De mémoire d’homme, la région de la chaîne du Jura n’avait subi pareille sécheresse (…). Il faut remonter à plus de deux siècles pour trouver des traces d’un pareil abaissement des eaux. (…) Les bassins du Doubs (lac de Chaillexon) sur lesquels en temps normal de petits bateaux à vapeur peuvent effectuer, de Villers-le-Lac au Saut, une navigation de 3 km étaient complètement à sec sur plus de 2 km de longueur et presque à sec sur le reste du parcours.
Rassurez-vous ! Ce récit évoque la grande sécheresse de 1906. Il a été publié l’année suivante dans la Revue des Sciences, La Nature, par l’éminent hydrogéologue Eugène Fournier (1871-1941). Un fin connaisseur du système karstique si particulier de la Franche-Comté. Cette grande sécheresse, comme celles de 1976 ou de cette année, est propice aux explorations dans le gruyère jurassien pour améliorer les connaissances de ce milieu naturel complexe. Le collectif SOS Loue et rivières comtoises vient de publier un article qui explique la particularité et la fragilité du sous-sol du massif jurassien.
Auteur de nombreux ouvrages, Eugène Fournier a publié un texte intitulé « Le Doubs et la Loue, communication des pertes du Doubs avec la Loue. Expérience de coloration de 1910 ». Une publication qui conserve tout son intérêt au XXIe siècle.
Le mentor des hydrogéologues des temps présents précise que « la diminution du débit du Doubs, en aval de Pontarlier, et surtout en aval d’Arçon, pendant les périodes de sécheresse, avait été depuis longtemps observée ». En1863, il avait même été question de surélever le lac Saint-Point de 3 mètres pour tenter de maintenir le débit du Doubs. Déjà à cette époque, l’eau était un enjeu primordial pour les industries locales comme les scieries, les forges, les moulins. Quant à l’agriculture, elle n’avait pas le même poids économique qu’aujourd’hui.
D’après les résultats d’études hydrologiques entreprises dès 1896, Eugène Fournier concluait que « les pertes du Doubs contribuaient pour une part notable, à l’alimentation de la Loue et que cette dernière rivière était en train de capturer le tronçon supérieur du Doubs ». Ce phénomène était particulièrement évident entre Pontarlier et Remonot et plus spécialement entre Arçon et Maison-du-Bois.
L’incendie de l’usine Pernod, le dimanche 11 Août 1901 vint confirmer l’hypothèse de l’hydrogéologue : un million de litres d’absinthe déversé dans le Doubs à Pontarlier se retrouvait deux jours plus tard à la source de la Loue !
Toujours dans cette même publication, Eugène Fournier décrit une faille qui s’ouvrit dans le lit du Doubs lors de la sécheresse de 1906 : « à 200 mètres en amont d’Arçon, elle mesurait 3 mètres de long sur un mètre de profondeur et une largeur variant entre 20 et 50 centimètres ». Une faille rebouchée rapidement sur plus d’un mètre de profondeur.
Une pratique de remplissage assez répandue à l’époque pour tenter d’éviter ces pertes qui diminuent le débit du Doubs. La rivière était un outil de travail. Eugène Fournier raconte que « les usiniers riverains du Doubs ayant continué à obstruer les pertes du Doubs, ceux de la Loue se sont groupés pour la défense de leurs intérêts, faisant ressortir que les travaux effectués par les usiniers du Doubs pouvaient leur porter préjudice en diminuant le débit de leur source ».
« Une méthode illogique » selon Eugène Fournier, « c’est essayer de résoudre le problème du tombeau des Danaïdes, écrit-il. La solution logique serait de canaliser le Doubs dans les zones de pertes, de façon à maintenir, dans son lit d’aval, un débit correspondant à celui de l’étiage, et à laisser le surplus du débit se perdre au profit de la Loue ». Le lac Saint-Point servirait de régulateur. Une solution qui sera appliquée dans les années 70 avec la mise en place d’un chenal de contournement sur la zone de pertes.
La situation est donc d’une gravité exceptionnelle pour les usiniers riverains du Doubs, et elle ne peut que s’aggraver de jour en jour. Le Haut-Doubs est condamné à une disparition complète et rapide, si l’on n’y porte remède
Cette conclusion sans appel résonne aujourd’hui avec une tonalité particulière. L’histoire donne raison à l’hydrogéologue.
L’assèchement de cet été 2018, sur environ 14 km du Doubs, est donc bien connu et décrit par les scientifiques depuis le début du XXe siècle. C’est un phénomène naturel dont la progression n’a pas toujours été prise en compte par les élus et les services de l’Etat. Après-guerre, le modèle était celui d’une France nourricière, le rôle des cours d’eau a été relégué aux oubliettes mais les temps changent… Aujourd’hui, les rivières, les zones humides, les tourbières sont considérées comme des acteurs à part entière. C’est de notre quotidien dont il s’agit : Avec le changement climatique en cours, aurons-nous toujours de l’eau potable en quantité suffisante ?
En 1999, le SAGE (Schéma d’Aménagement et de Gestion des Eaux) est enfin adopté après quatre années de discussion entre élus des 201 communes des bassins versants de la Loue et du Doubs. L’objectif de ce document est de préserver la quantité et la qualité des eaux.
Prenez le temps de regarder le reportage de mes confrères Catherine Eme-Ziri et Bertand Melin. On comprend bien qu’à l’aube de l’an 2000, la guerre des usiniers du Doubs et de la Loue a fait long feu.
En 2019, un nouveau pas devrait être franchi avec la création d’un EPAGE, un Etablissement Public d’Aménagement et de Gestion des Eaux qui regroupera les syndicats mixtes qui travaillent sur les bassins versants de la Loue et du Doubs. Le périmètre d’action devrait être le même que celui du SAGE. L’heure est à la cohérence…
Fini les rivalités industrielles, les enjeux se sont déplacés sur un autre terrain : comment diminuer l’impact des activités humaines (stations de traitement des eaux usées, agriculture, traitement du bois..) sur la qualité des eaux ? Comme le rappelle dans son dossier SOS Loue et Rivières Comtoises «Les prélèvements en eau, l’imperméabilisation des sols et l’assèchement des zones humides majorent par contre indéniablement les étiages et accentuent les conséquences des pertes. C’est d’ailleurs le problème majeur à l’avenir. »
Juste au début de l’été, le Syndicat Mixte des Milieux Aquatiques du Haut-Doubs a justement lancé un appel d’offres pour établir un nouveau diagnostic hydro-morphologique du Doubs de Pontarlier à l’aval du défilé d’Entreroche. Après ce diagnostic, il s’agira de trouver des solutions pour préserver la ressource en eau.
Voici l’appel d’offres du SMMAHD :
Le travail s’annonce délicat et, pour le coup, ce diagnostic est indispensable. Le milieu karstique est en constante évolution, sur le site EeauDoubsLoue, (ce site est dédié aux actions déployées en faveur des milieux aquatiques sur les bassins versants du Haut-Doubs et de la Haute-Loue) il est précisé que « La comparaison aux modalités de gestion antérieures laisse supposer une modification forte du fonctionnement de l’hydrologie sur le tronçon entre Arçon et Maisons du Bois : ouverture de nouvelles failles, mouvement de matériaux… »
Une prospection à pied entreprise par le SMMAHD avec l’AAPPMA de la Truite du Trésor et du Saugeais a permis de relever les pertes anciennes (connues), mais aussi 2 nouvelles, et d’observer le comblement d’un ancien bras de dérivation visant à éviter, en période d’étiage, une importante zone de pertes. Ces observations ne sont pas exhaustives. »
Des travaux d’urgence ont été réalisés cet été : le chenal de contournement, installé il y a une trentaine d’années, doit être décolmaté et deux margelles ont été posées : il s’agit d’éviter en douceur que l’eau ne passe dans les pertes en période d’étiage. L’une d’entre elles a dû être posée en eau et du ciment s’est infiltré dans la faille. Une malfaçon soulignée par SOS Loue et Rivières Comtoises dans un communiqué. Le SMMAHD préfère ne pas agir dans la précipitation avant d’intervenir de nouveau sur cette margelle.
Toute intervention en milieu karstique est complexe. Le karst continue de se dissoudre inexorablement, c’est dans sa nature. Le Doubs est-il voué à disparaître sur une partie de son tracé comme le prédisait l’hydrogéologue Eugène Fournier ?
Plus que jamais, réfléchissons à notre influence sur notre environnement. En 2040, la Franche-Comté aura le climat en vigueur actuellement à Lyon.
Isabelle Brunnarius
Isabelle.Brunnariu(a)francetv.fr