Apprendre à observer la flore des prairies du bassin versant de la Loue est instructif. Lors des rencontres organisées à l’occasion de la venue de l’expert européen pour le dossier de la protection de l’Apron, le botaniste Julien Guyonneau, botaniste au Conservatoire botanique national de Franche-Comté, a présenté une étude particulièrement utile pour l’avenir de la Loue et de son bassin versant.
La conclusion de cette étude reprenant les travaux existants est préoccupante : La flore s’appauvrie dans certaines parties du bassin versant en raison d’une agriculture trop intensive (trop d’engrais, fauches trop fréquentes..). « Cet appauvrissement fait mentir la publicité qui annonce 576 plantes variées dans les prairies à comté » regrette le botaniste. Autrement dit, des prairies en zone AOC ne sont, aujourd’hui,pas souvent plus différentes que celles que l’on peut trouver en Haute-Saône. Ces études sur la flore établissent clairement le trop plein de nutriments versés dans les prairies qui se retrouvent ensuite dans le sous-sol karstique puis dans la Loue.
L’intensification des pratiques agricoles en zone AOP Comté pénalise non seulement la qualité de l’eau de la Loue mais risque de scier la branche sur laquelle les producteurs de Comté sont assis. Une réflexion utile alors que la libéralisation des quotas est prévue à partir de 2016.
Pour bien comprendre ce qui se passe dans les prairies du Doubs et du Jura, il faut intégrer une petite dose de vocabulaire de spécialistes ! En fonction des plantes qui poussent dans une prairie, on peut déduire ce qui entre dans le sol. La Brôme dressé, la Sauge des près, le Sainfoin ne poussent pas si il y a trop de fumier, de lisier, d’engrais déposés dans le sol. Quand les pissenlits poussent c’est mauvais signe : ces plantes ne se développent que si il y a un excès d’azote ou de nitrates dans le sol. On dit que ce sont des plantes eutrophiles ! C’est ce que l’on voit sur la photo ci-dessous. C’est la même logique avec le Ray-grass, le Pâturin, le Dactyle. Cela concerne environ 58% des surfaces de prairies dans les sites d’exceptions Natura 2000. Des zones a priori préservées… Sur le bassin versant de la Loue, les prairies d’intérêt communautaire ( considérées comme intéressantes par la communauté européenne) occupent 1570 hectares et 89% ne sont pas en bon état écologique Produire du Comté ici ou ailleurs, cela serait donc du pareil au même…
« Ce qui est grave, c’est de tromper le consommateur en lui faisant croire que l’on reste pour le comté dans un produit du terroir, la limitation géographique n’a plus de sens » dénonce le botaniste Julien Guyonneau. « De mon point de vue de botaniste, on est dans un désert vert, de prairies sans intérêt ».
Ceci dit, les vaches se portent bien et et leur lait donne du bon comté mais difficile, de continuer à faire la promotion du comté en évoquant la variété de la Flore. Claude Vermot Desroches, président du Comité interprofessionnel du gruyère de comté et agriculteur à Cademène reconnaît que
« Si on arrivait à un total appauvrissement , cela serait une mauvaise chose pour la diversité organoleptique du Comté car il est reconnu qu’il y a une corrélation entre les zones de pâturage et certains goûts du Comté (études de Jean-Claude Monnet, laboratoire Chrono environnement université de Besançon). Le diversité de la flore a donc son influence mais par rapport à la diversité microbienne c’est moindre. C’est l’alchimie des deux qui compte. C’est un tout. »
Mais, Claude Vermot Desroches rappelle que le cahier des charges du Comté limite déjà les intrants.
« C’est la seule AOP à imposer une vache à l’hectare comme limite aux producteurs de Comté. L’azote minéral et organique ne doit pas dépasser 120 unités par hectare et par an. J’entends que ces critères ne sont pas suffisants mais ils sont déjà difficiles à maintenir. Nous essayons de diminuer la productivité à l’hectare mais l’Europe au nom des règles commerciales libérales de l’OMC, s’y oppose ».
Des agriculteurs pris en tenaille entre les reproches des protecteurs des rivières et les remontrances des fonctionnaires européens. Une partie des agriculteurs de la région veulent faire évoluer leurs pratiques.
A Bouverans, en zone Natura 2000, les six exploitants de la commune ont participé, en 2011, à une réflexion et une analyse sur leurs pratiques professionnelles. Tout est parti d’un constat : 92% des prairies de fauche de montagne du bassin du Drugeon est en mauvais état de conservation. Le nombre d’espèces de fleurs présentes est bien souvent inférieur à 20.
Avec la chambre d’agriculture du Doubs, le Groupe Régional Agronomique Pédologique et Environnement, le Conservatoire Botanique National de Franche-Comté, les services de l’Etat et la communauté de communes Frasne-Drugeon, les agriculteurs ont pris le temps de comprendre comment fonctionnaient leurs sols. Une analyse économique a également été proposée pour chaque exploitation.
UN CHOIX DE SOCIÉTÉ
Bilan de cette expérimentation : Les situations sont très diverses selon les agriculteurs. Elle permet également de comprendre qu’on ne peut pas dire qu’une exploitation est « intensive » ou « extensive ». Les pratiques peuvent varier d’une parcelle à une autre. L’important est de bien connaître la nature de ses sols pour adapter la quantité d’intrants utilisés. Mathieu Cassez de la Chambre d’agriculture du Doubs précise qu’ « à cette diversité correspond une diversité des orientations globales d’intensification, motivée par des raisons économiques. C’est cohérent avec la tension entre le volume de lait à produire et les surfaces (4 exploitations sur 6 ont à produire 3000 à 4000 l de lait par ha contre 2000 pour les 2 autres, et intensifient leurs surfaces en conséquence). »
« Un dépassement du seuil de 30 à 40 unités d’azote/ha semble préjudiciable pour la flore » précise le document de synthèse publiée dans La lettre du Drugeon.
Cette étude a permis, par exemple, de voir qu’il était inutile d’intensifier certains terrains superficiels. « Ils ne se prêtent pas à l’intensification parce que ça peut altérer leur fonctionnement biologique et que le retour sur investissement est très hasardeux « complète Mathieu Cassez. Le principal, pour les agriculteurs, étant d’avoir suffisamment et à temps du foin pour leurs vaches.
Cette expérimentation a le mérite de poser clairement les choix qui se présentent aux agriculteurs et aux consommateurs.
« Soit on opte pour une restauration d’une flore typique de la prairie de fauche de montagne partout et alors il faut accepter une adaptation telle qu’elle entraînera une baisse de productivité de 20 à 30% pour la majorité des exploitations qu’il faudrait compenser par une augmentation du prix du lait de 450 € / 1000 l, son niveau actuel, à 600 € / 1000 l pour maintenir le revenu des producteurs (ou toute autre système de compensation comme les aides par exemple), soit on se contente d’une préservation partielle et il est sans doute possible de travailler de concert entre l’intérêt économique et l’intérêt floristique sur certaines parcelles. » conclut Mathieu Cassez.
Les secteurs de Pontarlier et de Mouthe devraient prochainement bénéficier de cette expertise. Reste à mieux connaître l’impact de ces intrants sur la qualité des eaux de la Loue et de ses affluents. Le collectif Loue et rivières comtoises a pris les études et données disponibles et à tenter d’évaluer cette influence. Selon le collectif,
« A Chenecey Buillon (…) il apparaît un excès de 2000 tonnes d’azote, responsable de l’eutrophisation de la rivière. Cette quantité étant très largement supérieure à ce qui peut être apporté par les pollutions domestiques et industrielles, il est évident que à 90%, cet excès d’azote est d’origine agricole. »
Récemment réunis, le comité scientifique de la Loue a estimé le bilan, réalisé par SOS Loue et rivières comtoises sur les quantités d’azotes et de phosphores déversées dans les cours d’eau, trop simpliste. Le laboratoire de chrono environnement de l’université de Franche-Comté doit faire de nouveaux bilans.
Une fois de plus, cette petite enquête nous prouve que tout est lié ! Des choix de sociétés sont à faire et ils nous concernent tous.
Isabelle Brunnarius
isabelle.brunnarius@francetv.fr
« Fin des quotas laitiers : opportunité ou catastrophe ? »
Avec :
Claude Vermot-Desroches, président du Comité interprofessionnel du gruyère de Comté
Paul Polis, vétérinaire
Philippe Henry, collectif Sos Loue et rivières comtoises
Pascal Bérion, maître de conférences en aménagement de l’espace et urbanisme, laboratoire Thema
Jean-Christophe Kroll, professeur d’économie et politique agricoles , Agro Sup Dijon.