, toujours collées l’une à l’autre ; elles ont un rythme de vie très calibré. Le réveil sonne toujours tôt. Le petit déjeuner est un moment important : Françoise prépare jus de fruit, thé, omelette, kiwi et fromage. Tout est bio, le pain est nature sans adjuvant, le beurre au sel de Guérande. Elle le lui prépare sur un joli plateau et n’oublie pas de poser le Sud-Ouest du jour.

Germaine est en pleine forme pour ses 78 ans, aucune maladie, aucun médicament, une tension de jeune fille. Elle a bien accepté la mort de son mari.

Françoise beaucoup moins. Son père était un homme autoritaire se faisant servir à la maison comme au bureau. Elle l’admirait ! Elle n’a jamais eu d’homme dans sa vie. C’est un peu Cosette, un peu Cendrillon, beaucoup de dévouement et d’abnégation.

Le petit déjeuner terminé, Françoise passe de son rôle de serveuse à celui d’infirmière. Elle fait la toilette de sa maman de la tête au pied comme on le fait à l’hôpital. Germaine est complètement valide et autonome mais Françoise veut le faire pour ne pas qu’elle se fatigue ! La toilette dure une heure : les ongles des pieds, des mains, les cheveux etc, etc …

« Il est déjà 10h ! Nous devons aller à la pharmacie phyto pour acheter des huiles essentielles et de l’argile verte .

– Ma pauvre Françoise, nous y sommes allées hier !

– Oui, mais j’ai oublié les oligosols. Ne t’inquiète pas, j’ai acheté un fauteuil roulant pour t’éviter de marcher. Alors ne dis rien et dépêche toi !

– Mais c’est ridicule, je marche très bien! » (Germaine est en pleine forme et sa démarche, je vous le promets, est plus élégante que la mienne. Certes elle n’a pas joué au rugby, elle!!)

Le petit caniche habillé d’un imperméable, le fauteuil roulant dans le coffre de la Mercedes, elles partent comme on dit en » ville. »

Après un tour au marché bio de Saint-Pierre, cet équipage bizarre rentre vite à la maison, le repas doit être servi à midi. Au menu : soupe de potiron, limande fraiche et haricots verts.

Françoise m’appelle une fois par semaine pour sa maman. (Madame CPAM, je sais, vous allez m’en vouloir d’aggraver le trou mais sachez que je n’obéis qu’à l’inquiétude d’une fille pour sa mère! Et j’oublie souvent de me faire régler)

Rituel bien rodé ! J’arrive à 6h37, je sonne, je rentre, je salue Vodka la caniche, je pénètre dans la chambre de la reine mère, je la réveille en douceur et je l’examine. Sa fille a tout noté sur un cahier à spirale : tension, température, poids (avec une courbe). Je lui rappelle que sa maman est en pleine forme, qu’elle ne prend aucun médicament et que c’est excessif !

« Mais non, maman est essoufflée quand nous marchons au parc. Elle est fatiguée dès le deuxième tour !

– Vous connaissez son âge ?

– Il n’ y a pas de raison, mamy a vécu jusqu’à 102 ans ! »

Je dois avouer que ces visites me sont difficiles, non pas à cause de leur finalité mais à cause du jus de chaussettes que je dois absorber en guise de café et des galettes au sarrasin préparées pour moi ! Je me demande à chaque fois pourquoi je suis venu…c’est vrai que Françoise est si inquiète !

« Allo, Antoine il faut venir vite, maman va mal, elle fait un oap ! (œdème aigu du poumon).

– (5h32) Mais, qui est-ce ? (dans une élocution très stilnox !)

– Venez vite, vite !

– J’arrive ! »

– Je me lève vite, je m’entrave dans le tapis, je me prends la porte encore fermée, je mets mes chaussettes à l’envers, cherche mes clefs et ne trouve pas mes satanées lunettes ! Je les retrouve, (elles étaient sur mon nez !), je démarre en marche arrière et je fonce : il faut sauver Germaine !

Françoise m’attend dans la rue devant la résidence, les cheveux gris décoiffés, une chemise de nuit défraichie et Vodka sous le bras.

Je me précipite dans la chambre. Germaine a les yeux fermés, une perfusion au bras, un flacon de Glucosé a petit débit marqué 4h42, un brassard à tension à l’autre bras, un saturomètre (pour savoir son pourcentage d’oxygène) au bout du doigt. Je dégaine mon stétho le pose sur le coeur et là…

« Bonjour mon petit, qu’est-ce que vous faites là ?

– Je vous promets, docteur, maman a fait un oap. Vous la voyez bien mais tout à l’heure elle s’étouffait.

– Arrête tes bêtises Françoise, je suis allée dans la cuisine manger un petit caramel et je me suis étranglée parce que tu m’as fait peur !

– J’ai des preuves docteur, j’ai fait un tableau des constantes :Ta 15-7, pouls 77, SAT 96.

– Mais, c’est normal !

– Oui, mais j’ai eu peur, alors je lui ai donné deux Lasilix intraveineux.

Françoise m’appelle souvent pour des urgences imaginaires. Germaine se laisse faire, elle râle gentiment et semble à chacune de mes visites me faire comprendre « laissez la faire, elle n’a que ça ! »

Françoise se lève tous les jours de plus en plus tôt, elle est occupée 20h sur 24. Elle maigrit, se néglige, passe son temps à soigner sa maman qui n’a rien.

Elle a mis un lit de camp dans sa chambre, elle surveille au moins deux fois par nuit sa tension.

Je passe mon temps à essayer de faire comprendre à Françoise qu’elle surprotège sa maman au détriment de sa propre santé. Mais rien ne peut lui faire changer d’avis. Germaine se laisse toujours faire.

Françoise a besoin de moi pour prescrire des examens, radios, bilans… Je m’y oppose souvent passant des minutes à la convaincre. Elle me laisse repartir et, la porte à peine fermée, téléphone à SOS médecin pour essayer d’accomplir ce que je n’ai pas fait. Son statut de médecin arrive parfois à convaincre ces médecins urgentistes qui ne connaissent pas la malade et encore moins sa fille.

Françoise me demande de passer de plus en plus souvent. J’ai négocié trois choses:

Je ne prescris que ce que je juge utile, je me fais régler qu’une fois sur deux et surtout, surtout je ne bois plus de café Burlington(chaussettes).

Ce n’est plus la chambre d’un appartement coquet mais une salle de réanimation ! Germaine n’a toujours aucune  maladie grave. Françoise est amaigrie, je lui parle, je lui conseille d’aller voir un ami psychologue. Evidement elle hurle qu’elle n’est pas folle mais seulement une fille médecin qui, puisqu’elle ne travaille pas, peut éviter des soins onéreux pour la société et la sécurité sociale .

Je continue par tous les moyens, la colère, la menace d’abandon de mes soins d’ essayer de faire comprendre à Françoise que son attitude de surprotection est néfaste pour tout le monde.

Rien n’y fait ! Je continue à venir voir ce couple infernal, soignant-soignée malgré eux mais je m’épuise. J’ai toujours peur qu’un jour je ne me déplace pas pour un faux oap, un faux infarctus et qu’arrive un drame.

Françoise a acheté à ses frais des seringues et des perfusions. J’ai découvert cela le jour où elle m’a laissé seul dans la chambre de Germaine. Je discute avec cette pauvre mamie qui me semble perdue devant les agissements de sa fille.

« Oh, je sais qu’elle exagère mais, que voulez-vous que je fasse mon petit, nous ne sommes que toutes les deux. Vous savez, elle ne me laisse jamais seule, elle a licencié Nune la femme de ménage! Je suis en prison, à l’hôpital prison!

Je suis venu un jour avec un autre médecin pour qu’il m’aide. Elle m’en a voulu et ne m’a plus rappelé pendant trois mois. Une fois, en pleine nuit, elle m’a joint sur mon insupportable portable et ….j’y suis allé !

Rien de nouveau sous le soleil, rien n’a changé ! Germaine a un rhume que sa fille chérie a étiquetté détresse respiratoire. Elle a branché l’oxygène ! Je lui ai parlé deux heures durant ! Pour une fois elle m’ a compris, a surtout compris qu’elle présente un syndrome de Munchausen détourné. Elle est allée voir un psy, mais n’a jamais guérie.

Récemment, Françoise a dû s’absenter pour aller aux obsèques de sa tante à Balnot-la-Grange à 7 heures de voiture de Bordeaux. La voisine est venue le soir garder Germaine et a dormi chez elle. C’était la première fois que Françoise laissait sa maman depuis dix ans !

A 8h du matin je suis appelé. Germaine était partie dans son sommeil…

 

 

 

06 Sep

L’hiver de leurs vies

hortensias

 

Un jour, un ami de mon père lui apprend qu’il a la maladie d’Alzheimer. Mon père, inquiet, lui demande s’il n’est pas trop inquiet de l’évolution. Il lui répond:

« Non, car j’ai un nouveau traitement excellent.

– Comment s’appelle t-il?

– Euh, je ne me rappelle pas, mais ça va me revenir. Comment s’appelle l’empereur des français qui a perdu à Waterloo ?

– (surpris) Napoléon ?

– Oui !! il est mort ou vivant ?

– (très surpris) Mort !

– Où ?

– A Sainte-Hélène.

–  C’est ça ! Et il se met à crier : « Hélène, comment il s’appelle mon nouveau médicament ?»

Je travaille depuis longtemps dans une maison de retraite où il y a une unité Alzheimer.

Quand on rentre dans un tel endroit le spectacle associe toutes les palettes des émotions de la vie.

Ils sont tous au petit déjeuner. Les aides sont là, patientes, attentionnées, à l’écoute.

Certains sont à table, le bol de café devant eux, essayant de rattraper le morceau de pain qui est tombé dedans. D’autres déambulent en couches culottes en riant aux éclats. Certains sont allongés à même le sol finissant cette nuit trop courte qu’ils ont passée dans le lit du voisin. Marguerite (92 ans) est là, devant la fenêtre, attendant que sa maman vienne la chercher et murmure à voix basse: « Maman, je ne veux pas rester, je t’en supplie !»

Soudain, un cri de l’infirmier Gilou : «Robert, attention, ne montez pas sur la table, attention !» Dans un fracas énorme, Robert tombe par terre renversant tous les bols et le café au lait.

La salle à manger, si calme il y a si peu de temps, se transforme en champ de bataille. Ils se lèvent tous, certains pleurent, d’autres veulent aider ce pauvre Robert qui saigne. Il a l’arcade ouverte !

Jeannot, l’ancien brancardier, reprend du service et tente de le relever. Il tombe à son tour. Tout n’est que bazar, sang et café au lait !

Recoudre Robert n’est pas une tâche aisée. Il bouge sans arrêt et, bien que Marguerite lui tienne la main, il a peur et pleure.

La visite du matin dans les chambres, pour ceux qui ne se lèvent plus, est un spectacle de la vie. Nous avons l’impression d’être à l’hôpital des enfants, en service des moins de deux ans.

La chambre est mal rangée, l’odeur de la nuit se mélange à celle des fuites. Les protections sont à même le sol et parfois, surprise,  on retrouve deux personnes dans le même lit. Lucie dort dans la chambre 24 depuis deux mois. Raymond, en pleine nuit, vient dans son lit. L’un et l’autre ne savent pas leur nom, leur âge mais ils retrouvent les automatismes amoureux de la tendresse. Ils sont nus, serrés ensemble  avec un sourire de plénitude et de bonheur.

Quand je pénètre dans la chambre de Monsieur le député Pierre Louis, je regarde sur le mur les photos qui décorent la chambre. Sa remise de légion d’honneur par Georges Pompidou, sa voiture de député avec son chauffeur, ses petits enfants jouant avec l’écharpe tricolore. Mais Monsieur le député aujourd’hui répète sans cesse :

« Fusil, canon, bazooka !»

L’infirmière qui m’accompagne essaie de le calmer et constatant que le lit est inondé, le sermone comme un enfant :

« Monsieur le député au lieu de crier fusil, canon, bazooka, vous auriez dû m’appeler. Je vous aurais passé le pistolet.

– Voilà, c’est ça, c’est Pistolet que je voulais dire!!!! »

Christiane est veuve depuis longtemps. Elle n’a pas toute sa tête mais a de rares moments de lucidité. Philippe, son voisin de table, est un ancien médecin. Depuis trois mois il courtise Madame. Son éducation perdure malgré son absence totale de conscience. C’est surprenant de voir que l’on peut  oublier son nom, ses enfants mais que l’on continue à faire le baise-main et à tirer la chaise pour aider sa voisine. Christiane, elle non plus, n’imprime pas tout très bien mais reste sensible à ses attentions. Elle se remaquille, met son rouge à lèvres (qui déborde certes car ses yeux ont le même âge qu’elle). Un matin, je les trouve dans le même lit. L’infirmière de nuit veut me parler et m’incite à sortir de la chambre.

« Docteur, je les ai surpris en train de faire l’amour cette nuit ! »

Elle est choquée, pas moi ! Je trouve ça beau et surtout je me dis égoïstement qu’il me reste de bons moments à vivre !

En fait, avec Alzheimer : on mange, on dort, on tombe amoureux, on s’occupe de nous et on ne se préoccupe plus de l’augmentation des impôts.

Les après-midi, à la maison de retraite, on organise des ateliers :

Musique, par exemple ! On essaie de faire trouver le chanteur ou la chanteuse. Moi, je suis sûr que je gagnerai quand je serai vieux si on me passe Luis Mariano et sa Belle de Cadix .

Peinture ! Ils font des ronds, des carrés dignes de la maternelle. Ils s’appliquent, mettent des couleurs dans tous les sens. Un jour Louise, petite mamie toujours triste, complètement déconnectée de la vraie vie, n’ayant plus de famille, ne pouvant dire d’où elle vient, là où elle est et là où elle ira, est assise devant sa feuille de papier Canson. Alors que ses voisins de table font des bébés têtards violets ou rouges, elle prend son pinceau, le trempe délicatement dans son petit gobelet et commence à peindre. Quand je repasse une heure plus tard,  Louise est repartie dans sa chambre avec son aquarelle. Elle l’a mise sur sa table de nuit. Cela représente une vieille maison de campagne avec une belle pelouse et des hortensias bleus et roses (j’adore les hortensias). L’aquarelle est magnifique !

« C’est elle qui l’a faite !» me précise l’infirmière. On n’en revient pas!

Louise a tout oublié de sa vie sauf que sa vie c’était la peinture : Louise était artiste peintre !

 

 

 

 

 

25 Août

Parce que c’était lui, parce que c’était moi…

main

 

Il vient de faire son footing. Nous sommes samedi matin je viens de finir mes consultations. Il est transpirant, souriant, beau. Nous sommes en septembre et son teint halé fait ressortir ses yeux si bleus. Adrien, c’est l’homme parfait ! Marié depuis plus de 20 ans avec Isabelle (il n’a eu qu’elle dans sa vie), il a deux enfants superbes, un super job, il a 45 ans. C’est beau la vie !

 » Regarde, Antoine, quand je cours j’ai des muscles qui sautent sans arrêt.  »

Je  ne peux, à cet instant, penser une seconde que je viens de commencer le film le plus triste de ma vie professionnelle. Je suis hors drame, je suis dans la « bisounours life ». Tout le monde rêve de connaitre Adrien, sa femme, belle comme une rose, ses deux enfants Camille et Matéo aussi beaux que vifs et intelligents.

J’examine ses muscles, son dos, ses jambes, tout en lui parlant du dernier match de Toulouse contre Toulon (il adore le rugby).

 » C’est vrai que ça saute tes petits muscles, tu es fatigué ? »

– Pas plus, je viens de courir une heure, je me prépare pour le marathon du Médoc.

– Je vais te faire faire un bilan pour voir si tu n’as pas de carence, magnésium, fer etc. »

Je ne pense à rien, je le regarde, il n’est pas inquiet, sourit, plaisante sur mon écriture plus arabisante que médicale. Ma réflexion sur le bilan sanguin que je demande me fait avoir les yeux dans le vague et par hasard (ou nécessité) ils se posent sur ses mains. Il n’a plus de muscle dans le creux de sa paume droite, juste sous le pouce.

Je lui demande de me la montrer, je la touche, la caresse. Je le regarde, je suis ému, je suis bouleversé. Il ne comprend pas, il me lance: « ça va Antoine ? »

Mon cortex vient de connecter les cellules de ma mémoire d’internat: « fasciculations plus amyotrophie de la loge thénar » = sclérose latérale amyotrophie, maladie de Charcot !

Maladie de Charcot c’est la descente aux enfers, c’est la mort par supplice, ce sont tous les muscles qui se paralysent un par un, sauf ceux des yeux. Le cerveau fonctionne jusqu’à la fin, la mort est atroce et arrive maximum en 3 à 4 ans.

Mon ami est là devant moi, heureux, souriant, se demandant sûrement si son copain qui lui caresse la main de façon attendrissante n’est pas entrain de changer de sexualité alors que  je viens de commencer un compte à rebours de fin de vie, de fin de SA vie.

Je me reprends et l’humour (mon arme de protection fatale) me pousse à lui lancer:  » t’as de beaux yeux tu sais » façon Gabin.

Mon diagnostic clinique est sûr. Je ne veux pas y croire. Ce n’est pas possible, pas lui, pas cet homme merveilleux, cet ami, ce papa, ce mari, ce sportif.

Heureusement que les examens complémentaires existent en médecine. Ils permettent de retarder l’annonce du verdict et surtout de s’y préparer.

 » On va faire le bilan et je vais demander un électromyogramme.

– Tu penses à quoi ? »

Il a l’air soudainement inquiet et ses yeux rieurs d’il y a quelques secondes sont interrogatifs avec les sourcils en accents circonflexes comme si il essayait de pénétrer dans mes circonvolutions cérébrales.

Ma réponse est nulle: « à tout et à rien, t’inquiète pas ».

Il est midi, je monte dans ma voiture. Habituellement je ressens un grand bonheur de finir ma semaine,de rentrer chez moi, décompresser, voir mes enfants et me saouler de matchs de rugby, allongé sur le canapé, le D4 à la bouche.

Mais là, je suis k.o ! J’ai envie de pleurer, je n’y arrive pas. Je roule sans savoir où je vais, je ne pense à rien, je suis mal, j’ai une boule de la taille d’un ballon de foot dans le ventre. Je déteste mon métier, je me déteste, je déteste celui en qui je crois, ce connard de Dieu pourquoi faire du mal:

« Tu peux m’expliquer toi qui fait le beau le créateur, le gentil,  pourquoi tu fais ça? Tu es mauvais, tu donnes la vie pour la reprendre et faire souffrir. Adrien ne t’a rien demandé, tu lui montres un appartement témoin et tu l’enfermes dans un tunnel qui le fait glisser vers la mort ? Tu es un salaud mon Dieu ! »

Le plus dur quand on vit cela, c’est de rentrer en famille, de voir sa femme, ses enfants qui ne savent rien de mon tourment et de faire comme si rien n’était. Parler des devoirs du matin, de la chambre mal rangée, du match de Paul de demain, de la guitare de Louis, des futures vacances en famille. Je voudrais être seul sur une plage du bassin, les pieds sur le sable, la tête dans les étoiles. J’aimerais rencontrer mon Dieu et lui parler face à face et qu’il m’explique.

Le lundi quand je reprends mon travail, j’ai toujours ce sentiment d’être chanceux car je fais le plus beau métier du monde. Il me tarde de commencer ma journée. Ce lundi l’enthousiasme est remplacé par l’angoisse des résultats de l’irm et de l’emg d’Adrien. Mon empressement pour lui faire faire ses examens le surprend. Je suis lâche, je lui raconte que c’est pour vite lui trouver un traitement pour ses fasciculations or il n’y a pas de traitement…

Je suis très fier que l’on dise de moi : « il va très vite mais il a un bon flair diagnostic ». J’aimerais tellement me tromper aujourd’hui, j’aimerais tellement me dire ce soir : »Pourquoi as-tu pensé à une « sla » alors que c’est un manque calcium ou de magnésium ? »

18h- Le téléphone retentit. J’ai le coeur qui bat, j’ai devant moi une pauvre ado de 16 ans qui pleure car son petit copain vient de la laisser.

« Allô, Mareilhac? C’est Philippe, le neuro : « c’est une « belle sla », c’est sûr ! bravo ! »

Ma tête explose, mon coeur se fend en deux et lui ,cet andouille de neuro, technicien électrique me dit « bravo » !!  Bravo de quoi ? bravo pour annoncer à mon meilleur ami qu’il va souffrir, qu’il va mourir dans moins de 3 ans, que sa femme va se retrouver seule avec deux bambins ?

Et puis, pourquoi il dit « belle sla »?  Comment une telle maladie peut -elle être qualifiée autrement que monstrueuse, atroce, injuste ?

Je n’ai pas besoin d’appeler Adrien, il vient lui même, poussé sûrement par le souvenir de ma tristesse en lui caressant la main samedi.

« Alors, tu en penses quoi ? »

Je ne sais pourquoi dans de telles situations j’arrive à parler, des phrases automatiques que je ne maitrise pas mais qui sont justes et à propos.

« Je pense que c’est une atteinte de la moelle, que cela peut aller du plus grave au plus bénin, il va falloir voir un bon neuro ».

– Arrête Antoine, dis moi, tu penses à quoi ?

– Tu m’embêtes Adrien, j ai peur que tu aies une vilaine merde.

– Je le sais depuis samedi, quand je t’ai vu me caresser ma main. J’ai su, j’ai tout cherché sur internet, j’ai une maladie de Charcot, je suis foutu, mais ça va, je vais me battre. Les miracles, tu sais ça existe ».

Ce mec est l’homme parfait, il avait déjà tout et maintenant alors qu’il se sait condamné il a la dignité, le courage, la force.

Le lendemain, sans avoir fermé l’oeil de la nuit, je ressens une oppression énorme, je suis désemparé. Adrien m’a toujours parlé de son meilleur copain à Toulouse. Il est pharmacien, il s’appelle Jean-Luc. Ma seule idée de la journée c’est de le retrouver, de lui parler, de parler à quelqu’un qui aime Adrien. Je n’ai pas le courage d’appeler Isabelle, sa femme. Les réseaux sociaux servent à quelque chose, en regardant sur sa page je vois un de ses amis qui se prénomme « Jean-Luc ». J’appelle et je trouve une voix chaude, humaine, transpirant la ville rouge et Nougaro.

« Je ne vous connais pas mais nous avons un ami très cher en commun, Adrien ».

Le ton de sa voix exprime de suite, la compréhension, il sait que c’est grave.

« C’est bon, arrête j’ai tout pigé. Il est foutu…  » Il se met à éclater en sanglot et …moi aussi. On arrive même plus à parler.

Ce qui a de merveilleux dans la vie, c’est comme il est écrit  dans l’ecclésiaste: « Ce qui fut, cela sera; ce qui s’est fait se refera ».  Et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Jean-Luc est, depuis ce jour-là et encore aujourd’hui, mon indispensable ami.

La leçon de vie que j’ai vécu pendant 3 ans m’a beaucoup plus apporté que les heures allongées sur un divan. Aux cotés d’Adrien et Isabelle, j’ai tout appris, j’ai essaimé une marguerite où je disais bonheur, force, humilité, simplicité, courage, humour, amour, amour, amour jamais tristesse.

On ne peut détailler ces 3 ans où du choc du départ, on passe de l’espoir à la désillusion, de la souffrance à l’agonie.

Deux mois après la certitude du diagnostic, Adrien a voulu manger avec moi. Simplement, il m’ a dit:

« Antoine, prends soin d’eux. »

Je vois mon ami devant moi, me regardant droit dans des les yeux, sur ses deux jambes, comment voulez-vous que je ne lui dise pas.

« Bien sur, je te le promets Adrien, je te le jure ».

Il ne me répond pas il se lève, m’ embrasse et me serre  dans ses bras pendant un long moment.

Trois ans sont passés. Adrien est dans sa chambre, trachéotomisé, il ne bouge rien, il est assisté jour et nuit. Isabelle est là 22h sur 24. Elle essaie pendant deux heures de gymnastique intense de se défouler comme un boxeur à deux mois d’un championnat de boxe. Il a toute sa conscience et ne peut communiquer que par le clignement des paupières. Je lui montre lettre après lettre et la fermeture des paupières signifie que je dois la retenir.

Un soir, Adrien veut me parler, enfin cligner..

Il me rappelle ma promesse …. il est parti cette nuit-là.

Je t’aime, Adrien.