Traduire Richard III (1/3)
Traduire, c’est toujours choisir. Comme pour toute écriture, certes, mais avec en prime, par définition, un faisceau complexe d’exigences concurrentes issues d’ailleurs – non de soi-même (véracité intime ou fantaisie personnelle) mais d’un texte premier, ensemble constitué à faire entendre au mieux par le prisme d’une autre langue. À l’origine, par effet d’antériorité et d’autorité, le texte original prime, la traduction seconde. Mais à l’arrivée, la traduction prévaut, se donnant seule à voir, éclipsant un original relégué dans le secret de ses replis et mué en palimpseste dont, dans le meilleur des cas, les nervures irrigueront le filigrane.
Nous avons choisi d’écrire une nouvelle traduction de Richard III. Et donc nous dansons sur un fil dont la tension, cruciale pour l’élan de la langue au plateau, exige audace et acuité, inspiration et vigilance, fidélité et liberté, rigueur et initiative, mémoire et imagination. Fermement guidés par plusieurs principes essentiels.
1. De la musique avant toute chose. Shakespeare est poète. Dès lors, il ne se contente pas de dire, il ne cesse de chanter. La cadence de son vers, l’ordre de ses mots, la rythmique des répliques, les sonorités de ses périodes: tout joue, tout compte, tout sonne et résonne. Pour avoir déjà mis en scène Richard III en anglais avec une troupe de douze comédiens britanniques, seul, il y a douze ans en Angleterre, Gérald Garutti part d’une immersion totale dans le texte original, qu’il avait jadis sillonné en profondeur pendant une pleine et dense année de travail, sans avoir alors jamais recours à la médiation de la langue française. Cette plongée au long cours a induit une connaissance intime de la matière originelle de la pièce, pleinement incorporée à force de l’avoir entendue, proférée, méditée, réfléchie, dirigée dans sa langue originale, et donc avec sa musique première. C’est par cette résonance primordiale que Gérald Garutti aborde la traduction de Richard III, en visant à restituer le souffle de la parole shakespearienne, en approchant la plus grande justesse de ses timbres et de ses rythmes, en cherchant la plus stricte pertinence de ses volumes et de ses dynamiques au regard du texte-source.
Ainsi, pour prendre un exemple simple, du vers suivant, issu de la malédiction de Margaret contre Richard:
“Thy friends suspect for traitors while thou livest”
“Tes amis, soupçonne-les de traîtrise toute ta vie”
En termes rythmiques, loin de lisser la violence shakespearienne, qui procède par éclats en faisant surgir dans la phrase les termes selon leur importance, nous en répercutons la respiration haletée, qui cloue les amis à l’orée du vers pour en faire un objet de soupçon niché en son sein, rongé par la traîtrise et courant jusqu’à la fin du dit vers, conclu seulement avec la vie. En termes mélodiques, nous faisons entendre le venin de la malédiction qui gicle par alternance de sifflantes et de dentales. En termes métriques, aux dix syllabes canoniques du vers shakespearien (pentamètre iambique) correspondent ici quatorze syllabes dans la version française, effort de densité systématiquement poursuivi afin de conserver une masse sonore analogue d’une langue à l’autre (de fait, cet enjeu s’avère toujours des plus difficiles vue l’extrême concision de la langue anglaise qui procède par monosyllabes là où le français se déploie souvent en mots de plusieurs syllabes ; exemple typique de vers anglais, dans le monologue d’ouverture de Richard : « that dogs bark at me as I halt by them » ; soit dix mots d’une syllabe chacun – autrement dit le cauchemar du traducteur français attentif à la métrique.
Ainsi, quand Jean Lambert-wild met en bouche ce vers pour le tester, en poète et en acteur, il en vérifie les appuis et les glissements, les impacts et les sonorités, les vitesses et les accès, à haute voix face à Gérald Garutti, qui, en dialogue et en retour, affine à nouveau la mélodie de la langue. Et ainsi de suite, encore et encore. Exercice de haut vol auquel se livre depuis cet été ce duo de voltigeurs qui, sans filet mais non sans conscience, se jettent dans le vide à chaque réplique.