23 Oct

Carnet de bord # 14

Emblème et devise (1/2)

©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

Pour l’authentique Richard III, Roi d’Angleterre et seigneur d’Irlande qui fut récemment enterré à Leicester, « Loyaulté me lie » représente bien plus qu’une simple devise. A cette époque féodale, la loyauté est une valeur incontournable du code chevaleresque, et Richard, alors Duc de Gloucester, fit le choix de cette devise comme fondement de chacune des actions qu’il allait mener.
Cette devise était écrite en français car le français ancien et le latin étaient alors en Angleterre les langues de la haute société, de la justice et de la cour. Voilà pourquoi, sur l’étendard de Richard, sa devise est écrite en ancien français avec un « l » supplémentaire au substantif Loyaulté.

Richard's motto

Cela marque également un engagement officiel fort d’un réel choix de vie pour Richard. Malgré tout ce que l’on peut croire, et cela en partie par l’image qui nous est donnée d’un tyran machiavélique, fourbe, traître ou égoïste, Richard fut toujours fidèle aux gens qu’il estimait et en qui il pouvait avoir confiance indépendamment des circonstances. Ainsi, depuis son enfance, Richard a toujours soutenu et estimé Edward IV, son frère ainé, et a choisi cette devise très jeune pour sceller cette loyauté qui l’unissait à lui. Depuis son triomphe sur les Lancastre à Towton en 1461, Richard voit en son frère un héros et, bien que très jeune, il le soutiendra désormais corps et âme pour la reconquête du trône d’Angleterre en 1471. Richard III aurait déclaré tout jeune « Yet he took care to watch over his brothers and sister, regaling them with tales of his adventures, warming them with his affection and his greatness. How could there be anything better than to follow forever and to serve this wonderful brother, so splendid, so kind? »* Et il continua à le servir et à le protéger jusqu’à sa mort.

©Tristan Jeanne-Valès

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En 1483, Edward IV meurt. Richard prit alors la protection de son neveu, le jeune Edward V, fils ainé d’Edward IV, parce que c’étaient les volontés de son frère et que c’est ce qu’il attendait de lui. Par une lettre à la reine et au conseil, ainsi que sous serment, Richard affirma sa fidélité auprès de son neveu et œuvra sincèrement à son intronisation.
Richard nous est présenté comme un bossu boiteux et hideux, et nous apprenons aujourd’hui grâce aux recherches scientifiques qu’il avait effectivement une scoliose, pas courbé comme on peut imaginer un bossu, mais asymétrique avec l’épaule droite plus haute que la gauche ; et la reconstitution de son visage grâce aux images scannées en 3D nous permet de voir qu’il n’était pas si monstrueux et hideux que cela. L’Histoire nous dit qu’il aurait fait enfermer et assassiner ses neveux mais les sources sont confuses et contradictoires, et rien, encore cinq siècles plus tard ne peut prouver cela. L’œuvre de Shakespeare contribue à véhiculer cette mauvaise image de Richard III, mais, un siècle après la mort du Roi à la Bataille de Bosworth, il est fort possible que ce ne soit qu’une rumeur inventée de toutes pièces et désirée par la famille Tudor, notamment Elisabeth 1ère, pour abîmer l’image de ce roi aux yeux de la société et ainsi, détruire l’image de Richard III à travers les siècles. Ce qui est certain, c’est que Richard voulait contrôler la situation pour que celle-ci trouve une issue conventionnelle et en accord avec les volontés de son frère aîné. La pièce de Shakespeare nous offre le plaisir de jouer de cette ambiguïté, de confronter le personnage historique de Richard III au personnage théâtral construit par Shakespeare pour comprendre comment le fantôme de ce roi d’Angleterre est devenu la figure attirante et repoussante de la conquête du pouvoir.

©Tristan Jeanne-Valès

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Aussi, nous avons choisi d’ajouter la devise du Roi Richard au titre de notre adaptation de la pièce de Shakespeare : tout d’abord pour avouer que, même si nous n’avons pas fait de rajout à la langue de Shakespeare, nous ne jouons pas la pièce dans son intégralité ; mais surtout pour témoigner que nous avançons tous ensemble, unis par cette même valeur de Loyauté qui nous lie au théâtre, qui nous lie aux spectateurs, qui nous lie aux acteurs, qui nous lie à la langue de Shakespeare et à la magie de son imaginaire.

* « il a pris soin de veiller sur ses frères et sœurs, de les régaler avec des histoires de ses aventures, de les réchauffer avec son affection et sa grandeur. Comment pourrait-il y avoir quelque chose de mieux que de suivre toujours et de servir ce merveilleux frère, si splendide, si gentil » Richard III – biographie par Paul Murray Kendall p.38

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16 Oct

Carnet de bord # 13

La Mélancolie de Richard (2/2)

Il y a une épine de rose qui pique le cœur de Richard III et le rend fou de colère. D’où vient cette épine ? A-t-elle une cause ou est-elle sans objet ? Est–elle engendrée par sa difformité ? Par la tristesse d’un être « dépourvu de la majesté de l’amour » ? Par sa conscience de la fuite inexorable du temps, lui qui ne cesse de demander l’heure ?
Pourrions-nous admettre que toute la puissance de manipulation de ses discours vient peut-être du fait qu’ils sont construits par des aveux ?
Sa mélancolie est-elle alimentée par l’inquiétude qu’il ressent de la situation et de l’état du trône d’Angleterre ?
« Le roi est malade, faible et mélancolique
Et ses médecins craignent pour sa vie.
Oh, voilà longtemps qu’il suit un régime fatal
Et qu’il a par trop consummé sa royale personne.
»

© André Abalo

© André Abalo

Est-elle l’héritage d’une généalogie odieuse ?
« Oui, au besoin, viens-en même à effleurer ma personne :
Dis-leur que quand ma mère fut enceinte
De cet insatiable Edouard, le noble York
Mon noble père faisait la guerre en France
Et, par d’exacts calculs sur le temps écoulé,
Découvrit que l’enfant n’était pas de lui.
»

De son instabilité constante et de son mépris amusé de lui-même ?
« Je vais faire l’achat d’un miroir
Et entretenir une ou deux vingtaines de tailleurs
Puisque me voici revenu en grâce avec moi-même
Je m’y maintiendrai à peu de frais.
»

De sa certitude d’être maudit ?
« Alors que vos yeux soient les témoins de ce mal
Voyez comme je suis ensorcelé. Regardez, mon bras
Est flétri, tel un arbuste pourri.
Et c’est la femme d’Edouard, cette monstrueuse sorcière
Qui m’a ainsi marqué de sa sorcellerie.
»

Du sentiment de déclin qui l’habite ?
« Je ne saurai dire : Le monde a si mal tourné
Que les roitelets viennent chasser là où les aigles n’osent percher
Depuis que le moindre pouilleux est fait gentilhomme
Beaucoup de gentilshommes sont devenus des pouilleux.
»

De son impuissance à véritablement changer le cours du destin, car finalement il se vit toujours seul, abandonné et sans soutien ?
« Avoir Dieu, sa conscience et tous ces obstacles contre moi
N’avoir aucun ami à mes côtés pour soutenir ma cause
Hormis le diable et mes regards hypocrites
»

©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

Sans doute est-ce tout cela à la fois et plus encore, mais l’addition de toutes ces causes fait une somme dans le corps et le verbe de Richard qui soustrait la mélancolie stuporeuse au profit d’une mélancolie furieuse.
Chez Richard, la mélancolie ne se traduit pas par un état dépressif . C’est, au contraire, une jetée dans la mélée qui se moque de toute la morale du monde et porte le contrechamp de sa tritesse par des actes sanglants. C’est une mélancolie dont l’idéal est de jouer sa vie sur un coup de dé. Cette mélancolie offre à son discours clairvoyance, lucidité, cruauté de vérité. Car tout le paradoxe et l’ambiguité est de comprendre à quel moment il ment et à quel moment il dit la vérité. Peut-être, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, se ment-il à lui-même et dit-il la vérité aux autres ayant ainsi « l’air d’un saint quand il joue le plus au diable. » ?
Ses hallucinations, son aspiration à un destin plus grand que lui-même, sa complaisance à la douleur, la sienne comme celle des autres, sa bravade à affronter les forces de la nuit ; sa vie construite comme une vengeance qui cherche une délivrance dans le basculement constant de la mort transforment cet homme, d’une scène à l’autre, en un fauve qui combat un autre fauve, celui-là noir et invisible, et très vite nous comprenons que dans l’assaut final de cette méloncolie indomptable, il se fera piétiner.

©Tristan Jeanne-Valès

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Voilà que pour interpréter Richard III, Jean Lambert-wild décore sa loge de reproductions des peintures de Friederich, de Chassériau, de Fuseli, de Turner, qu’il martèle du pied et s’assouplit le poignet en grognant et en riant à la fois, qu’il danse comme un damné en rêvant de ne pas bouger un muscle, car la mélancolie de Richard, ce trouble des humeurs dont parlait Hippocrate, nécessitera une interprétaion où les capacités de ruptures seront poussées à leur maximum. Où à l’emballement d’une phrase devra répondre parfois l’essouflement d’un mot. Où les lèvres devront rire et les yeux s’effondrer.
Il faudra aussi traduire par le corps cette agitation et ce trouble que la bile noire habille en criminelle. Il faudra faire vivre ce mal boiteux qui désarticule son âme comme une lance tordue par la foudre.
Enfin, il faudra sentir comment cette mélancolie réveille d’autres mélancolies. Celle de Lady Anne, celle de la Reine Elisabeth , ou celle aussi d’un meurtrier qui l’acte sanglant accompli avoue :
« Oh, j’aimerais tant, comme Pilate, me laver les mains
De ce meurtre épouvantable
»
De la qualité de ce dialogue dépendra la richesse du jeu entre Elodie Bordas et Jean Lambert-wild.

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09 Oct

Carnet de bord # 12

La Mélancolie de Richard (1/2)

©Tristan Jeanne-Valès

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Selon un texte attribué à Aristote – l’Homme de génie et la mélancolie -, la mélancolie était la marque des hommes illustres et des créateurs. Décrite comme une affection écartant l’individu loin des dieux, le portant aux excès, à la luxure et aux colères comme aux enthousiasmes passagers, la mélancolie est intéressante dans la compréhension de Richard III. Cette idée, selon laquelle ni les dieux ni les hommes n’ont de prise sur un caractère mélancolique, explique bien davantage que la simple méchanceté le caractère du roi. Elle dévoile même un aspect central de sa personnalité : une extrême créativité dans le chemin qui le mène au pouvoir.

©Tristan Jeanne-Valès

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Lire à la lumière de la mélancolie la scène entre Richard et Lady Anne, où celui-ci la séduit contre toute attente, permet de résoudre un problème de jeu assez inextricable : comment jouer finement et avec la légèreté propre à la séduction une situation aussi extravagante et qui inspire un dégoût aussi puissant ? Construire l’interprétation sur la veulerie, la méchanceté, la manipulation, le cynisme et la terreur est possible. Mais comment rendre attirant quelqu’un de parfaitement ignoble ? Il faut en quelque sorte imaginer que Richard III – s’il sait très exactement ce qu’il fait – ne témoigne d’aucune empathie et n’est accessible à aucune pitié. Les émotions coulent sur lui comme l’eau sur la plume, les pires horreurs, les joies comme les plus petits chagrins. Il est d’ailleurs marquant que ce qui devrait susciter chez lui une joie immense – comme celle d’accéder enfin au trône – produise davantage de noirceur que de sentiment positif. Ainsi, un Richard III animé de mélancolie offre à l’acteur un terrain de jeu de tous les possibles, où chaque réplique peut être construite comme une surprise pour le spectateur. Et donne également la possibilité d’une grande ouverture à l’humour, ce qui est en phase avec notre option d’un Richard III métamorphosé en clown inquiétant et monstrueux mais imprégné de drôlerie.

©Tristan Jeanne-Valès

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Le projet politique de Richard est animé par une très grande créativité, marque des esprits mélancoliques, toujours selon Aristote. La marche vers son accession au pouvoir est un modèle du genre : Richard anticipe par son intelligence et sa rouerie l’issue des situations dans lesquelles il se trouve, donnant ainsi l’impression d’un pur génie à l’œuvre, bien au-dessus de la mêlée. Il séduit, il tue, il manipule, il trouve la sympathie du public en se confiant à lui dans un mouvement parfaitement rythmé. Autant sa démarche physique est chaotique, autant est gracieuse son agilité d’esprit. Le meilleur signe de la mélancolie de Richard III se situe peut-être dans sa légèreté que nous ferons nôtre – insoutenable pour tous ceux qui le croisent mais jouissive pour tous ceux qui le regardent.

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02 Oct

Carnet de bord # 11

Qui est le metteur en scène ? A cette question, souvent posée, nous répondons « personne ». Le metteur en scène, cette figure tutélaire des plateaux, dictateur ou démocrate mais toujours parfaitement solitaire, est encore un modèle du présent théâtral. L’immense majorité des productions sont régies par ce chef d’Etat sans territoire, ce sculpteur des voix et des corps qui ne sont pourtant pas de marbre. Le rôle du metteur en scène aujourd’hui n’a-t-il pas quelque chose de délicieusement anachronique, comme un allumeur de réverbère au temps de l’électricité ? Considérons que nous sommes en 2015 : l’art du théâtre a changé en ce sens qu’il s’est complexifié et les compétences à réunir pour réaliser un spectacle associent des spécialités extrêmement diverses. Davantage que cela, la réunion de plusieurs regards sur un même projet enrichit l’acte artistique en même temps qu’il le singularise. Gérald Garutti, Lorenzo Malaguerra et Jean Lambert-wild possèdent des qualités différentes : l’un connaît la pièce comme sa poche – puisqu’il en est aussi le traducteur et qu’il l’a déjà « mise en scène » – le second aime à placer les acteurs sur la monture de leurs personnages et le troisième déploie un clown acrobatique à la puissance de jeu enragée.

©Tristan Jeanne-Valès

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Le travail sur Richard III – Loyaulté me lie avait commencé dans une petite annexe du Théâtre du Crochetan, dans un hôpital psychiatrique en Suisse, il se poursuit en ce moment au Théâtre de l’Union, à Limoges. Cette multiplicité des lieux et des périodes de répétition correspond aussi au fait que le travail au plateau est distribué de telle façon que chacun prend sa place, à des moments différents, dans ce qu’il sait faire de mieux. Et que si nous pouvons unir nos forces plutôt que de centraliser toutes les responsabilités aux mains d’un seul, nous serons simplement meilleurs. Elodie Bordas, Stéphane Blanquet, Gérald Garutti, Jean Lambert-wild, Lorenzo Malaguerra et Jean-Luc Therminarias sont convaincus, sur ce projet-là, d’être meilleurs à six que tout seul. Parmi ces six, parmi l’actrice, l’acteur, le scénographe, l’illustrateur, le musicien, le traducteur, ceux qui regardent, qui est le metteur en scène ? Personne. Notre spectacle est la réunion de tous ces regards qui se posent sur Shakespeare.

©Tristan Jeanne-Valès

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L’association des pensées et des regards ne signifie pas non plus que nous nous rassemblons en collectif de création. Nous avons déjà vécu, les uns et les autres, ces périodes de répétition où chaque geste était débattu, combattu, voire passé au vote. Des collecifs donc l’angle mort était l’ego. Les mots sont ici important : s’unir n’est pas se fondre, être frustré ou se soumettre à la loi de la majorité ou du plus virulent. Il nous arrive de ne pas être d’accord, bien sûr, mais l’union est affaire de ralliement aux meilleures solutions, au pragmatisme et à la réalité du plateau qui ne ment pas.

 ©Tristan Jeanne-Valès

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Le geste créatif ? Mais il est toujours là ! Les fulgurances existent et quand l’un de nous s’anime, c’est l’ensemble qui rit. Rappelons-nous de nos jeux dans la cour d’école : il était toujours plus drôle de taper dans un ballon avec ses camarades que le faire tout seul contre un mur. Faisons donc de ce Richard III un hymne enfantin à la joie de ce rire commun !

©Tristan Jeanne-Valès

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25 Sep

Carnet de bord # 10

Traduire Richard III (3/3)

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Si Shakespeare donne à entendre, à rêver, à rire, il donne aussi – et peut-être d’abord – à voir. Exprimer cet art du regard, ici transcendé en dessillement radical porté par une audace visionnaire et une imagination infinie, constitue un enjeu essentiel de la traduction. De Shakespeare, les visions explosent les cadres de la réalité, le socle de la normalité, les bornes de la bienséance. Tout ce qu’on ne verra pas ailleurs, dans la vie ou au théâtre, à la scène ou à la ville, ce poète l’expose et l’exalte, il le réalise et nous émerveille. Il ose tout – et son contraire. Rien ne l’arrête.

Ni l’exigence de cohérence temporelle, qui donnait déjà à Macbeth la temporalité en fusion d’un cauchemar où l’univers se condense en une chaîne de court-circuits, et qui dans Richard III concentre plus d’une décennie d’actions historiques en une folle course à l’anéantissement du monde et à l’implosion de soi-même. De fait, le poème macbethien de l’initiation au crime atteint avec Richard l’incandescence d’un joyeux éloge de la jouissance dans le mal, que Jean Lambert-wild et Élodie Bordas explorent dans leur jeu avec autant de délection que de précision pour en déployer toutes les saveurs, sous le regard attentif de Gérald Garutti et de Lorenzo Malaguerra, dans une commune volonté d’extrême précision dans la direction d’acteurs.

Ni les réticences des convenances, qui eussent par exemple interdit de donner à voir les meurtres d’enfants – crime dont fut accusé le Richard III historique, présenté coupable d’avoir fait assassiner ses propres neveux pour accéder au trône – et que nous montrons dans notre spectacle, avec toute l’horreur ludique provoquée par ce Joker infernal, certes héritier de l’allégorie médiévale du Vice mais tout autant beau monstre de la Renaissance, fascinant de séduction et d’immoralité.

Leicester (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

Leicester (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

Ni le souci de la vraisemblance psychologique, qui fait du brusque retournement de Lady Anne une énigme inaugurale, la veuve éplorée se changeant soudain en promise conquise par le meurtrier exécré de son mari et de son beau-père – ce « porc fouisseur » sanglant qu’elle conspuait pourtant l’instant d’avant. Loin de taire le mystère de cette inexplicable conversion de la haine absolue en consentement au mariage et en promesse d’amour, Shakespeare en souligne explicitement l’opacité. Dès le monologue d’ouverture, il fait d’emblée annoncer par Richard son projet impossible voire délirant, ourdi pour une raison ostensiblement cachée :

« Après quoi, j’épouserai la fille cadette de Warwick
Qu’importe que j’aie tué son mari et son père ?
Le plus court chemin pour dédommager la belle
Consiste à devenir son mari et son père :
Ce que je ferai; non tant par amour
Que pour un autre dessein, impénétrable et secret,
Que par un tel mariage j’accomplirai. »

Ce dessein, « impénétrable et secret », véritable trou noir au cœur de l’être, autorise tous les impossibles et ouvre une brèche féconde à toutes les monstruosités.Puis, après coup, le Barde offre à son héros un autre monologue en manière de bilan, où le prétendant impensable vante son tour de force à un public qu’il défie tout autant qu’il l’amuse, comme s’il cherchait, par l’inexplicabilité de sa prouesse, à précipiter une complexe alchimie de complicité, d’admiration et de répulsion.

©Tristan Jeanne-Valès

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« Femme fut-elle jamais en pareille humeur courtisée ?
Femme fut-elle jamais en pareille humeur gagnée ?
Je l’aurai; mais je ne la garderai pas longtemps.
Quoi! Moi, qui ai tué son mari et son père,
La prendre au cœur de sa haine la plus furieuse,
Les malédictions à la bouche, les larmes aux yeux,
Devant le sanglant témoignage de sa haine;
Avoir Dieu, sa conscience et tous ces obstacles contre moi,
N’avoir aucun ami à mes côtés pour soutenir ma cause,
Hormis le diable et mes regards hypocrites,
Et pourtant la gagner, – le monde entier contre rien! »

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Shakespeare bâtit un théâtre des paris impossibles et pourtant tenus. Tel est l’horizon asymptotique de notre traduction, sensible à la puissance de ces inconcevables visions.

18 Sep

Carnet de bord # 9

Traduire Richard III (2/3)

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Shakespeare incarne la chair du monde – il en déguste toutes les saveurs, en étreint toutes les ardeurs, en digère toutes les matières. Sa langue s’élance concrète, charnelle, infinie dans les espaces qu’elle traverse, en invention perpétuelle. Sa poésie embrasse tous les champs, magnétiques ou politiques, érotiques ou métaphysiques, historiques ou domestiques. Le Barde du Globe n’a peur de rien, ni du grand écart périlleux, ni de la joyeuse trivialité, ni du coq-à-l’âne stupéfiant, ni du martellement insistant. Cette liberté absolue nous guide dans notre traduction, qui veille à exprimer du texte originel la bigarrure essentielle, l’audace radicale et la beauté convulsive.

Trop souvent, Shakespeare se donne à lire en français au travers de trois prismes différents dans leur approche mais également divergents à l’égard de l’esprit anglais initial. 1. Une classicisation de la langue, qui en abrase toutes les rocailleuses aspérités, les saillantes disparités et les ludiques disparités – se perdent alors l’esprit du jeu tenté à tout prix et le démon de la vie réellement vécue, et disparaît avec eux le jaillissement baroque (on croirait entendre Shakespeare détourné par Racine). 2. Une littéralité à la frontière du barbarisme, qui fait sonner la monstruosité shakespearienne sans parvenir à en inventer la transposition française, au risque de l’obscurité du propos, de la violence infligée à la grammaire et au sens, de l’imprononçabilité sur une scène de théâtre (on croirait entendre Shakespeare écrasé par Google Translate). 3. Une extrapolation d’une subjectivité partiale, qui déplace le génie anglais vers des horizons étrangers, en distord la vérité et en tord la parole, en pervertit la dynamique et la signification, pour faire primer sa propre musique intérieure et sa mythologie trop personnelle (on croirait entendre le traducteur glosé par Shakespeare).

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Comment faire résonner la puissance et l’étrangeté, l’insolence et la vitalité, sans se réfugier sans une réduction classique, une fidélité opaque ou une élucubration interprétative? En prêtant l’oreille à la poésie de l’humour. Quand Gérald Garutti a mis en scène Richard III en Angleterre avec sa troupe de comédiens anglais, il a été frappé de la déflagration comique provoquée par leur jeu. Richard ne se limitait plus à intervenir en triste sire et sinistre comploteur, il prenait toute l’étoffe d’un joker à l’humour assassin et d’un pervers polymorphe possédé par la jouissance du jeu – jeu de vilain, jeu de massacre, feu de joie. Les comédiens riaient, fût-ce en leur fort intérieur, et les spectateurs riaient avec eux, avec toute la licence d’un public dépris de l’esprit de sérieux. C’est cette poésie de l’humour, souvent noir, ou jaune, ou rouge sang, que nous visons à traduire, avec l’alacrité et l’allant du plateau d’où partent toutes les énergies. La puissance de corruption, de perversion et de destruction d’un Richard, véritable soleil noir de la mélancolie, ne va pas sans une terrible énergie comique de presque tous les instants, pétrie de distance à soi, au monde et à l’autre, une énergie qui se joue de tout, et d’abord de soi-même. Oui, Richard joue, à tous les sens du terme – y compris sa vie et son destin. Ainsi, le clown de Jean Lambert-wild, développé sur maints spectacles antérieurs, prend-il tout son sens lorsqu’il enfile ici la fraise du prince noir d’York, dernier de sa lignée, fin de race explosive – « le monde entier contre rien ».

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Un bon exemple de cet humour qui s’infiltre partout, y compris là où on l’attendrait le moins, est la scène du meurtre de Clarence, que nous travaillons en ce moment. Richard envoie deux meurtriers assassiner son frère Clarence, soi-disant sur ordre de son autre frère régnant, le roi Edouard. Mais face au corps de leur victime endormie, les deux assassins se voient saisis à tour de rôle d’un « petit relent de conscience », qui, de l’un à l’autre, se faufile, de l’âme du premier jusqu’au « coude » du second en passant par la bourse de Richard. Au point que les deux « cadors » aux airs de gros bras se retrouvent à « raisonner » avec l’homme qu’ils doivent tuer et, l’instant d’avant, méditaient d’ « accommoder en mouillette ». Suite d’hilarantes palinodies, leur ping-pong éthico-pratique, du calcul commercial à la recette culinaire, est ponctué de « quoi », systématiquement traduits par Gérald Garutti (la répétition étant l’une des fleurs les plus odoriférantes de la rhétorique, comme le disait bien Raymond Queneau dans Les Fleurs bleues, à l’inverse d’une trop française aversion malvenue pour la répétition). De la sorte, Jean Lambert-wild et Elodie Bordas peuvent se renvoyer cette balle qui claque dans l’incompréhension, la brutalité voire l’obscénité. D’autant plus que ce duo assassin intervient juste après le rêve de Clarence, vision sublime autant qu’horrible et pathétique où, dans une poétique de la rêverie et de la catastrophe, le captif prophétise sa propre mort, poussé par son frère Richard depuis le pont d’un bateau :

“O Seigneur! Quelle souffrance quand il me sembla me noyer!
Quelles horribles visions de mort dans mes yeux!
Il me sembla voir un millier d’effrayantes épaves;
Un millier d’hommes rongés par les poissons;
Des lingots d’or, des ancres immenses, des monceaux de perles,
D’inestimables pierreries, d’inappréciables joyaux,
Tous éparpillés au fond de l’océan,
Parfois nichés dans les crânes des morts; et dans ces trous
Où se logeaient jadis les yeux, s’étaient glissés,
Parodies des yeux, d’étincellantes pierreries,
Qui courtisaient le fond visqueux des profondeurs
Et bafouaient les ossements morts éparpillés autour d’eux.”

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De cette extraordinaire vision d’une noyade infinie, au fond d’un abîme de mort et de beauté, jusqu’au pronostic de trempette dans un tonneau de vin assaisonné par deux hommes de main versatiles, en traduisant Shakespeare Gérald Garutti cherche à épouser les genres, les impressions et les univers, pour offrir à Jean Lambert-wild et Elodie Bordas matière à jouer et à vivre, à déployer la beauté jusque dans son horreur et son rire.

11 Sep

Carnet de bord # 8

Traduire Richard III (1/3)

RICHARD III. Loyaulté me lie. Jean Lambert-wild, Elodie Bordas, Lorenzo Malaguerra, Gérald Garutti, Jean-Luc Therminarias et Stéphane Blanquet. Répétitions au Théâtre de l'Union. CDN Limousin. Limoges. 26 06 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

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Traduire, c’est toujours choisir. Comme pour toute écriture, certes, mais avec en prime, par définition, un faisceau complexe d’exigences concurrentes issues d’ailleurs – non de soi-même (véracité intime ou fantaisie personnelle) mais d’un texte premier, ensemble constitué à faire entendre au mieux par le prisme d’une autre langue. À l’origine, par effet d’antériorité et d’autorité, le texte original prime, la traduction seconde. Mais à l’arrivée, la traduction prévaut, se donnant seule à voir, éclipsant un original relégué dans le secret de ses replis et mué en palimpseste dont, dans le meilleur des cas, les nervures irrigueront le filigrane.

Nous avons choisi d’écrire une nouvelle traduction de Richard III. Et donc nous dansons sur un fil dont la tension, cruciale pour l’élan de la langue au plateau, exige audace et acuité, inspiration et vigilance, fidélité et liberté, rigueur et initiative, mémoire et imagination. Fermement guidés par plusieurs principes essentiels.

RICHARD III. Loyauté me lie. Jean Lambert-wild, Stephanr Blanquet, Gerald Garutti, Jean-Luc Therminarias. Répétitions au Théâtre de l'Union. CDN Limousin. Limoges. 25 06 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

1. De la musique avant toute chose. Shakespeare est poète. Dès lors, il ne se contente pas de dire, il ne cesse de chanter. La cadence de son vers, l’ordre de ses mots, la rythmique des répliques, les sonorités de ses périodes: tout joue, tout compte, tout sonne et résonne. Pour avoir déjà mis en scène Richard III en anglais avec une troupe de douze comédiens britanniques, seul, il y a douze ans en Angleterre, Gérald Garutti part d’une immersion totale dans le texte original, qu’il avait jadis sillonné en profondeur pendant une pleine et dense année de travail, sans avoir alors jamais recours à la médiation de la langue française. Cette plongée au long cours a induit une connaissance intime de la matière originelle de la pièce, pleinement incorporée à force de l’avoir entendue, proférée, méditée, réfléchie, dirigée dans sa langue originale, et donc avec sa musique première. C’est par cette résonance primordiale que Gérald Garutti aborde la traduction de Richard III, en visant à restituer le souffle de la parole shakespearienne, en approchant la plus grande justesse de ses timbres et de ses rythmes, en cherchant la plus stricte pertinence de ses volumes et de ses dynamiques au regard du texte-source.

RICHARD III. Loyauté me lie. Jean Lambert-wild, Stephanr Blanquet, Gerald Garutti, Jean-Luc Therminarias. Répétitions au Théâtre de l'Union. CDN Limousin. Limoges. 25 06 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

Ainsi, pour prendre un exemple simple, du vers suivant, issu de la malédiction de Margaret contre Richard:

“Thy friends suspect for traitors while thou livest”

“Tes amis, soupçonne-les de traîtrise toute ta vie”

En termes rythmiques, loin de lisser la violence shakespearienne, qui procède par éclats en faisant surgir dans la phrase les termes selon leur importance, nous en répercutons la respiration haletée, qui cloue les amis à l’orée du vers pour en faire un objet de soupçon niché en son sein, rongé par la traîtrise et courant jusqu’à la fin du dit vers, conclu seulement avec la vie. En termes mélodiques, nous faisons entendre le venin de la malédiction qui gicle par alternance de sifflantes et de dentales. En termes métriques, aux dix syllabes canoniques du vers shakespearien (pentamètre iambique) correspondent ici quatorze syllabes dans la version française, effort de densité systématiquement poursuivi afin de conserver une masse sonore analogue d’une langue à l’autre (de fait, cet enjeu s’avère toujours des plus difficiles vue l’extrême concision de la langue anglaise  qui procède par monosyllabes là où le français se déploie souvent en mots de plusieurs syllabes ; exemple typique de vers anglais, dans le monologue d’ouverture de Richard : « that dogs bark at me as I halt by them » ; soit dix mots d’une syllabe chacun – autrement dit le cauchemar du traducteur français attentif à la métrique.

Ainsi, quand Jean Lambert-wild met en bouche ce vers pour le tester, en poète et en acteur, il en vérifie les appuis et les glissements, les impacts et les sonorités, les vitesses et les accès, à haute voix face à Gérald Garutti, qui, en dialogue et en retour, affine à nouveau la mélodie de la langue. Et ainsi de suite, encore et encore. Exercice de haut vol auquel se livre depuis cet été ce duo de voltigeurs qui, sans filet mais non sans conscience, se jettent dans le vide à chaque réplique.

RICHARD III. Loyauté me lie. Jean Lambert-wild, Stephanr Blanquet, Gerald Garutti, Jean-Luc Therminarias. Répétitions au Théâtre de l'Union. CDN Limousin. Limoges. 25 06 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

04 Sep

Carnet de bord # 7

Notre adaptation de Richard III s’est enrichie lorsque que nous avons choisi que le personnage de Richard interprété par Jean Lambert-wild serait accompagné par une femme, à savoir Elodie Bordas.
En effet, lorsque nous découvrons l’histoire de Richard III, histoire de sa vie réelle et histoire rapportée par Shakespeare, nous mesurons que la relation qu’il entretient avec les femmes est aussi complexe que passionnante.

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Depuis sa naissance, Richard fait souffrir toutes les femmes qui l’entourent jusqu’à sa propre mère, qui, jour après jour, le voit s’enivrer d’un désir sanguinaire, et va jusqu’à regretter de l’avoir mis au monde. Ce benjamin « frustré d’allure par la fallacieuse nature” d’une fratrie de douze enfants dont la moitié seulement va survivre, ne trouve le moyen d’exister aux yeux de ses proches que par ses accès de colère, et développe tout au long de sa vie des stratégies sournoises afin de se prouver à lui-même sa propre valeur.

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Mais plus durement, il regrette que les hommes se laissent si facilement corrompre par les vains plaisirs de la vie. Il observe avec dégout que les hommes de pouvoir se laissent détourner de leurs accomplissements par les attraits des femmes. Il est répugné de découvrir que le roi Edouard, son frère,  agit de la sorte après l’heure de son couronnement, de constater que le vainqueur des Lancastre à la bataille de Towton se laisse si facilement manipuler par les plaisirs charnels.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

“Et voici qu’au lieu de monter des chevaux cuirassés
Pour effrayer les âmes d’ennemis effarés,
Il fait de lestes cabrioles dans la chambre d’une dame
Aux accents langoureux d’un luth voluptueux. »

Ainsi il méprise la Reine Elisabeth et ses vulgaires complaintes érigées par un égoïsme honteux.
“Sa Grâce royale
Ne peut profiter d’un souffle de répit
Sans que vous ne la troubliez de vos vulgaires complaintes.”

De même, Il n’accorde aucune importance à la vieille reine Margaret dont les crises de démences étaient déjà l’objet de querelles sur son inaptitude à gouverner le Royaume. Il ne supporte pas non plus de voir son mari Henry VI et son fils Edouard se laisser manipuler par elle, et la considère comme responsable de leur folie.
Et si, plus tard Richard s’intéresse à sa belle-fille Anne Neville et se permet de la courtiser après avoir tué son mari et son père, ce n’est pas par attrait sentimental envers elle, c’est uniquement car leur union justifierait le ralliement des maisons d’York et de Lancastre et permettrait d’agrandir son royaume s’il était couronné.

RICHARD III - LOYAULTÉ ME LIE - WILLIAM SHAKESPEARE Un spectacle de Jean Lambert-wild, Elodie Bordas, Lorenzo Malaguerra, Gérald Garutti, Jean-Luc Therminarias et Stéphane Blanquet. Répétitions au Théâtre de l'Union, CDN Limousin. Limoges 02 07 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

Toutes les femmes qu’il croisera dans les âges de sa vie finiront toutes par le maudire.
Haï de tous, maudit par la reine Margaret, rejeté par sa mère, insulté par sa femme, Richard fait fi de tous les sentiments de ses semblables. Toutes le méprisent, mais aucune n’est jamais parvenue à l’attendrir, pourquoi chercherait-il à leur plaire réellement? En quelque sorte, Richard est une espèce de contre-Dom Juan, son exact opposé géométrique. Don Juan vit dans un désir égoïste de plaire et dans la jouissance de l’instant présent alors que Richard ne cherche qu’à s’accomplir dans un dessein « impénétrable et secret ». Et tout comme en géométrie la symétrie n’existe que par un axe ou un point de différentiel, l’axe commun entre ces deux personnages est que pour chacun d’eux il n’existe aucune règle sociale, morale ou religieuse qui ne puisse contrarier leur entreprise.

RICHARD III Jean Lambert-wild Leicester (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

Au final, ce même Richard vu comme un monstre par certains, comme un traître par d’autres, comme un personnage perfide et sanguinaire est peut-être simplement un être incompris et profondément mélancolique, « dépourvu de la majesté de l’amour » dont le dessein impénétrable et secret serait d’organiser un grand Festin de pierre, et d’y inviter le monde entier à dîner pour enfin exister.

28 Août

Carnet de bord # 6

Le théâtre est une solitude en partage. C’est un art où une communauté d’acteurs fait le pari de rencontrer une communauté de spectateurs. C’est un pari où l’impossible est une fantaisie aguicheuse.
Lorsque nous avons posé les premiers jalons de la création de Richard III – Loyaulté me lie en 2012, l’alignement de nos volontés n’avait aucune connaissance des distances à parcourir et des limites à découvrir.  
Nous étions tout d’abord heureux de nous retrouver à nouveau, joyeux des nouvelles explorations à conduire avec leurs lots de bonnes et de mauvaises surprises plus ou moins propices à l’interprétation de l’œuvre. Notre bonne fortune était guidée par le plaisir de travailler ensemble à la tache d’un éphémère inconnu.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III  ©Tristan Jeanne-Valès

Puis, nous avons commencé à faire, à défaire, à modifier, ici une matière, là une couleur, à refaire, à redéfaire, à fixer, puis modifier,  puis remodifier encore et encore et encore… jusqu’à haïr le son de cet adverbe.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III ©Tristan Jeanne-Valès

Rire et s’énerver des couacs, des buzzs, des heures de calcul des ordinateurs, d’une lampe qui grille par-ci, d’une soudure à renforcer par là, d’un accessoire qui craque, d’un jeu d’orgue qui plante, d’une voix qui s’éraille, d’un muscle qui lâche… et toujours recommencer parce que nous sommes insatisfaits, parce que nous sommes imprécis. Alors répéter le geste, l’harmonie d’un moment, alors d’un commun accord affronter le péril du doute, s’échiner inutilement à modeler le chaos, parler des heures pour se convaincre de faire confiance à l’improbable.

RICHARD III - LOYAULTÉ ME LIE - WILLIAM SHAKESPEARE Un spectacle de Jean Lambert-wild, Elodie Bordas, Lorenzo Malaguerra, Gérald Garutti, Jean-Luc Therminarias et Stéphane Blanquet. Répétitions au Théâtre de l'Union, CDN Limousin. Limoges 01 07 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III   ©Tristan Jeanne-Valès

Il faut énormément de temps et de patience pour un résultat souvent très éphémère.
C’est un art du regard bien délicat que d’accepter d’être aveugle pour s’espérer clairvoyant. Il y a des heures où tout semble lointain, compliqué et affreux et d’autres ou tout semble si proche, simple et beau. Il faut laisser beaucoup de place au chaos pour espérer y trouver une lumière.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III ©Tristan Jeanne-Valès

Pour avancer sans crainte des lassitudes, nous devons épier cette joie que l’on voit furtivement dans le regard de l’autre, la sauver puis l’additionner à la joie d’un autre regard. Et ainsi de suite jusqu’à ce que cette addition fasse une somme dont le résultat nous convainc alors d’exposer notre solitude à l’incertitude d’une solitude plus vaste, faite de tous nos regards assemblés.
La solitude n’est sans doute pas la route de la vérité, mais c’est un pays de doute fait de paysages vacillants, de cieux irréguliers, de jours d’embarras, de nuits de défiance. C’est ce pays qu’il faut habiter pour arriver peu à peu à rencontrer la mesure d’une promesse au dehors de nous.

RICHARD III - LOYAULTÉ ME LIE - WILLIAM SHAKESPEARE Un spectacle de Jean Lambert-wild, Elodie Bordas, Lorenzo Malaguerra, Gérald Garutti, Jean-Luc Therminarias et Stéphane Blanquet. Répétitions au Théâtre de l'Union, CDN Limousin. Limoges 02 07 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III – LOYAULTÉ ME LIE -WILLIAM SHAKESPEARE©Tristan Jeanne-Valès

Le théâtre est sûrement le véhicule le plus adapté à ce genre de voyages. Cela demande une persévérance et un état de recherche permanent, et c’est seulement lorsque nous sommes détachés de nos convictions superficielles qu’est rendu possible  le surgissement de nos émotions les plus profondes.
Car tous, techniciens et artistes, nous sommes les acteurs de ce Richard III, liés d’une promesse de « loyaulté » de faire de nos solitudes une émotion joyeuse à partager avec des spectateurs.

RICHARD III - LOYAULTÉ ME LIE - WILLIAM SHAKESPEARE Un spectacle de Jean Lambert-wild, Elodie Bordas, Lorenzo Malaguerra, Gérald Garutti, Jean-Luc Therminarias et Stéphane Blanquet. Répétitions au Théâtre de l'Union, CDN Limousin. Limoges 02 07 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III – LOYAULTÉ ME LIE – WILLIAM SHAKESPEARE ©Tristan Jeanne-Valès

25 Juil

Carnet de bord # 5

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  Le roi Edouard incarné par un mannequin en coucou suisse, manipulé avec des poulies ; les fils de la reine Elisabeth représentés par des bouches éveillées sur une roue avec stroboscope ; le prince Edouard et le duc d’York dont les visages animés sont projetés sur des barbes à papa bientôt dévorées.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

Notre Richard III conjugue les techniques, des plus rudimentaires aux plus évoluées, pour faire surgir le spectre terrifiant de l’acteur roi qu’est Richard. Loin de faire de la technologie un nouvel enjeu de la pièce, où l’interaction de l’homme avec la machine serait un nouveau jeu de pouvoir, elle s’intègre aux lumières, à la scénographie et aux costumes pour cerner de toujours plus près le mythe de Richard. Du théâtre à l’italienne où le machiniste fait descendre des cintres les décors en toiles peintes, au mapping projetant des visages animés sur des ballons de baudruche, l’enjeu est le même : jouer de la grande machine du théâtre pour faire voyager le spectateur à travers un imaginaire.

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Notre équipe artistique a fait le voyage à Austin, au Texas, pour collaborer avec les ingénieurs, les informaticiens et les étudiants associés au laboratoire artistique Future Perfect sur la création des fantômes de Richard. Si nous avons poussé la maitrise technique si loin, c’est bien pour s’en libérer, c’est-à-dire pour s’offrir une grande liberté de jeu et de ton renforçant l’illusion de la pièce. Puisque la question première est bien celle d’un duo devant interpréter la quarantaine de personnages composant le tourbillon de la pièce. Sous cette optique, les marionnettes vitalisées ne sont qu’une ficelle de plus que les acteurs activent pour donner vie à leurs rêves.

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Si Richard III est ce souverain polymorphe, dont la puissance de jeu et l’excellence rhétorique lui permettent d’ajuster le monde à ses désirs, Jean Lambert-wild et Elodie Bordas sont ces grands enfants qui enrichissent leurs palettes des Deus ex machina d’hier et d’aujourd’hui pour faire surgir leurs songes terrifiants.

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Cette truculente machine théâtrale est donc bien là pour mettre en valeur le jeu de l’acteur qui sait transformer tous les éléments de la scène pour le feu de ses visions, de même que Richard sait jouer de sa difformité pour faire surgir son univers terrible au sommet de l’Etat. Car au final, la plus grande des techniques est bien celle de l’acteur qui projette le timbre de sa voix à travers la salle, qui traverse des émotions paradoxales et qui fait de son masque le théâtre articulé des désirs du spectateur. Le détour technique, bien loin d’être une dispersion diluant les enjeux, nous ramène au plus près de l’humain, de la petitesse de son corps et de l’immensité de sa volonté.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès